Existence précaire... Ô l'enfer où tout est sable ! Désert fluide et fuyant, sol sans appui, chaos décoloré, repaire des mirages. Toi là-dedans tu brasses ton chemin sur l'incertitude, et le temps coule. Tu es bédouin. Tu es plus faible encore, car le moindre crédit, la moindre dette te suçotent tandis que tombent inexorables les prélèvements, que ta banque te rappelle à l'ordre pour un découvert qui ferait hurler de rire un Séguéla, que tu travailles toujours plus, et que tu gagnes toujours moins. Tu sombres. Chaque goulée d'air que l'on t'autorise à venir prendre en surface t'est comptée de plus en plus cher. Tu es en train de perdre et de t'enfoncer. Mon chef : « Travaillez plusse ! »
Et puis tu as le très-riche, le très-puissant, le très-gavé, qui protège son petit être mal fini derrière de hauts et massifs remparts de sang séché : les labeurs de multitudes. Combien de SMICs dans une rivière de diamants ? Un temps ramassé, instantané, compressé : le goinfre claque des doigts, et deux vies entières viennent se loger dans sa montre.
La Droite, qui tient à ses mensonges comme le pape à son temporel, prétend que les français sont des flemmards. Travaillez plus ! Mais nos salaires n'ont pas fait le bond que viennent de faire les prestations : tarifs en hausse à tout propos, tandis qu'on supprime des postes partout et à fond, jusqu'au-delà du supportable puisque les survivants font ensuite le boulot de deux personnes et demie au prix d'une seule. J'y reviendrai.
VII
Travailler plus pour gagner plus ? Pour survivre, éventuellement, si l'on tient encore à y croire... « Comment trouve-t-on de la clientèle, dans ce genre d'activités ?
― Essentiellement, il faut se placer dans le champ de vision des syndics, des administrateurs. C'est très difficile : toutes les places sont prises, et on y fait la queue. Il faut attendre qu'un concurrent fasse une connerie pour se voir offrir une chance. Hier, comme ça, je nous ai rentré cinq immeubles ! » Le patron est content de lui. Il n'a pas perdu son mois. Nous allons nettoyer des halls d'entrée, des ascenseurs, des vitres et des boîtes-à-lettres. Et secouer des paillassons.
Je veux l'entendre me dire encore des choses sur sa société, aussi je poursuis : « C'est un travail de proximité, et c'est bien ce qui vous sauve...
― Tout à fait ; nos prestations ne peuvent pas être délocalisées à l'est. Donc on joute en local : on s'installe dans des endroits pas chers, accessibles, au milieu de nos clients et fournisseurs. Et voici le topo : les tarifs sont au ras du plancher pour tout le monde, les produits et les machines coûtent la peau d'un œil, par conséquent les marges sont faibles. Il faut travailler beaucoup pour dégager de quoi faire vivre la société. » En définitive, tout tient sur la bête de base : l'individu qui est résistant, expérimenté, rapide et calme, on se l'arrachera avec douceurs et promesses – mais on ne pourra pas mieux le payer ici que là.
Le patron, qui se rémunère tout de même un peu plus que nous, ne possède pas pour autant de Ferrari. Ni même de Rolex, tandis qu'un de ses employés s'est saigné pour en avoir une. À l'occasion, il met lui aussi les mains dans la crasse, quand il est plus urgent de finir un travail qui s'enlise que d'aller se montrer dans tel endroit où il faut être. Je connais des manières plus rapides de s'engraisser, que j'ai vues employées en particulier par deux gredins, patrons d'une PME, qui possèdent chacun trois véhicules de luxe : Ferrari, Lamborghini, Maserati. Très mauvais payeurs évidemment, parvenus de la pire espèce, sarkozystes jusqu'au trou de balle. Méprisants avec la sous-traitance comme avec le petit personnel ; grands amateurs de stagiaires selon la coutume.
Rien de tel ici. J'ai de la chance, je suis chez des humains. « Bon. Allan, comme tu as le permis, c'est toi qui prends le camion aujourd'hui. Tu conduiras H.
― Je serai ton chauffeur, messire.
― Cool !
― Vous prendrez le chef au passage à tel endroit. Vous filez au 30 rue des fourgonnettes, on doit encore cinq heures au client.
― Ah oui je vois, dit H. Et on fera quoi ?
― Vous demanderez au gardien. Je crois qu'il y a des locaux à vider.
― C'est là où on a fait le parking qui pue, c'est ça ?
― Exact. On leur doit encore du temps. Allez, filez ! Cinq heures et pas un dixième de plus ! » Les heures sont comptées en dixièmes : deux heures et quart font 2,25h.
Cinq heures divisées par trois paires de bras, ça nous fera donc... Hou là là, H. n'est pas fort en calcul ; il prend l'air sérieux et ralentit, rougeoie beaucoup mais ne trouve rien. Il se tourne vers moi, les yeux ronds. L'air tremble au-dessus de sa tête ! « Ça fait combien ? » demande-t-il, perdu dans la nuit. Et moi, qui contemple les efforts de mon camarade, j'ai tout oublié du calcul mental. C'est communicatif ! « On verra sur place. »
-0-
Le chef a des trous dans la bouche. Dès qu'il sourit, on voit qu'il est pauvre. Par ailleurs, il est difficile dans le métier de se tenir à un rendez-vous ; qui sait quelle urgence va nous tomber dessus ? Souvent, chacun ici est irremplaçable. Aussi les dentistes sont-ils les moins visités des praticiens, jusqu'au jour où c'est absolument trop tard ; il faut alors en passer par les tenailles du chirurgien, et ça mange les économies pour les vacances. Quant à mettre des couronnes même en ferraille, ce n'est tout simplement pas possible à quelqu'un d'aussi maigrement payé, qui a déjà des dettes stupides parce qu'il fait les courses à la sauvette, le soir, dans un mini-market bien cher. En outre, un chef a des responsabilités qui lui interdisent d'être malade plus d'une journée. Voilà pourquoi mon supérieur, qui souvent commence le travail à cinq heures et le finit à dix-neuf, est-il si épuisé que sa dentition, reflétant ses diverses carences, affiche des notes noires. Avec ça il est de bonne humeur : « Aujourd'hui, on va soulever de la fonte et du papier ! Allan, tu crois que ça ira ?
