alabergerie (avatar)

alabergerie

Illustrateur, écriveur, éditeur, encodeur

Abonné·e de Mediapart

41 Billets

4 Éditions

Billet de blog 1 septembre 2011

alabergerie (avatar)

alabergerie

Illustrateur, écriveur, éditeur, encodeur

Abonné·e de Mediapart

Invisibles et tenaces (dixième partie)

alabergerie (avatar)

alabergerie

Illustrateur, écriveur, éditeur, encodeur

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La semaine dernière, au lieu de nourrir comme je le devais ce présent blogue, j'ai pris deux jours pour aller rôder dans l'extrême ouest de la Bretagne, avec l'intention de photographier des plages sauvages, des phoques et des vallons moussus. En chemin, nous nous sommes arrêtés à l'auberge-librairie de L'autre Rive, dans les hauteurs du Huelgoat, laquelle auberge-librairie est tenue par un couple qui pense, comme nous autres, que le sarkozysme est au progrès ce que le choléra est à la digestion. C'est toujours bon de l'entendre dire par quelqu'un d'autre que soi, et ce fut pour nous une suave douceur que de voir le bon patron de cette caverne d'ultra-gauche, repaire en outre de vilains là-bas-si-j'y-suistes, rougeoyer et se crisper à la seule évocation du nom honni, avant d'embrayer sur une diatribe bien fumante qui aura fait siffler toutes les oreilles de l'UMP jusqu'à Strasbourg inclusivement.

Ma compagne avait en main un ouvrage étonnant, qu'elle avait trouvé sur une table et désirait acheter. Le titre dudit ne fut pas pour peu dans le très bon visage que l'on nous fit dès lors. Voici, de Matthew B. Crawford, l'indispensable Éloge du carburateur, dont un extrait va maintenant me servir à introduire la suite de mon histoire : « J'ai toujours éprouvé un sentiment de créativité et de compétence beaucoup plus aigu dans l'exercice d'une tâche manuelle que dans bien des emplois officiellement définis comme "travail intellectuel". Plus étonnant encore, j'ai souvent eu la sensation que le travail manuel était plus captivant d'un point de vue intellectuel. »

Vous saisissez le paradoxe. J'en avais cependant fait l'expérience, quelques semaines auparavant, devant les interminables rangées de vitres à nettoyer, dans ce fameux collège perdu au fin fond de la campagne. Et pourtant, et pourtant ! Trouver, comme aime à faire mon beau-père, ce qui ne va pas dans un moteur hors-bord, pour se délasser d'une vieille voiture que l'on retape par passion ; construire, comme je le fis, les berceaux de mes enfants, puis leurs lits, ou défricher un bout de terrain pour y loger des poireaux nouveaux accompagnés d'un navet rescapé de la soupière ; se battre contre un figuier, et perdre ; arranger un escalier, dessiner une table, redonner vie à un vieux samovar, construire une bibliothèque : voilà qui offre des aventures, voilà qui lance de virulents défis, et dispense en outre des satisfactions indéniablement, indubitablement intellectuelles – et morales en supplément occasionnel.

Mais laver des vitres ! Là tout de même, vous ne me ferez pas croire que ! Eh bien si, monsieur madame, du moins dans les débuts, il y a, dans le lavage des vitres, du défi, de l'aventure, des conquêtes et des satisfactions. Tous plaisirs qui tiennent un peu à ceux de l'équilibriste, du magicien, et aussi du danseur. Laver des vitres ? Je vous jure qu'il y a vraiment de quoi s'alarmer devant l'hermétisme affiché, au premier abord, par cette discipline dès qu'on s'y risque. Essayez donc, lancez-vous, prenez balai, seau, mouillasse, raclette et tampon épongeur, sans oublier le chiffon sec : tôt ou tard vous commettrez de coupables coulures, qu'évidemment vous étalerez magistralement en voulant les effacer... Sans compter que vous irez, novices que vous êtes, vous adonner, avec le plus inextirpable sentiment de pourtant bien agir, au beurrage. Je vous explique bientôt ce que c'est que le beurrage, exemple à l'appui.

Ah certes il n'est pas ici question de vanter les délices du serrage d'écrou : il y a des travaux manuels qui le sont si peu, qu'un robot à deux neurones fait aussi bien l'affaire, et l'on ne saurait alors trouver de quoi se réjouir le cervelas. Mais au lavage des vitrages j'ai trouvé mon bonheur. Retournons donc au présent de ce souvenir, et commençons.

