"...C'est pas mon copain!!..."
Confronté à l'horreur, les âmes et les cœurs se déchirent. Horreur de voir la vie fauchée au moment même ou elle s'exprime dans des espaces de partages. Les terroristes n'aiment pas les corps en fêtes. Parler, dire quelque chose, ne pas rester sans voix. Comme une nécessité, comme une urgence. Prendre garde de ne pas s'épancher à tort et à travers, sentiment que j'éprouve souvent à la lecture des échanges de mails de la "liste APJL". "Prendre garde" parce que cette liste, j'en ai eu l'expérience, est un lieu de réactions et non pas d'échanges. Occasion offerte au malentendu pour s'installer. Risque accentué par la soustraction des corps censés soutenir, porter, les mots dits. Une parole sans corps soustrait du sens à l'échange, et permet d'y entendre ce qui n'a pas été forcement dit, parce que, peut être, déposé dans un lieu qui ne me semble pas approprié.
Poser des mots sur notre entrée en guerre s'impose à moi.
Il y a quelques jours j'écoutais la radio. Elle diffusait un document sonore, on pouvait y entendre les derniers échanges entre un policier du RAID et Hasna Ait Boulahcen avant qu'elle ne soit tuée. J'ai été saisi par la violence de ce document : Au moment de l'assaut final le policier hurlait, entre deux rafales, à Ait Boulahcen " Ou est ton copain, ou est ton copain !" et elle de répondre " C'est pas mon copain, c'est pas mon copain... !". Il y avait dans sa voix de l'effroi. L'effroi face à cet instant qui survient lorsqu'on sait que c'est le dernier. Dans ces cris, il y avait la vibration d'un enfant terrorisé, humaine s'accrochant à ce souffle de vie accordé, un moment encore, avant l'inéluctable. Oui humaine à cet instant, même si elle fut, peut-être, bourreau la veille. A t elle été formatée à infliger à d'autres l'horreur de ce qui, à l'instant la frappait ? Partageant dans ce moment de certitude d'une mort imminente la peur commune à l'humanité face à la foudre de la mort. A-t- elle mesuré à cet instant que la vie, durant ce temps d'un dernier souffle, valait bien mieux que la mort ? A-t-elle mesuré son aveuglement avant que ses yeux ne se ferment ? Toute mort est vaine si, par contraste, la vie n'apparait pas plus précieuse encore, même si ce n'est que pour la dernière fraction de seconde qui reste à vivre.
Mon humanité, petite poussière parmi les autres, bouleversée par l'horreur des événements qui avaient précédé, se voyait confirmée par le rejet radical et viscéral de toute peine de mort. Les derniers mots d'une encore vivante restent comme une trace d'humanité, et si ce n'est pas votre copain bienvenu en humanité, même pour une seconde.
J'ai vu fleurir une recherche, une volonté, par des anonymes, des inconnus, de faire vivre du "beau", par des moments de poésie ou de musique, par du silence aussi. Antidote à la barbarie. Tentative de faire exister le contraste. Là un pianiste jouant imagine de Lennon, ici un champ à cappella " fais battre ton tambour", et des mots, des phrases, des poèmes. Petits bouts de poésie, de fragments, de vers, écrits sur des cartons, des murs, des toiles ou sur la toile. Confirmant ainsi que même si la poésie ne peut pas tout dire elle affleure le bord de l'indicible. Mieux que toute rhétorique, ni persuasion ni éloquence, elle tente de dire les sentiments qui palpitent, qui nous font chavirer. Cette poésie exprime le chagrin, pas tout, mais un peu.