― Euh... Moi j'ai passé les trente dernières années à lever des souris, alors vous savez...
― Oh mais il faut nous raconter ça !
― D'ordinateur ! » Ce qui n'est point très lourd... Par voie de conséquence, je ne suis pas Hulk. J'en suis même tellement loin qu'à mes débuts, passer l'aspirateur dans les bureaux me trempait le T-shirt ; alors soulever de la fonte...
Nous arrivons. Voici, béante et charbonneuse, l'entrée du parking où nous avons œuvré la semaine dernière. Le gardien nous accueille. Lui et le chef ont l'air de bien se connaître, voilà qu'ils se tutoient et se tapent dans l'estomac. Je gare le camion à reculons dans la rampe. Si madame Ils-sont-fous veut sortir, il faudra qu'elle klaxonne et qu'elle grince des dents. C'est calculé pour.
J'ouvre les portes arrière et baisse la passerelle de chargement. Je rejoins ensuite mes coéquipiers en bas. À droite en entrant dans la caverne nous attend un hétéroclite fatras d'imprimantes cassées, d'écrans plats cuits, de cartouches de toner fissurées, de papiers divers, classeurs, trieurs, scanners, chaises éventrées auxquelles il manque une patte ou des roulettes, brochures sur papier glacé, bureaux branlants, cartons remplis d'archives. Aussi, une terrible table à dessins de l'ancien temps, avec règle, galets, pied en adamantium lourd fondu par des nains irascibles, câbles cisaillants, sans oublier l'éreintant plateau mélaminé, si vaste qu'on ne sait comment l'attraper, si pesant qu'il fait soupirer après le bons temps des convoyages de sacs de ciment. L'intransportable, l'insaisissable, la sur-mythique table à dessin format A0, ultime cauchemar des déménageurs, prédateur des lombaires, destructeurs des reins, mâchouilleur de doigts. Je recule respectueusement. « Allan, tu viens m'aider !
― Je n'ai pas mes gants !
― Tant mieux, comme ça tu auras de meilleures prises. Allez han ! »
Je n'arrive seulement pas à décoller mon morceau de monstre d'un seul millimètre. Tout de même, j'ai bien perdu... H. vient m'aider. D'un seul coup de reins, il enlève la bête, et lui et le chef commencent à progresser vers le camion, plus ou moins accroupis, en soufflant de petits jets brefs de salive tellement c'est dur. Charitable, je veux en prendre ma part, et décide d'en porter quelques trente kilos du côté du contrepoids. Immédiatement et sans raison apparente, le rail coulissant gicle du plateau et vient entailler le front du chef, tandis que les câbles, sortant des rainures, s'en vont scier mes phalanges, y traçant de jolis sillons rouges. Il faut poser. Nous sommes à mi-rampe. Comment allons-nous venir à bout de cette chose ?
Pris d'une rage vindicative, j'empoigne la règle coulissante et son entortillaminis de câbles sanguinaires, et tire comme un sauvage. Des organes se détachent. J'en dévisse d'autres. Bientôt, immobiles et vaincus, la règle et ses appendices gisent à mes pieds. Le monstre vient de perdre ses dents. Voilà qui mérite bien une clope ! Tout le monde se redresse et se masse les reins. Mais j'ai les mains dans un sale état. Pour désinfecter, le chef me verse dessus du produit à moquette. C'est radical, je me mets à briller des doigts.
-0-
Rien ne résiste bien longtemps à l'être humain. Ni les marais ni les éboulis n'ont jamais découragé quelqu'un d'y planter des vignes, et l'on enfonce des pylônes de téléphérique aux sommets des aiguilles, au milieu des éclairs et des avalanches de grésil. Malgré toute sa mauvaise volonté, la table à dessins finit par être emprisonnée dans le camion. On la sangla. On l'immobilisa avec nos balais. On la bloqua derrière un talus de chaises et de bureaux mutilés. Puis, au lieu d'aller benner sagement tout ça aux ordures, on alla entreposer ce foutoir inutile dans une cave lointaine, pour d'inexplicables raisons que seul Dieu peut envisager de croire, moi je ne m'y risquerais pas – mais vous savez ce qu'il en est : le client est roi.
Ensuite l'on revint à ce calamiteux parking et l'on remplit le camion du sol jusqu'au toit avec tout le reste, dont un énorme chariot bourré uniquement de papiers, chariot qui pesait si lourd qu'à trois derrière à le pousser nous reculâmes malgré tout dans la pente. Il fallut le décharger pour le recharger ensuite, une fois enfermé-sanglé-coincé. Et lui non plus n'avait pas toutes ses roulettes.
À cette occasion quelque chose s'étira au-delà du raisonnable quelque part dans mes abdominaux, et dès lors me brûla le ventre. Terre de Caïn ! Et il n'était même pas midi.
La suite la semaine prochaine : le chat funambule, les papiers migrateurs, le vent le café le kebab infernal. Cette journée fut si dense qu'il faut bien qu'elle compte pour deux.