« Chasseurs de papillons ou l'histoire d'une trace qui se ferait lettre. »
Durant ce mois d'août j'ai été frappé par une image, par une scène. Captée au hasard du déferlement d'images qui, des petites lucarnes, n'ont de cesse de diffuser, en continu, ces scènes ordinaires des malheurs du monde. Fascination terrible pour ces lambeaux de réels envoyés sur les ondes. Déversés en continu. Rien ne nous oblige à voir et pourtant on ne sait qui du serpent où de la flute semble être charmé. Ces images se déroulaient sur un littoral. Vous savez, comme l'en précise la définition du dictionnaire, cette zone sinueuse où s'établit le contact entre la mer et la terre. Définition sans Littré mais prononcé à la lettre. Cela se passe sur la plage d'un continent faisant face à un autre. Notre vieille Europe face à l'Afrique. En un lieu où, un jet de pierre pourrait atteindre l'autre rive. Proximité des continents et pourtant écart d'une abyssale profondeur. La scène se déroule sur une plage du sud de l'Espagne. Les images que j'ai vu ont été capturées, comme on dit, par des vacanciers en villégiature sur la rive andalouse. Il s'agissait du surgissement, sur cette plage, d'une embarcation de réfugiés qui venait de traverser la Méditerranée. Ironie, sans doute, de ce lieu où débarquent ces réfugiés et qui porte le nom de: « Zahara », comme le nom, à une lettre près, de ce désert auquel ils veulent échapper. Ironie de cette permutation de deux lettres, accostage en terre Z laissant le S à la mer. Où en sommes nous rendus aujourd'hui pour ne pas accueillir à bras ouverts ces héros suffocants de vie. Ceux- là même qu'Homère aurait nommés Ulysse sans espoir de retour. Odyssée cruelle d'un périlleux long voyage. L'évaporé Du Bellay serait là contredit, le voyage aura été ni beau ni heureux..
De ce surgissement à la plage il faut en faire autre chose qu'un étonnement, ou pire, qu'une sidération estivale. A y être prenons un peu de hauteur. De ce passage, claquant comme un éclair, observons en les traces. Pour cela plaçons-nous sur une échelle fictive quelques mètres au dessus. Nous verrions alors ces traces de pas, inscrits dans le sable. Multiples marques creusées. Eh bien, de ce point d'observation, ces traces bien que parfaitement semblables, en tout point, à celles laissées par les vacanciers alentour s'en distinguent radicalement. Et pourtant, même traces, parfois, mêmes pointures. Sur ce littoral se sont déposées, dans un souffle, des empreintes singulières. Cette empreinte est un trait qui devient pour moi une encre d'écriture. Chacune singulière, semblable en tout point mais pourtant totalement distincte des autres. Sans doute parce qu'elles ne sont pas faites de la même encre. L'une invisible, l'autre indélébile. Cela est plus évident encore lorsque la mer, par une sorte de ravinement pudique, viendra en effacer les traces. C'est de cet effacement que cette trace peut prétendre à un autre statut. J'ose cet oxymore : un effaçable indélébile. Comme si cette trace devait être volée, effacée pour que perdant de son sens déchiffrable elle en devient plus matérielle encore. Comme si son existence dépendait de son effacement. Calligraphie singulière et trait marquant le tour d'un objet qui, là en l'occurrence, file entre les doigts par le sable sur lequel il s'est écrit. Tout cela pourrait se dire d'un trait, sans doute un peu trop téméraire. Cette calligraphie sauvage pourquoi, tout de même, ne pas l'oser: D'une lettre à l'autre, d'un S au Z et puis s'en va. Il me semble que dans le trait dessinant la lettre il y a un mouvement, une trajectoire, une destination. Quant au littoral il n'est sur aucune rive, aucune frontière, mais bien plutôt à l'intérieur du sujet même.
