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Billet de blog 9 février 2018

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Vent sombre.

Porté par un vent sombre, l'humain laisse aller à la dérive des mots qui font le lit d'un futur funeste.

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VENT  SOMBRE.

                   " … Puisqu'il faut bien quand même ne pas vous peindre uniquement l'avenir en rose, sachez que celui qui monte, qu'on n'a pas encore vu jus­qu'à ses dernières conséquences, et qui lui s'enracine dans le corps, dans la fraternité du corps, c'est le racisme, dont vous n'avez pas fini d'en­tendre parler. Voilà!". Séminaire "OU PIRE", Lacan 1972.

            JAM "…Le racisme a bien de l'avenir ?" : LACAN "Je le dis parce que ça ne parait pas drôle, et pourtant j'en ai pas fait un grand état. j'ai terminé une année un séminaire la dessus, c'est mieux de savoir à quoi on peut s'attendre. Je l'ai dit en guise d'adieu à la fin d'un séminaire, histoire que les gens soient avertis. La seule chose qui serait intéressante et que je n'ai pas eu à ce moment à commenter, c'est en quoi ça me parait, non seulement prévisible, car il y en a toutes sortes de symptômes, mais nécéssaire. C'est nécessaire du fait de ce que j'appelle ou que j'éssaie de faire sentir, de l'égarement de notre jouissance. Ce que je veux dire c'est qu'il n'y a que l'Autre, l'autre absolu, l'autre radical, qui la situe cette jouissance et de l'accentuer comme etant l'autre, ça veut dire que l'autre coté du sexe nous en sommes séparés. Alors, à partir où on se mêle comme ça, y a des fantasmes tout à fait inédits qui ne seraient pas apparus autrement. C'est une façon de dramatiser,, si on peut dire, cet Autre, cet Autre qui est là: S'il n'y a pas de rapports sexuel, c'est que l'Autre est d'une autre race. Alors si cet Autre on le laissait à son mode de jouissance,  la chose est déjà décidée: On ne peut le faire que si depuis le temps on avait pas imposé le notre, on pourrait le faire si toutes les choses n'étaient pas au point qu'il n'y a plus qu'à le tenir pour un sous-developpé. Ce à quoi on ne manque pas, naturellement. S'ajoute à tout ça, la précarité de notre mode à nous de jouissance de la position de ce que j'appelle le "plus de jouir", qui même s'énonce couramment, la "plus value" c'est ça. Alors sur cette base, sur la base qui quand même spécifie dans le rapport à la jouissance, spécifie ce que j'appelle notre mode ; comment esperer que se poursuive cette humanitairerie de commande, qui, il faut le dire, nous a servi qu'à habiller nos exactions. Si même Dieu à reprendre de tout cela de la force, finirait-il par ex-sister, ça ne présage rien de meilleur qu'un retour de son passé funeste." Jacques Lacan. Télévison.1974.

            Cette longue citation vient compléter, en revenant sur elle, la brève conclusion que Lacan prononça à la fin de son séminaire "Ou Pire" de 1972. Le racisme annoncé comme une chose dont "on n'a pas fini d'entendre parler". Dans son style Lacan formule en pointant le fantasme produit de "l'égarement de notre jouissance": " S'il n'y a pas de rapport sexuel c'est que l'Autre est d'une autre race". Cette phrase nous n'avons pas encore commencé à en faire le tour.  Elle vient marquer une des conséquences majeures de cet "égarement".  Par un dire autre je tenterai d'en dire quelque chose. Un "autrement dit" qui emprunterait la voie où les mots seraient suivis à la trace. Ces mêmes mots qu'on laisserait dériver, et qui viendraient enrober, accompagner, habiller d'habits acceptables ce qui fait le lit d'un futur funeste