X

Ah mais pas si vite ! Je vais pour me lancer à l'assaut de ma première rangée de fenêtres quand le chef me retient par le col, et m'attire vers le camion dont il ouvre le haillon. Apparaît une bête trapue, maussade d'apparence, qui semble peser autant qu'un wagonnet de mine : voici la sourcilleuse monobrosse, que l'on pousse par les vastes étendues des sols lisses et plats, dans les locaux à nettoyer : la brosse tourne, crache du savon, décrasse ce qu'il faut décrasser, et laisse derrière elle de tristes sillages d'un jus gris moyen qu'un préposé avale au moyen d'un aspirateur spécial qui n'a pas de sac, mais une cuve en forme de fait-tout, qu'on vide quand elle est pleine. Or ladite monobrosse ne fonctionne pas à l'énergie cosmique : il lui faut de deux à quatre batteries selon les modèles, et un peu plus puissantes, s'il vous plaît, que celles qu'on trouve sous les capots de nos automobiles. Tout ceci pèse lourd, et tout ceci est à monter à l'étage, à pied, par un escalier non encore découvert que cherche présentement le camarade H.

Le chef baisse la passerelle de chargement, décoince le frein de la monobrosse, et descend doucement cette dernière sur le gravier du terrain. Il soulève un couvercle, et me montre, dans les entrailles de la machine, les batteries, qu'il commence par débrancher. « Chacun la sienne. »

Il a plus de cinquante ans, et moi un petit peu moins. Naïfs comme des bleusailles, nous tirons cependant sur nos batteries respectives, et constatons que ça ne veut pas bouger. Nous cherchons ce qui les empêche de coopérer, et comprenons qu'il n'y a rien : elles sont juste posées. Mais alors quoi ? Ces fichues saletés devraient venir et pourtant elles ne remuent pas d'un poil, zut à la fin ! Arrive H., qui a trouvé l'escalier. Il considère nos efforts, hulule de commisération, se penche sur les batteries, en prend une au hasard et la dépose sur le gravier. Il prend la seconde et la met sur la première. Puis la troisième. Nous le regardons, pensifs. Le chef : « Aux innocents tous les biceps, et aux autres les tours de rein... Bon, on va déjà s'en monter une à deux, Allan et moi. Quant à toi, je suppose qu'on peut te charger à bloc, ça ira, oui ? » C'est ainsi que H., tout fier, part devant nous avec une batterie sur chaque épaule. Nous démarrons, marchant en crabe, lestés de la dernière dont les poignées nous scient les mains, et claudiquons à la poursuite de cet étonnant tas de muscles qui ricane en trottinant et disparaît au coin du bâtiment.

Les pires choses ont une fin. Nous avons vaincu l'escalier, j'ai encore des mains avec des doigts au bout, et qui remuent. Les batteries sont alignées sur le palier, et le chef est redescendu avec H. chercher la monobrosse, tandis que je me masse lâchement les reins en visitant les lieux d'un air compétent. « C'est vous les gars du nettoyage ? me demande un peintre.

― Oui m'sieur.

― Ah ben merde ! Déjà ?! On n'a pas encore fini cette salle.

― Boh, on est là pour plusieurs jours. On a la cantine aussi à faire. Aujourd'hui c'est les vitres. Je peux marcher ou ce n'est pas encore sec ? » Tout l'étage sent l'enduit de ragréage frais ; aussi, je me dis, dans ma petite tête, que ce peintre vient de ragréer. Ne cherchez pas à comprendre. « Si si, allez-y. Mais attention aux murs, hein ! C'est la peinture qui... enfin vous voyez, quoi. » En effet : un apprenti achève quelques contours de fenêtres. Il me regarde d'un air inquiet ; et si j'allais lui savonner ses finitions, à ce pauvre gars, avec mes produits corrosifs qui sentent la fraise et la pinède ?