Revenant sur terre, nous nous retrouvons encore face à l'orient qui soulève tant de questions et face auquel trop souvent nos traits d'humanités se perdent en s'enfouissant dans le sable pour y rejoindre la tête de l'autruche. Ici nul Moïse pour ouvrir en deux cette mer émeraude, rouge sang devenue. Moïse avait, semble t-il en prime, la capacité de lire, gravé dans la pierre, des choses autant définitives que divines. Triste legs au « genre humain », comme dirait Freud, de cet infernal retour, éternel retour, d'humains suffocant de vie, n'ayant d'autres choix que d'écrire avec leurs pieds sur du sable. Un peu comme des désespérés jetant une bouteille à la mer. Embarcation de verre, hasardeuse et fragile, qui contient pourtant une question cruciale pour le genre humain mais qui n'a de cesse de dériver sans jamais accoster.
Suivons donc ce mouvement, du sud au nord, empruntons en le trait, la ligne, la voie. Et tentons de ne pas en perdre la trace. Nous voilà donc engagé sur la voie royale du Cardo Maximus. Mais avant cela un autre petit détour.
Je suis parfaitement ignorant des questions relatives aux neurosciences, mais je suis tombé, vraiment par hasard, sur un article paru dans la revue anglaise « Nature communication ». L'article avait pour titre: « La langue maternelle laisse des traces dans le cerveau ». Cette étude menée par une université canadienne, cette « découverte », tendrait, semble-t-il, à démontrer qu'une exposition à sa langue maternelle après la naissance laisserait des traces indélébiles dans le cerveau, et ce, même si cette langue n'a été entendue que quelques mois avant de disparaître complètement de l'environnement de l'enfant. Alors ainsi nous aurions une sorte de surface sensible, peut-être du coté du cortex cérébral, sur laquelle se poserait en y laissant des traces indélébiles des premiers fragments de la langue maternelle. Le caractère indélébile contredit là ce qui peut s'écrire sur un sol permettant que les traces soient éphémères. Est-ce un hasard si, sur le sable, s'écrit régulièrement des paroles amoureuses côtoyant des châteaux patiemment construits. Tous deux voués à un ravinement qui efface. Celui du vent, de l'eau et du temps qui passe. A croire que ni les châteaux ni les amours ne durent. Et pourtant ils ne cessent ni de s'écrire ni de se construire. Nous l'avons vu certaines traces de s'effacer prennent une certaine consistance. De la trace à la lettre il y a beaucoup plus qu'un pas. Parce que la trace qui s'efface s'écrit là dans un trait. Valant plus qu'un saut de puce, la trace a besoin du trait pour se faire lettre. Quant au trait il ne se fait lettre que du réel dans lequel il se trempe.
Revenons à ces traces laissées que nous disent avoir observé cette équipe de chercheurs canadiens. Cette langue entendue des premiers jours, qui viendrait laisser des traces, comme sur une pellicule à la sensibilité telle que le moindre mot, le moindre son vienne y déposer son empreinte. Alors, peut-être, si cela était la loi commune, nous serions tous, autant que nous sommes, bilingues. La langue initiale et la langue dont on fait usage, les deux prises dans un étroit écheveau. Comme quelque chose qui s'écouterait dans ce qui se dit et qui ne s'entendrait pas, comme quelque chose qui se verrait dans ce qui s'écrit mais qui ne se lirait pas. Je ne peux pas ne pas faire, là, un crochet par Lacan. Une accroche sur ce qu'il pouvait dire sur "lalangue". Dans l'étourdit d'abord : "Une langue entre autres n'est jamais que l'ensemble des équivoques que son histoire y a laissé persister", phrase qui peut se mettre en résonance avec celle qu'il dit dans son séminaire "Encore" : " Le langage sans doute est fait de lalangue. C'est une élucubration sur lalangue. Mais l'inconscient est un savoir, un savoir faire avec lalangue. Et ce qu'on sait faire avec lalangue dépasse de beaucoup ce dont on peut rendre compte au titre du langage". Maternelle donc, transmise par ce premier Autre. Premiers "gazouillis", première "lallation", dont Lacan relevait, à propos de la "lallation", sa proximité "phonique" avec "lalangue". La neuroscience, à son corps défendant, apporterait-elle du grain à moudre aux thèses de Lacan?...
