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Billet de blog 14 juillet 2011

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Invisibles et tenaces (quatrième partie)

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Cette semaine, je vais vous parler un petit peu des trois-huit, et beaucoup plus des élections. De ces dernières, et des intentions de vote de mon entourage immédiat au travail, je retire ceci : imaginez, dans la nuit noire, une salle ouverte à tous les cris, à toutes les rumeurs. Là-dedans des amoureux se cherchent, se croisent sans se toucher, et ne se trouvent pas. En plus rôdent ici des simulacres.

IV

Ce matin je suis vraiment cuit de chez cui-cui. Les yeux rouges, dans le camion je ne saisis rien de ce qu'on me raconte. On finit par me laisser tranquille. Commence l'habituelle tournée du début de semaine : gymnase, salle de muscu, bureaux, terrain de basket. Aspirer, vider les poubelles. Il y a une chose dont je ne comprends pas la raison, dans ce gymnase : c'est la présence d'une incroyable quantité de chaussettes sales disséminées un peu partout entre les tatamis, sur les bancs et sous les tremplins... Des petites tailles, toujours, et jamais par paire. Voilà un grand mystère. Depuis que je nettoie cet endroit, j'aurais pu récolter une pleine valise de ces petits monstres ; au lieu de quoi, j'en fais des guirlandes que j'aligne sur les barres des espaliers qui courent le long du périmètre.

Le chef vient me voir : « Allan il faut aller plus vite, on va être en retard ! Après, il y a le vestiaire des filles à faire à l'étage, et puis tu iras rejoindre H. à la muscu. C'est quoi toutes ces chaussettes ? À la poubelle, t'emmerdes pas ! Tu n'as pas le temps de faire l'artiste ! Allez, t'es tout mou ce matin... » Je suis tout mou parce que je me suis réveillé à 03h45 ce lundi, pour regarder mon fils aîné avaler un bol de céréales avant de partir prendre son service dans une usine où l'on fait les 3x8. C'est sa deuxième semaine, et il y est stagiaire... Heureusement il n'y est que stagiaire – dans son école d'ingénieurs, à la fin de la seconde année de prépa, il faut faire un stage « ouvrier » ; ça dégrippe, ça rend humble et motivé, et ça met dans le bain des grandes usines. Heureusement dis-je car, en tant que jeune non rémunéré, il échappe au service de nuit. Mais, une semaine sur deux, il est tout de même bon pour se taper la matinée : 05h00 – 13h00, et ce n'est pas de tout repos. Or donc, tôt ce petit matin, à l'heure où les merles dorment encore profondément, je lui avais demandé :

« Alors ça veut dire que tu auras cantine à 09h00 ? Ce sera ton repas de midi ?

― Ce n'est pas comme ça que ça marche. On travaille d'une seule traite les huit heures entières, avec deux pauses de dix minutes. Et c'est seulement à la fin qu'éventuellement, on peut aller au réfectoire. Mais moi je préfère rentrer tout droit.

― Huit heures d'affilée ? Et tu peux t'asseoir pendant ce temps ?

― Non. Pendant les pauses uniquement. Sinon, je travaille debout.

― Je ne savais pas tout ça.

― T'es bien le seul.

― J'ai raconté des bêtises sur mon blog. Et les 3x8 c'est partout comme ça ?

― Apparemment. » Les horaires sont décalés par rapport à ceux des bureaux. 05/13, 13/21, 21/05. Voilà deux sources qui m'annoncent les mêmes chiffres.

05/13 : en matinée, une fois fini ton service, tu rentres te coucher et tu n'émerges que trois heures plus tard, pour quatre heures environ d'activité normale : rangement, toilette, courses, et sortir un peu. À la rigueur, tu peux envisager d'aller au ciné, mais tu t'endormiras pendant la séance. La solution la plus simple reste donc de se vautrer sagement devant la télévision.

13/21 : en après-midi, tu finis ton travail à la nuit. Le temps de faire tout ce qui doit être fait chez toi, il devient inutile de sortir : tout ferme. Reste, fidèle oasis, cette bonne vieille télévision pour se bourrer les neurones avant d'aller au pieu. Réveil vers onze heures du matin, douche, petit-déjeuner, et hop on file à la mine.

21/05 : après un service de nuit, hagard tu t'abats dans ton lit, la tête pleine de boucan. Le soleil se lève. L'immeuble commence à bruire. C'est alors qu'il faut savoir dormir au milieu de la rumeur d'une ville qui s'ébranle. Tu t'enfiles des bouchons dans les oreilles... Du coup, comme au travail aussi tu as des protections auditives, c'est presque toute ta vie que tu passes coupé du monde, à écouter ton sang... Vers treize heures, tu ne tiens plus, il faut se lever. En plein décalage horaire, tu perds ton temps et tes repères. Tu as faim quand les restaurants ne servent plus, tu veux acheter du pain pour te faire un sandwich mais la boulangerie est encore fermée. Tu te rabats sur le mini-market du coin, tu y attrapes en vitesse n'importe quoi et tu files bouffer cette bonne vieille merde industrielle qu'on t'a vendue bien cher, tout en regardant, somptueuse et incontournable, Sa Majesté la Télévision.

