Troisième partie de ma plongée au pays des travailleurs manuels. Et encore, je suis loin d'avoir choisi le métier le plus dur !
III
Erreur grossière ! Ce jeudi l'on m'a bien fait comprendre que les gens de l'autobus (voir le billet de jeudi dernier) ne pouvaient pas être en 3x8, puisqu'ordinairement on organise alors le travail en trois équipes qui sont : le matin de 05h à 13h, l'après-midi de 13h à 21h, et la nuit de 21h à 05h. Les gens que nous avons vus endormis ou moroses allaient au boulot, tout simplement. J'en ai presque avalé mon kebab de travers, car je n'aime pas du tout raconter des bêtises.
Hier j'ai fait un travail que je ne croyais pas possible : dépoussiérer toute une cage d'escalier, dans un immeuble en construction, alors que presque soixante personnes, ouvriers, apprentis et artisans, y montent et y descendent, chargés de toutes sortes d'objets des plus encombrants (cuisinières, radiateurs, baignoires) au plus salissants (seaux à peinture, ponceuses, cloisons de plâtre). À chaque étage le palier est transformé en un atelier de bricolage. Ici, un menuisier découpe toutes les plinthes de l'escalier, et des nuages de sciure s'envolent et s'éparpillent sur mon beau travail ; plus bas, on touille d'impressionnantes quantités d'enduit, ou de peinture, ou de plâtre bizarre et puant, avec un fouet électrique qui fait bien un mètre de long ; plus haut, des hurlements assourdissants signalent sans aucun doute possible qu'on y découpe des cornières en aluminium. Le grand chic est de passer là-devant sans seulement faire mine de se boucher les oreilles. Moi, j'ai mes bouchons de concert, spécial punk & thrash-metal, et je ne suis pas chic.
J'ai donc commencé par le dernier étage, et poussé tout doucement les saletés jusque dans la cave, en aspergeant derrière moi les marches dépoussiérées. Arrivé dans les sous-sols, j'avais devant moi une belle moraine faite de poudre de béton, de sciures, de copeaux de plastique et de métal, de mégots divers, boulettes de polystyrène, morceaux de fils électriques, plâtre mort, miettes de pain et mouchoirs tombés des poches. J'en ai rempli cinquante litres, que j'ai remontés dans le porche du garage, où l'on entrepose les ordures de la journée. Puis je suis allé nettoyer des vitres au troisième. En chemin, on m'a d'abord mis dans les bras une poubelle gigantesque, remplie de chutes de papier peint bien humides et bien lourdes, que j'ai redescendue dans le porche. J'en ai profité pour ramasser diverses bouteilles d'eau vidées et écrasées qui s'étaient échappées d'un autre sac entretemps éventré, dans l'escalier, lors d'une rencontre malheureuse avec un méchant réfrigérateur. Tout travail de nettoyage qu'on entreprend ici est à refaire au bout de très peu de temps, mais aussi on est reçus comme des sauveurs, car il n'y a pas plus producteur d'ordures qu'un artisan occupé à travailler : posez donc des lattes de bois sur une terrasse, et vous enverrez de la poussière rouge jusqu'au fond des toilettes.
Fin du kebab. Je regarde à la télé un chanteur turc faire le malin dans une BMW. Puis il se baigne dans un lagon d'un bleu extraterrestre, avec son costard blanc, sa cravate blanche, ses chaussures blanches, ses dents blanches, en compagnie de huit blondes en robe d'argent et faites au moule. Cette vidéo ruisselle de fric et de luxe.
Devant moi, H., gris de saleté, extirpe de sa chevelure quelques boulettes d'enduit séché. Il me dit quelque chose mais comme la télé hurle, je n'entrave que pouic. Il se lève. Tout le monde se lève. Je me lève aussi. Nous vidons nos plateaux là où ça se vide, nous disons au-revoir à la statue grecque qui tient la caisse, et nous sortons. Le silence de la rue nous accueille. Un autobus passe dans un chuintement merveilleusement reposant, suivi par un scooter presque muet. C'est l'heure magique d'après la télé turque, où toute la ville semble s'agiter dans une vidéo dont le son aurait été coupé. Les fumeurs se roulent des cigarettes, et les allument avec ce plaisir frais et jeune, si particulier, qui accompagne toujours, me dit-on, la nicotine d'avant café. H. vient vers moi, sort un papier, le déplie et me dit :
« On est attendus à quatorze heures pour faire trois réserves sur l'Axxian, puis on aura fini notre journée, on pourra rentrer le camion au dépôt.
― Ça consiste en quoi, ces réserves ?
― Nettoyer la salle de bains du 31, qui a été salie encore une fois par les carreleurs, et refaire la véranda du 25 sur laquelle il a plu et ça a taché des trucs. Ah, et aussi, enlever... Qu'est-ce que c'est que ça ? Enlever les traces d'enduit "sur les dormants des chambres du 22". C'est quoi, un dormant de chambre ?
― C'est sur les fenêtres. Tu as la partie ouvrante, qu'on ouvre, et la partie dormante, qui est le cadre scellé dans le mur. »
Nettoyer des appartements finis dans un immeuble en chantier s'apparente fortement à un travail de Sisyphe. Tant que les choses n'ont pas été faites trois fois, on pourra les refaire. C'est comme pour mon escalier. Le chef s'avance vers moi :
« Toi qui est nouveau, attention à ne pas faire de zèle. Tu ne nettoies pas tout ce que tu vois de malpropre, tu corriges uniquement ce qui est marqué sur le papier. La véranda, c'est un quart d'heure ; au-delà, c'est la société qui trinque.
― Donc il faut que je me débrouille pour que la véranda ait l'air propre.
― Voilà. D'autant plus qu'on est déjà venus la faire deux fois, alors ça ne devrait pas être trop compliqué. »
Cette véranda fait partie d'un somptueux trois-pièces qui a été vendu 550.000 euros, soit... Mille-sept-cent semaines de travail à trente-cinq heures hebdomadaires pour un technicien qualifié, en imaginant que le dit technicien n'ait jamais rien à payer. Cette petite règle de trois laisse mon ami H. pensif. Plus de trente ans de travaux forcés ! Voici encore un gouffre entre ce que l'on peut espérer faire, et ce qui se pratique au grand large de nos horizons. Trente ans pour un trois-pièces ! Donc une vie n'y suffit pas. « Et encore, on n'est pas à Paris ! »