Chers collègues de la troisième session des rencontres freudiennes de l'association "Le Cardo" à l'hôpital Marchant, nous avions rendez-vous régulier à Nerval. J'avoue ne pas aimer faire prendre le risque au nom propre de devenir commun. Nerval qui, presque plus que tout autre, n'a eu de cesse d'écrire des lettres d'amours sur le sable. Sublime écriture de ce faux romantique, déposant une littérature de la souffrance et du tourment, parfois de la lumière. Nous allions au pavillon qui portait son nom, celui qui décrivait sa folie ainsi: «j'ai frappé de mon front à la voute éternelle, je suis sanglant, brisé, souffrant pour bien des jours ». Nous allions donc régulièrement à l'unité Nerval. L'hôpital Marchant accueille depuis plusieurs années les rencontres cliniques freudiennes, ce dispositif revendique la filiation d'avec Lacan qui, dans ses présentation à Saint Anne à réussit à introduire une « subversion » utile. On pourrait soutenir que le simple fait de débarquer dans ce lieu participe en soi d'une certaine subversion. La plage qui nous est offerte ne nous est pas hostile. On peut, temporairement, s'y installer et y laisser quelques traces. Finalement l'enjeu n'est-il pas là ? : « Y laisser quelques traces ». Sachant que dans une institution une trace n'a de sens que si, même d'un souffle léger, elle déforme les lignes, et que, de ces traits déplacés, une transmission fut rendue possible. Chacun des participants au Cardo pourrait dire ce en quoi de cette transmission il pourrait s'en faire mission. Le Cardo enseigne un savoir transmis un peu comme à front renversé. Une sorte de savoir qui s'enseigne sans savoir. Dans ces dialogues à Nerval, le patient parlant, répondant au psychanalyste, nous livrait le récit de son histoire, nous offrait par sa parole ce qu'il pouvait dire de ce qui lui arrivait. Nous en fûmes les actifs auditeurs. Muets et appliqués. Il parait que les paroles s'en vont et que les écrits restent. Alors je nous revoie, attentif au moindre mot qui s'envole, au moindre mot prononcé lors de ce dialogue entre l'analyste et le patient. J'entends encore l'aimable et insistante question du Docteur Fabienne Guillen : « Qui prend des notes ? ». Deux, parfois plus, se désignent. Nous l'avons presque tous expérimenté.
Les mots s'attrapent au vol. Ils ont ceci de contraire aux papillons puisque le lépidoptère ne peut s'attraper que lorsqu'il se pose. Nous voilà donc à capter les précieuses paroles du dialogue, muni chacun de notre filet singulier. Chacun ses mailles et chacun sa maille. Attrapés en plein vol les mots se tracent, se forment, s'épinglent sur la feuille. Comme si, là, nous écrivions avec nos oreilles. La nature singulière, la consistance particulière du filet se confirme parfois par l'écart constaté avec ce que l'autre n'a pas entendu ou entendu autrement. Ces mots attrapés constituent pour moi une précieuse matière. Ce moment est crucial, il correspond à ce que le patient peut dire de ce qui lui arrive, au moment où il est invité à en parler. J'ai pu parfois regretter, face à certaines zones d'ombres, notre appel au médecin psychiatre du service afin de les éclairer. Trou dans la chronologie, trou dans l'histoire, vérification, dans ce qui a été dit, du « vraiment vrai ». Nous avons souvent eu ce sentiment d'un récit auquel il manquait un certain nombre de précisions. Ce sentiment était trompeur puisque la collecte des mots par les scribes appliqués le contredisait. Aucun des patients dans leur dialogue d'avec le psychanalyste n'avait été muet.
Le récit d'une histoire peut se supporter de ses manques, de ses approximations, de ses oublis. Ces trous fournissent même une matière précieuse dont on peut faire notre miel. Sauf à être vraiment sourd, et non pas seulement, comme nous tous, un peu dur de la feuille, ils doivent s'entendre. Puisqu'ils sont constitutifs des paroles du patient et de son récit. Alors résistons à notre nature qui aurait horreur du vide. Là, pour moi, les mots écrits ont fonctionné comme une sorte de rappel à un ordre. De cette voix qui s'envole, semblant surligner le vide, la lettre qui la capte trace le trait de ce qui du vide fait matière. Est-ce là que se dépose la lettre, est-ce cela qu'on appelle littoral; ce littoral situé entre « centre et absence ».