            L'histoire nous enseigne. Mais cet enseignement fait-il une trace telle que l'on puisse dire: "plus jamais ça !" avec la certitude que jamais cela ne revienne? Tant de fois cette affirmation fut formulée, pour autant de fois être démentie. Déjà en 1930 Freud, dans son  texte "Le malaise dans la civilisation",  questionnait le "genre humain" ainsi : "La question cruciale pour le genre humain me semble être de savoir si et dans quelle mesure l'évolution de sa civilisation parviendra à venir à bout des perturbations de la vie collective par l'agressivité des hommes et leur pulsion d'autodestruction". Brecht prévenait en 1941 dans cette phrase connue mais formulé ici dans sa traduction littérale : "L'utérus est encore fertile d'où ça  a rampé". Mais l'horreur eut son procès aussi. Nuremberg. Surgissement aux yeux de ceux qui voulaient voir, de l'horreur perpétrées pas des hommes sur d'autres hommes. Je me souviens aussi du film de Georges Stevens qui fut projeté à Nuremberg. J'ai vu ce film enfant à l'occasion  d'une projection organisée par notre vieil instituteur appliqué à vouloir faire école. Ce qui me frappa dans les premières images ce fut l'apparition d'une carte européenne où était situé l'emplacement des camps de concentration. Cette carte situait un camp en France : "Le Larzac".  Or ce camp du Larzac avait pour moi une connotation particulière, puisqu'il était le lieu d'emprisonnement et de torture d'un de mes frères durant la guerre d'Algérie. Ainsi la barbarie des années trente et quarante pouvait continuer à essaimer. "Plus jamais ça", mais quand même un peu. "L'utérus d'où ça a rampé" s'autorise donc au postillon. L'histoire démasque une figure de l'humain. Il ne s'agit pas d'un éternel recommencement puisque jamais  ce n'est semblable, mais bien la remise en scène du combat entre "l'éros éternel" et son "immortel adversaire". Plusieurs visages, plusieurs scénarios, sans doute, dans ce combat. L'histoire et ses enseignements mettent en lumière, aujourd'hui plus qu'hier, ce que  Antonio Gramsci soutenait. Il n'existe pas une hégémonie culturelle qui serait définitivement du coté du progrès humain. Un monde peut changer en allant vers le pire. Peut-on contester que la montée de la haine et du racisme puisse changer le monde? Recul ou retour, le versant du pire est corrosif. Il n'est pas invisible dans le sens où, même à "bas bruit", imperceptiblement s'installe ce qui va autoriser  son déploiement et son surgissement. Futur  funeste. Et pourtant il semble nous entrainer à une sorte d'acceptation, d'aveuglement. Insidieusement les mots, les signifiants ont changés mais le poison est le même. Pour que l'impensable se passe il faut qu'il se masque. Signifiants de poison pur, trempés dans du sucre. La défaite est immense puisque l'autre, ni frères d'armes, ni frères d'âmes, est un intrus en notre littoral. Se réclamant d'un vent bienveillant, l'humanisme, écrasant une larme furtive, ouvre les bras et annoncent "il faut en recevoir plus" Plus de cette humanité qui frappe à nos portes. Pour d'autres, beaucoup trop sont déjà là. Trop de ces émigrés, migrants, réfugiés, étrangers. Pourtant tous s'accordent. Concernant cette humanité en guenille, tous semblent pourtant partagés, un principe, une phrase, devenue aujourd'hui un "lieu commun": "Nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde". Comment en sommes nous arrivés là? Comment la manière de répondre à la question majeure de notre siècle traduit encore le malaise et annonce un futur sombre. Ces femmes, ces enfants, ces hommes, qui à nos portent s'échouent, avant tout ne sont pas des migrants, des réfugiés, des étrangers, des musulmans, mais des êtres de désespoir. Avant-garde titubante de "l'éros éternel", passeurs de vie, passeurs d'un enseignement auquel nous restons sourds.

            Les mots s'envolent. Croit-on à cette affirmation? Comme une fausse certitude ils auraient ce pouvoir de défier l'apesanteur. Des mots sans poids, échappant à l'attraction terrestre. Flottants et inoffensifs. Or, avec les mots, tout compte et tout fait poids.  Leurs formes, leurs sons, leurs sens. Tout fait poids. Il me semble important de mesurer une dérive. Celle des mots, qu'on laisse aller, et puis que l'on récupère comme notre. Celle qui fait, par un système d'essorage, n'en percevoir plus aucune rugosité. Un usage de mots qui polissent. Voila toute l'affaire. Ne pas prendre à la légère les signifiants qui nous viennent. Faut-il en imposer l'effeuillage pour voir  surgir alors l'odieux qu'ils recouvrent. Si le mot "tue la chose", sa dérive masque. Elle masque l'autorisation de barbarie qui se déploie sous le voile. Cette barbarie qui a besoin de masque. L'histoire a dû faire trace. Le ventre fécond de la bête immonde travestit l'odieux borborygme en parole acceptable. Si l'histoire a dû faire trace alors le temps l'efface vite.