Je reprendrais alors ce vers du grand Jacques Prévert, emprunté à son poème "Barbara" : "Quelle connerie la guerre". Lâché, écrit par le poète comme dans un souffle. Rude constat. Par ce trait radical, par ces quatre mots, Prévert semble vouloir aller à l'essentiel. Si nous avons quelques difficultés à répondre à cette question : "pourquoi la guerre ?", nous savons au moins ce que c'est : "Une connerie" ! Ce qui a été attaqué au soir du vendredi funeste n'était autre que des corps libres et vivants. Ces corps libres étaient des corps sans peur. Libres parce que sans peur et sans peur parce que libres. Nous sommes en guerre. Certitude affirmée, répétée, matraquée. La France est la patrie de cette liberté, première marche de notre devise, alors les fanatiques se déchainent contre elle. Cette haine de la liberté ils ne l'expriment pas uniquement sur le territoire français, mais partout, et surtout en premier lieu sur les territoires qu'ils contrôlent. Toutes ces populations qui fuient la Syrie, la Lybie, l'Irak ne fuient pas une terre qu'ils aiment, mais ils fuient le régime, la misère, la guerre et le manque de liberté. Pour les fanatiques cette fuite est leur plus cuisant échec. Cette population qui nous vient n'est pas un problème elle est la réponse. Une réponse comme une affirmation, comme l'attachement à ce lien qui nous fait être d'un drôle de genre : Le genre Humain. Tout quitter, enfants à bouts de bras. Acte héroïque mais force décuplée par l'espoir. Témoins à charges d'un régime dont ils ne veulent pas. La vie exprime là sa force, universelle aspiration. Notre vendredi noir était leur quotidien. Fuir les bombes, la terreur n'était pas qu'au sol, elle venait aussi du ciel. La fraternité se mesure parfois par une misère partagée. A Paris ou à Damas, les même larmes, le même chagrin. Quel risque prendrions nous à accueillir cette belle humanité venue de si loin nous apporter, dans leurs maigres bagages, leur attachement lumineux à la liberté ? Force de vie, pulsion de vie, objection radicale à la mort.
Je vois un terrible paradoxe. Face aux attaques subies la réponse se fait prompte à réduire les libertés. L'état de droit se transforme en état d'urgence, on éloigne les juges et on installe l'état d'urgence. Il y aura-t-il demain un état de siège ou, plus probablement, un Guantanamo à la française ? Paradoxe parce que lorsque notre liberté est attaqué notre logiciel produit une réponse fragilisant cette liberté. Le terrorisme triomphe non pas des morts et des dégâts qu'il produit mais de l'effet de son action. Alors la peur guide les décisions et l'action. Traiter ce paradoxe me semble être une urgence. Comme si un certain vide de la pensée nourrissait un enthousiasme sécuritaire. Ça rassure. Pas sur. Trottiner sur ces chemins ne garantie en rien ni la qualité de la compagnie avec laquelle on chemine ni la qualité de la destination. Le réveil risque d'être cruel.
Effet dévastateur des fermetures des frontières, l'ennemi serait donc parmi la "horde" qui frappe aux portes de l'Europe. Aucune frontière ne sera jamais hermétique, le laisser croire c'est favoriser le repli sur soi. Les populations qui nous viennent ne sont pas des envahisseurs sanguinaires, hirsutes et menaçants, mais des humains payant, à chaque pas, le prix de la liberté. Ils viendront ou ils continueront à mourir sur place. Et nous les retrouverons échoués sur les berges, morts, habillés de nos peurs en linceuls.
Je n'ai pas prononcé le mot musulman une seule fois. Alors je voudrais faire un détour pour en expliquer la raison. Nous avons emprunté certaines pentes qui nous paraissaient naturelles. Je pourrais défendre une lecture du coran tant ceux qui nous frappent sont marqués par l'ignorance du texte. Je rappellerai simplement que les premières victimes de cette barbarie sont ceux qu'ils nomment les mécréants, les apostats. Non pas ceux qui ne croient pas mais ceux qui ne croient pas comme eux. (Lire les travaux de Gilles Kepel ou de Jean-Pierre Filiu à ce propos).
On prête à Camus cette phrase connue et souvent citée : "... Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde..." Ce n'est pourtant pas tout à fait la citation exacte puisque c'est dans son ouvrage "Sur une philosophie de l'expression" que Camus, parlant des travaux de son ami Brice Parain, écrivait ceci :"...Mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur du monde" Il poursuivait en écrivant : " Et justement la grande misère humaine qui a longtemps poursuivi Parain et qui lui a inspiré des accents si émouvants, c'est le mensonge. Sans savoir ou sans dire encore comment cela est possible, il sait que la grande tache de l'homme est de ne pas servir le mensonge".