Salutaire activité, donc, que celle de ces chasseurs de papillons décidés. Dans le dispositif du Cardo cette collecte précieuse se prolonge. Car vient le temps du tâtonnement. En mathématique « le tâtonnement » est une méthode par laquelle on cherche à résoudre une question en essayant différente supposition. Pour ce qui nous concerne, pas question de « résoudre » quoi que ce soit, mais bien plutôt se laisser aller à quelques hypothèses en utilisant la ponctuation qui convient : Le point d'interrogation. Cet autre temps des rencontres freudiennes se collecte aussi. Ce second écrit vise à refléter la teneur de nos échanges qui suit la rencontre d'avec le patient. Cet écrit est primordial. Au point où notre cartel avait fait la proposition qu'il soit repris, travaillé, plutôt que par des personnes auto désignées par le cartel lui même.
Cette proposition nous l'avons expérimentée. Ce retour dans le cartel d'un travail d'écriture collectif, a mit le doigt, très précisément, sur ce que, d'écrire ce compte rendu à plusieurs mains nous avait rendu plutôt manchot. Pour notre cartel, ne reculant pas face à la témérité de la tache, l'écrire a prit du temps. Il y avait une adresse : L'équipe soignante. Or, dans le dispositif tel qu'il a fonctionné, nous nous adressions à une absente. Puisque l'équipe soignante ne fut jamais présente durant cette session. Cela a prit du temps aussi de par la nature même du cartel, car si le thème traité dans un cartel est commun, le travail qu'il invite à faire est singulier et personnel. Chacun attelé à sa question. Pas étonnant donc que de notre cartel, devenu triskel, l'écriture à plusieurs plumes a parfois surligné la différence de nos lettres, de nos styles... Ce compte rendu devenant alors, par la dimension de l'absence, d'une nature différente. A une absente on n'envoie pas un compte rendu, on lui écrit une lettre. Rendons encore visite à Nerval pour qui « l'absence » forme les contours de son écriture. Son invention d'une conjugaison nouvelle qu'il appelait « le participe perdu » en témoigne. Nous venions à Nerval et nous écrivions à « Aurélia ».
Quelques mots encore sur le dispositif du Cardo. La participation de l'équipe soignante me paraissait être le cœur même du dispositif. C'est d'ailleurs par cette place laissée à l'équipe que je me suis accroché à l'expérience du Cardo. J'avais même en tête, en début de session, d'élargir encore le champ de participation de cette équipe soignante en faisant une proposition consistant en ce qu'elle puisse, si elle le souhaitait, constituer le cinquième cartel. Or, durant cette session, l'équipe soignante n'a jamais été présente. Nombreuses doivent en être les raisons. Mais là n'est pas mon propos. Nous avions donc à faire avec une absente à qui nous devions écrire.
Ce compte rendu final, celui dans lequel nous rendions compte d'une élaboration collective, était donc destiné à cette équipe. Un compte rendu qui avait l'ambition de transmettre un contenu à quelques uns d'absents et dont on ne savait pas s'il était attendu, encore moins espéré. Troublante similitude avec les incertitudes fébriles qui accompagnent souvent l'écriture d'une lettre d'amour.
Un trajet, un trait, faisant lien et matière à une adresse, une destination. Et puis, d'un clic, faire s'envoler le travail partagé. Le compte rendu destiné à cette absente espérée, remplit alors les conditions pour, d'un coup d'aile ou d'un trait de plume, se transformer de citrouille en carrosse, de chrysalide en papillon, autrement dit de compte rendu en lettre. Soyons sûr que là où elle se dépose, sur le sable ou un coin de bureau, pas besoin d'un Auguste Dupin emprunté à Edgar Poe, pour savoir qu'elle fera « trace ». Témoignage et illustration de cette affirmation: « La rencontre avec l'absente a bien eu lieu ».
De s'être fait lettre elle en fera trace et, par la grâce de la lettre, elle se fera lien.
Aïssa Bakir.