Laquelle Majesté est catégorique : les étrangers sont sales, violeurs, voleurs, incultes et agressifs, et ils pullulent ; les ouvriers, ces vils connards, votent de plus en plus à l'extrême-droite ; les socialistes sont mous, menteurs comme des politiciens de la vieille école, et vaguement prévisibles ; Mélenchon est un fou rouge vif ; et puisque l'on ne va certainement pas suivre ces enragés de lepénistes, l'UMP reste donc le moins pire de tous les partis – ceci constaté en toute objectivité, naturellement, et si vous faites mine de mettre en doute la qualité de cet enseignement, ou l'authenticité de ses sources, Jean-Pierre Pernaud va s'indigner et faire le vertueux.

Tandis que ces idioties passent en boucle, une question reste pendante : comment peut-il être permis de faire travailler ses ouvriers pendant huit heures de rang, sans arrêt sérieux, alors que n'importe quel employé de bureau a droit à sa pause-déjeuner ? Qui a autorisé un tel traitement ? Quel est le sens d'une telle vie ?

Nous autres, agents de service identifiés comme AS1, avec nos horaires qui tombent pile poil, réguliers comme des montres à quartz, dehors à cinq heures du matin et rentrés à cinq heures du soir , nous sommes des pri-vi-lé-giés. Je n'aurais jamais cru pouvoir dire ceci un jour, mais il apparaît que nous sommes des nantis ! Comme il est bientôt onze heures, nous allons fêter ça au café.

Sitôt installé sous la tente en zone fumeurs, j'attaque dans le dur :

« Alors comme ça, dans le monde des ouvriers, il paraît qu'on vote Le Pen ?

― Qui est-ce qui raconte des salades pareilles ? » Le chef me regarde avec l'air mauvais. Je crois qu'il me soupçonne de vouloir insulter les travailleurs ! « Moi je voterai pour Martine Aubry ! Mais qui c'est qui raconte ces conneries ? » Je n'ose donner le nom du think-tank qui nous a fait cette belle révélation, car je crois savoir qu'il est un peu rose, avec un titre bien ronflant comme lorsqu'on souffle dans la trompe d'un éléphant.

« Dans ce milieu, si tu es raciste tu ne tiendras pas longtemps sans te faire remettre dans le droit chemin, je te le promets. Car ici, mon gars, c'est le pays des gens qui ont du courage, et on n'en a rien à foutre de savoir d'où tu viens ; il y a les branleurs, et il y a les bosseurs. Point.

― Bravo !

― Tu peux ou tu ne peux pas faire ; tu veux ou tu ne veux pas. C'est tout et ça s'arrête là. Trente ans que je fais ce métier, tu entends ? Résultat : ici il n'y a pas d'étrangers, il n'y a que des... Il y a des... » Le mot camarades semble ne pas vouloir sortir en premier. « Il n'y a que des gens avec qui tu travailles. Il y en a avec qui tu t'entends, et il y en a avec qui ça ne passe pas, et ça t'y peux rien... Mais on est tous égaux ! D'abord et avant tout, on est tous égaux. Les cons les crétins les gens corrects. Tout le monde.

― C'est une déclaration de principe ou c'est une constatation tirée des faits ?

― Quoi ??? Allons, écoute-moi... Il y en a peut-être qui sont de droite comme il y en a qui sont de gauche, ça j'en sais rien et je m'en tape, mais voilà ce qui se passe : face à la peine, on est tous dans la même peau, tu m'entends ? Voilà l'égalité ! Alors la Marine elle peut toujours aller racler tous les tiroirs qu'elle voudra pour y trouver des mots nouveaux avec leur mode d'emploi, c'est pas elle qui se lève à quatre heures pour aller balayer la tribune où elle va balancer des saloperies, et c'est pas elle qui ira les ramasser après. C'est nous ! Moi je vote Aubry. »

Eh bien, mais je n'ai pas raté ma journée ! J'en apprends de belles... Enfin je rencontre un socialiste (« Qui ne soit pas un candidat ! » ricane le petit diable qui se tient sur mon épaule gauche, j'ai bien dit gauche ; le petit ange perché à droite glousse bêtement à cette remarque assassine, et la savoure avec ravissement). Dans mon milieu très politisé, intellectuel de bas étage mais de haute volée et se prétendant bien informé, on est ordinairement plus rouge que mon chef, ou alors beaucoup, beaucoup plus vert. Le camarade H. s'en fout et regarde ailleurs ; lui ne vote pas, puisqu'il n'est pas Français. Mais s'il votait ?

« Ouais, Aubry elle a l'air bien. Ou, comment il s'appelle l'autre gars, là ? Monla, Mélo...

― Mélenchon ?

― Non je crois pas...

― Mélenchon c'est un populiste qui veut piquer des voix aux socialistes ! » décrète le chef. « Moi je me méfie ; trop grande gueule. Et toi, tu votes pour qui, l'écrivain ? Écolo, je parie ! Les intellos c'est écolo. Nous autres on est des cons, on vote socialo. »

Je n'ose plus répondre ! Heureusement, le téléphone se met à vibrer entre les tasses de café. Le chef décroche et s'enfonce dans une conversation avec le patron. Pendant ce temps, H. semble avoir retrouvé le nom du prétendant qu'il cherchait : « Montebourg ! »

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