Dans un couloir sombre hurle une meuleuse, au milieu de gerbes d'étincelles. Plus loin, un transistor pérore hardiment du David Guetta. Le son dancefloor envahit jusqu'aux sanitaires, dont les cuvettes sont délicatement voilées d'une couche de fine poussière blanche. Il va sans dire que nous autres du nettoyage sommes comme Attila : derrière nous rien ne survit, tout est propre et sec sous le doigt. J'avise deux artisans et un employé en train de poser une large double porte. Ils se reculent, satisfaits. Ce n'était vraiment pas simple, à cet endroit pourri, tout sillonné de fils qu'un électricien placide étire à travers les plafonds, tirant derrière lui son escabeau.

Mes trois poseurs de portes s'auto-congratulent et s'octroient une petite clope pour fêter ça. Leurs regards pétillent. Ils me découvrent, et m'expliquent : « C'est fini pour celle-ci ! » Je vois bien qu'ils dégustent une bonne victoire. Je repense à ma compagne, qui travaille en tant qu'agent administratif : elle œuvre dans l'urgence, avec vingt dossiers en cours, et d'autres encore plus cruciaux, encore plus pressés qui se rajoutent, perturbant tout, tandis que mille petites choses viennent s'intercaler. On passe cent fois du coq à l'âne, rien n'aboutit que par lassitude, ou par miracle, on n'a ni le temps ni l'occasion de se poser une seconde pour contempler le travail bien fait, terminé fini plié tout neuf ; de toutes façons il y aura des modifs. C'est un univers où l'on ne tient que par volonté ferme. Nulle satisfaction ne vous sera apportée.

Dans le lavage de vitres, ça nous donnerait ceci : je commence telle rangée, avec pour instruction de l'avoir finie avant midi. Puis on m'appelle en urgence pour donner un coup de main dans un autre endroit. Quand je reviens à mes vitres, le savon a séché, et un type furibard m'agrippe au collet pour m'engueuler en me brandissant dans le nez une nouvelle feuille d'instructions où sont consignées cent autres vitres à faire en urgence et en priorité haute, au même moment, mais de l'autre côté du terrain, à un étage. Je bâcle vite fait mes premières vitres et décarre, laissant derrière moi la moitié de mon matériel faute de temps pour tout plier, harcelé dans le dos par mon irascible, tandis que le chef, un peu perdu par vingt coups de téléphone contradictoires, me cherche et ne me trouve plus. Arrivé sur le nouveau site, je constate qu'il me faut un échafaudage. Je n'ai ni le savoir ni l'autorité pour en commander un. Je pars donc à la poursuite de mon chef, qui galope dans tous les coins. Et ainsi de suite. Bilan à midi : toutes mes vitres sont torchées comme si j'avais craché dessus, et sont donc à refaire. En plus j'ai dû travailler dans un endroit où il pleut de l'enduit, de la peinture, et des copeaux d'aluminium brûlants. Le client est en rage, refuse de payer, et nous n'avons plus de camion depuis que le patron est venu en scooter pour l'emprunter, à cause d'une autre urgence. Nous mettrons des semaines à terminer cet endroit maudit, nous y laisserons une fortune, et nous passerons pour des salopeurs malpropres et incompétents.

Vous voyez que ceci pourrait tout à fait arriver ! Et de fait, ceci arrive parfois. Mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui voici un chantier béni où les gens ne sont pas trop en retard, où l'on ne se marche pas dessus, et où le travail n'est donc pas constamment à refaire. Joie ! Je vais donc pouvoir, en toute sérénité, apprendre à passer la raclette.

« Il y a deux méthodes, m'a-t-on dit. La française, et l'américaine. » Évidemment, l'américaine est plus classieuse, mais difficile à maîtriser. Je commencerai donc par la française. Justement, un nouveau venu s'offre à m'expliquer les secrets de la chose. Précision : cet individu n'est nouveau venu que pour moi ; tous les autres ne connaissent que lui, et le tutoient d'abondance. C'est le roi de la vitre, l'artiste du fignolage. Aucune chiure de mouche ne sera tolérée, aucune trace, aucun soupçon de trace. Mais comment fait-il ? « Facile ! »

Prenez votre mouillasse, que vous aurez bien trempée dans le liquide savonneux du seau, et modérément essorée. Une mouillasse est une espèce de moumoute allongée en forme de cylindre, piquée d'une petite poignée creuse ; poilue, laineuse, d'aspect chenilleux, elle a tout du caniche trempé. Enfilez-la au bout d'un manche à balai, et promenez-la bien partout sur la vitre. Ceci fait, prenez votre raclette dans une main, et le chiffon mouillé dans l'autre. Le chiffon mouillé est en intissé bien cher, une matière magique qui attire à elle toute la poussière et la restitue soit au seau, soit à vos doigts. Du reste, il est en usage de dire que l'agent efficace se salit en nettoyant. J'ai vite compris pourquoi.