            Les mots sont-ils volatiles et fragiles, soumis aux caprices du vent et à l'humeur du temps? Ces mots qui se laissent porter par la vague du flot des paroles partagées. Tout parait flou, rien de saillant. Et pourtant. Coupant comme une lame, les mots taillent et lacèrent, les langues, les corps et les âmes. Les mots, parfois, partent à la dérive. Cette dérive n'est pas un éloignement. Sans s'éloigner ils s'en reviennent pourtant. Chargés d'un habit qui veut nous faire croire qu'il fait le moine. Que s'est-il passé pour que des mots, insupportables hier, deviennent alors acceptables? Faire, aujourd'hui, le constat d'une montée de la haine de l'autre, du racisme, ce constat est partagé par beaucoup. Comment se fait-il que des phrases insupportables hier, soient devenues aujourd'hui d'un usage régulier. Quel triste tropisme pousse ces sombres plantes à nous faire croire au beau rosier? Reprenons cette phrase aujourd'hui tellement usitée: " Nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde".           Cette phrase, d'une apparence bienveillante, suinte d'un double mensonge. Jamais ne se présente à nos frontières "toute la misère du monde". La misère n'y est pas toute.  Puisque cette misère, dans un monde qui semble perdre sa raison, est hélas la chose la mieux partagée. Du Sri Lanka à la Chine, du Tibet au Chili, de l'Inde à Haïti…La misère du monde n'est pas qu'au nord de l'Afrique. Double mensonge aussi car cette humanité qui nous vient en lambeaux témoigne du chaos que la belle "société des nations"  a elle-même créé. Guerre du mensonge et dévastation d'une humanité même pas considérée comme un dommage collatéral. De l'Afghanistan à la Syrie, de l'Irak à la Libye, du Soudan au Rwanda. Sommes-nous si bons pour en accueillir si peu ? Humanité, de loin, considérée comme une écume de rebuts implorants. Ressac de cris d'horreurs faisant écume contre les murs que l'on dresse.     Comment ne pas voir que notre aveuglement porte un lourd présage. D'autres mots ainsi se sont glissés. Un dire Insupportables hier se dit aujourd'hui sous la bannière d'une parole  "décomplexée". Certains le revendiquent même comme une ligne politique. Comme si la retenue n'était plus de mise. Dire tout haut ce qu'on suppose que l'autre pense tout bas. Poinçonner du sceau d'une supposée vérité les propos qui stigmatisent. Les mots préparent le terrain du déchainement. Je me souviens d'une démonstration se voulant être d'une logique imparable: " Je préfère mon frère à mon voisin de pallier, mon voisin de pallier à mon voisin du quartier, mon voisin du quartier à celui d'une autre ville…" Logique, apparemment anodine,  affirmant que plus on est loin, moins on aime. "Ce n'est pas drôle" comme dirait Lacan. Plus l'autre est lointain moins il peut appartenir à notre race, et l'espace s'ouvre alors pour le rejet et pour la haine. Parce que de cette phrase  l'odieux peut y faire son nid. "L'autre éloigné est forcement d'une autre race". Je me souviens déjà, au siècle précédent, un premier ministre "de la France" dont on peut affirmer que l'idéologie, la culture du bord politique dont il se réclamait n'était pas suspect de soutenir des thèses racistes. Et pourtant. En 1984 voila ce qu'il formula : " l'extrême droite pose les bonnes questions et apporte les mauvaises réponses". Cette phrase, comme la misère du monde, est devenue une antienne dont on peut cregretter qu'elle ne fût pas prononcée en grégorien. Chant repris à la volée. Aubaine offerte et crédit accordé. Ainsi donc les questions seraient bonnes. Le doigt pointé vers l'étranger ne serait plus en cause, seule la sauce à laquelle il serait accommodé poserait problème. La route se balisait, le "sens interdit" devenait voie royale. Thématique offerte aux potions nauséabondes.