Je vais donc faire un très court détour sur le passé colonial de la France, et plus particulièrement sur la période de la guerre d'Algérie. Il a fallut attendre 1958 pour que ceux qu'on appelait les "musulmans", les "indigènes" puissent voter à égalité avec les "Européens". Cette inégalité héritée du sénatus-consulte de 1865 se traduisait par la participation au vote des "Musulmans" uniquement au second collège électoral où il fallait neuf voix pour égaler la voix d'un seul "européen" membre de droit du premier collège.
Durant cette période, d'une manière indistincte, étaient nommés comme étant "Musulmans" toute personne née en Algérie ou née de parents "Musulmans" dont l'origine était "non européenne". (Département Français depuis 1848 jusqu'en 1962, L'Algérie en tant qu'état indépendant n'existera qu'à partir de 1962). Nommer ainsi l'ensemble des futurs Algériens relevait, bien évidemment, d'un mensonge puisque dans les années soixante parmi les 10 millions de "Musulmans" beaucoup étaient athées ou agnostiques ou pouvaient même se réclamer d'une autre religion..."Musulman", dans ce proche passé de notre république, désignait donc aussi un groupe distinct n'ayant pas bénéficié du second terme de notre devise républicaine. Promesse républicaine trahie. Il reste des scories, des déchets solides, encombrant la construction d'une identité qui se réclamerait d'un "être musulman". Fils, petits fils, issues de ces 10 millions "d'indigènes". Si l'ignorance est la condition nécessaire pour une identification fallacieuse à l'islam, ce passé encombre, brouille l'adhésion à une république qui a failli et qui n'est pas exemplaire aujourd'hui encore. Les "quartiers " témoignent d'une transmission difficile. Mal porter la république, en trahir certaines valeurs ne disqualifie pourtant en rien cette même république. Dés le lendemain de l'indépendance c'est bien une république qui fut instaurée en Algérie.
Avant de finir je voudrais alors relever une chose mal nommée dont les effets me semblent dévastateurs. Cette "chose" est, pour moi, une vraie atteinte aux principes républicains et à la laïcité même. Pourquoi, avec obstination, poursuivre à nommer les citoyens français pratiquant la religion musulmane les "Français musulmans" ? Cette expression semble être largement partagée. Coupable relâchement. Le choix d'être musulman autoriserait au privilège de bénéficier d'un qualificatif supplémentaire. Ne nous y trompons pas, cette distinction par un qualificatif supplémentaire pourrait sembler être une reconnaissance d'une singularité par une France généreuse, mais constitue plutôt une indication inacceptable au regard des principes même de laïcité. Que dirais-t-on si nous parlions de Français catholiques, de Français protestants, de Français juifs, de Français bouddhistes...Le caractère universel de ce que Freud appelle la "Civilisation Humaine" doit pouvoir dépasser la distinction par la croyance religieuse. La distinction par la religion, comme un grade, porte en elle des germes funestes. Ne pas favoriser ce qui pourrait être le terreau fertile où pourrait se déployer " des perturbations de la vie collective par l'agressivité des hommes et leur pulsion d'autodestruction" (Freud / Le Malaise dans la civilisation). Plus qu'un mot d'ordre : un devoir, un espoir, une utopie...
Un petit mot sur le capitalisme pour finir. Tableau d'un ordre économique mondial sans foi avec une seule loi, celle du profit. On nous dit que vont être détruit les puits de pétrole contrôlés pas l'EI et principaux pourvoyeurs de leurs fonds colossaux. Alors qui contrôle l'acheminement, qui achète ce pétrole et où vont se "loger" ces fonds colossaux? Forteresse bien plus périlleuse à prendre d'assaut qu'un tremblant appartement de Saint-Denis. Cet "ordre économique" sans foi, fait désordre dévastateur. Alors la foi ferait-elle antidote, là aussi? Et si l'amour est de cet ordre, parviendrait-il à y mettre bon ordre? Lorsque le fanatisme aveugle fait irruption, foi aveugle brandi comme une arme, l'amour, qui peut parfois être aveugle aussi, peut-il objecter : "Une minute, une minute de vie encore..."...
Aïssa Bakir.