Je promène horizontalement la raclette, tenue lame verticale, le long du haut de la vitre en partant d'un bord et en allant d'un seul mouvement jusqu'à l'autre. Au passage, le verre devient miraculeusement sec et net, brillant, pur, tandis qu'une vague d'eau sale, repoussée par l'outil, s'échappe par le bas et commence à couler le long de la surface, jusqu'à la base, où le chiffon d'intissé la recueille avant qu'elle n'ait pu faire de vilaines traces sur les menuiseries. Ainsi, tandis que d'un bras l'on promène la raclette, de l'autre on fait suivre l'intissé. À chaque fin de mouvement, on essuie le caoutchouc de la raclette, et l'on essore l'intissé. Puis on attaque le mouvement suivant. Un bon ouvrier sait non seulement ne pas laisser de traces entre deux passées, mais s'amuse encore à se faire ses deux mètres carrés en vingt secondes.

Pour un chantier où tout est neuf, il va de soi que le vitrage a été posé avec encore ses étiquettes, qu'il convient donc de retirer. C'est un peu la guerre, cette affaire-là. On mouille l'ennemi, puis on le gratte avec le cutter. De petits rouleaux de colle viennent s'amonceler au bout de votre lame, tandis que de l'eau savonneuse coule dans votre manche, et s'en va visiter votre anatomie. Quand vous estimez que tout a été enlevé, ce qui bien sûr est faux, vous mouillassez bien l'endroit, y passez la raclette, et constatez qu'il reste encore des traces. Vous recommencez.

Sur une rangée de vitres, l'idéal est de se mettre à trois. Comme je suis grand et con, c'est moi qui passe la mouillasse. Nul besoin d'escabeau, je n'ai qu'à tendre le bras et me rincer les côtelettes avec ce qui y coule. Nul besoin de cerveau non plus, voilà qui me fait des vacances. Derrière moi vient le chef, qui gratte scrupuleusement toute la vitre, pour y décoller aussi bien les étiquettes honnies que les discrètes et innombrables gouttelettes de peinture, de mastic, d'enduit et autres copeaux de PVC, toutes sournoiseries qui adorent venir se souder à ces surfaces qu'on rêve immaculées, et y semer leurs constellations. Derrière le gratteur vient enfin H. avec son style inimitable, qui passe la raclette en sautillant pour atteindre le haut, et qui, malgré cette procédure très peu orthodoxe, obtient d'étonnants résultats.

Et nous voici à l'étage ! Maintenant que je sais passer la raclette à la française, je m'occuperai des vitres de A jusqu'à Z. Le chef part nettoyer des lavabos et des éviers en inox, ce qui exige un savoir-faire très spécial ; mon maître en vitrerie est descendu quelque part dans les catacombes, et H. s'en va pousser la monobrosse dans les immensités des salles de conférence. Seul sur un petit balcon, je savonne ma première vitre. Un grand coup de vent ébouriffe ma mouillasse, et dépose sur mon savonnage une couche de poussière rouge, tout droit venue d'un court de tennis voisin. Ceci n'était pas prévu. Et voici des feuilles mortes. Il va falloir réfléchir à quelques astuces. Je songe que je vais devoir rallumer ma cervelle, et que le kebab de midi est encore loin.

« Et alors, et le beurrage ? On a oublié !

― Tant pis, ce sera pour une autre fois.

― Et le chiffon sec ? Tu nous a parlé du chiffon mouillé, qui coûte un œil et salit son porteur, mais nous ne savons rien du chiffon sec. Alors ?

― Zut ! Allez voir là-bas si j'y suis ! »

Notes et renseignements

Matthew B. Crawford : Éloge du carburateur, essai sur le sens et la valeur du travail. La Découverte, 2010.

Les images sont d'Ali Farzat, travailleur syrien manuel et intellectuel, dont on a stupidement chiffonné les doigts il y a peu. C'était là le meilleur moyen de le rendre célèbre à l'étranger, et plus célèbre encore dans son pays.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.