            Je pourrais poursuivre ainsi ces mots dits qui font partir l'humain à la dérive. Le doigt, qui se voulait pudique, pointé vers ses autres lointains, perd sa pudeur et devient d'un usage banal. Autres si lointains, donc si différents de nous. Alors, lorsque poussés par une vague de désespoir ils se regroupent, alors là ce ne peut être qu'une "Jungle". Espace baptisé ainsi d'un signifiant terrible. Le dictionnaire nous en donne une définition atterrante : " Foret dense et exotique peuplée d'animaux sauvages". Pour autoriser l'insupportable infligé à un autre humain il faut un préalable: soustraire à cet autre son statut de semblable. Non pas que nous le soyons, mais que chacun, singulier même jusqu'à son frère jumeaux, peut prétendre appartenir à une même communauté d'humain. C'est bien cela qui n'est pas "drôle", parce que justement cela ne va plus de soi. Déjà le tri s'organise. Les hôpitaux psychiatriques, les centres de rétentions vont être visités. Ainsi les voilà sollicités à collaborer au "recensement".  Allons-nous imaginer un triangle ou une étoile de couleur différente afin de distinguer ceux à qui serait accordé l'asile d'avec ceux qui en seraient déboutés?

            "L'origine musulmane" attribuée à des personnes d'origine de pays où la religion musulmane est majoritaire, constitue une réminiscence et un abus. Réminiscence d'abord d'un passé colonial, ou l'identité de personnes soumises au statut de l'indigénat en Afrique du nord étaient nommées "Musulmanes". Signifiant ségrégatif venant spécifier un statut inferieur en droit. Abus de sens aussi puisque la religion choisie ne constitue pas une origine. On peut être Breton ou Gascon et opter pour la religion musulmane. Ces quelques exemples de glissement dans l'usage et dans le sens ne forment pas une liste exhaustive de la dérive des mots. Ils n'en sont, hélas, que quelques illustrations. Le mal est si profond.

            "Que faire" cette question est pertinente, plus dans le sens posé par Trechnychevski que par celui de Lénine. "Que faire" en effet. Les psychanalystes savent l'importance des mots et leurs dérives. Nous savons ce que cette dérive annonce et prépare. Le temps de l'invention de la psychanalyse, son inventeur lui-même, furent; de plein fouet, frappés par les effets de la barbarie. Les derniers ouvrages de Freud en témoignent, ainsi que le sort tragique de ses sœurs à Maly Trostinez, Treblinka et Auschwitz. La Psychanalyse est une subversion, ainsi elle interroge les forces obscures de l'histoire.

            Ne rien concéder. Dés le petit matin. Du plus furtif de l'aube jusqu'à la nuit retrouvée. Se souvenir de Miguel de Unamuno, auteur du "Sentiment tragique de la vie". Unamuno, loin d'être un révolutionnaire, participe le 12 octobre 1936 à Salamanque à une réunion franquiste "Le jour de la fête de la race". Étaient présents des dignitaires franquistes, jusqu'à la femme même du Caudillo. Des mots de haines sont scandés, jusqu'à ce que quelqu'un lance ce  slogan franquiste "Viva la muerte!". Unamuno se lève alors et prend la parole : " Je viens d'entendre un cri morbide et dénué de sens : Vive la mort ! Et moi, qui ai passé ma vie à façonner des paradoxes qui ont soulevé l'irritation de ceux qui ne les saisissaient pas, je dois vous dire, en ma qualité d'expert, que ce paradoxe barbare est pour moi répugnant". Même si les mots, habillant la dérive, n'ont pas la même brutalité "barbare et répugnante", ils en annoncent pas moins un futur d'un brun similaire. Ne rien concéder, et objecter par les mots aux "paradoxes" devenus opinions communes. Afin que les mots qu'on a laissé dériver ne servent plus " à habiller nos exactions", ni, ou pire, a en préparer l'execution.

Aïssa Bakir

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