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Billet de blog 15 septembre 2011

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Invisibles et tenaces (onzième partie)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Cette semaine, loin du collège aux mille vitres, nous intervenons dans un énorme immeuble de bureaux, un monstre tout neuf qui sent la peinture fraîche et le plastique chaud. C'est l'occasion pour le chef de découvrir deux ou trois petites choses surprenantes en direct du monde souriant de la finance, et d'en expérimenter une autre vieille comme les pierres, dont il pensait pourtant avoir fait le tour : des larbins vont le considérer comme un sous-larbin.

XI

L'immeuble est plein comme un œuf. Tout a été loué ! Voilà qui, en ces temps bizarres où le monde retient son souffle, n'est pas un maigre exploit. Car enfin, le mètre carré est plus que cher, par ici ; pour les tarifs, on se croirait presque en banlieue parisienne.

La sécurité nous encadre jusqu'à un local sans fenêtres, et nous laisse entre les mains d'une espèce de superviseur. Nous recevons le droit de circuler dans tel et tel endroits, mais pas dans tel autre. Comme les bureaux ne sont pas encore ouverts, nul ne doit se promener sans autorisation dans les couloirs. Il s'agit de ne rien oublier dans le camion.

Notre mission, ce petit matin, est de passer l'aspirateur au troisième étage, aile ouest, chez un constructeur de maisons individuelles « personnalisées ». Il faudra en outre vider les corbeilles et les poubelles dans les grands sacs noirs que nous traînons toujours derrière nous partout où nous allons, et aussi nettoyer les sanitaires. Le chef se charge de ces derniers tandis que H. frottera les tables, et m'envoie aspirer partout. J'ai l'habitude. C'est un travail tranquille, qui doit être mené rapidement mais qui ne présente aucune difficulté. En même temps, je viderai les corbeilles de bureau. « Si tu trouves des trombones par terre, tu les ramasses et tu les remets sur la table la plus proche. Surtout, tu ne les aspires pas, car ça peut faire des trous dans les sacs ! » Nous nous séparons. Je pose mon aspirateur au milieu de l'accueil et cherche où me brancher. Comme le fil fait dans les vingt mètres de long, j'ai appris à ne pas m'inquiéter ; il suffit de marcher, tôt ou tard une prise apparaîtra, sur laquelle il restera une petite place pour moi. Et voilà, entre une plante verte et une fontaine à eau.

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Travailler dans des locaux avant l'arrivée de leurs occupants est une activité qui me met toujours un peu dans la peau d'un nettoyeur de scènes de crime. Sur cette chaise que j'aspire, de très fins cheveux blonds se mélangent à des poils de mohair. Ici, un petit chien a fait pipi sur la moquette : la tache n'est pas encore sèche, et a été planquée sous une corbeille. Celle-ci contient des chewing-gums qui collent au fond, et que je peine à détacher. Des impacts de talons-aiguilles me renseignent encore sur la dame qui officie à cet endroit. Contre sa jambe droite, en même temps qu'elle téléphone, toujours elle sent son chien, amitié chaude et sans fards qui lui donne probablement de la force. Dans une autre pièce, derrière des échantillons de parpaings, trois crayons se sont réfugiés pour ne pas avoir à bosser. Comme je suis méchant, je les repose devant le premier clavier que je trouve.

Et voici le serveur. Gros, chaud, bruyant. Poussiéreux, garni de toiles d'araignées, décoré de taches de café. Je le remets à neuf, et en profite pour débarbouiller l'extincteur voisin. Plus loin, je traverse un bureau dans lequel mon aspirateur trouve à s'occuper : toutes sortes de petites choses invisibles viennent faire du bruit dans son tuyau. J'espère que je n'avale pas de trombones... Non, il semblerait que ce soient des parcelles de biscuits : de nombreux emballages vides s'empilent dans les corbeilles, et signalent une inquiétude compensée au sucre. Devant ce spectacle, je songe accablé que lorsqu'on achète des produits Nestlé ou Kraft Foods, nous donnons notre bon argent à des multinationales qui ne payent pas vraiment beaucoup d'impôts en France – quand elles en payent. La balance du commerce extérieur peut alors être négative, tant que nous remplirons nos caddies avec des produits fabriqués par des sociétés raflées par ce genre de géants, l'argent fuira. Voyez l'affaire qui met aux prises les salariés de l'Éléphant, marseillais depuis 1896, et leur maître Unilever qui, s'il est, en France, français par nécessité, est suisse par souci d'économies, et délocaliseur par vocation. Ces structures-là se goinfrent avec nos vies, et déposent en plus dans notre paysage suffisamment d'objets pour être incontournables : dans tout rayon de supermarché, on ne voit qu'elles ; dans nos caddies, on ne trouve qu'elles. On est cernés.

Ah misère, voilà qu'au lieu de travailler proprement je ronchonne ! Je me heurte à H., qui sifflote et fait briller les tables. Le chef est en pétard, m'apprend-il. Il s'est pris de bec avec un abruti qui ne voulait pas lui ouvrir je ne sais quel accès, et il a perdu car dans l'ordre des hiérarchies, le nettoyeur de chiottes vaut infiniment moins que le plus petit de tous ceux qui surveillent ici, la nuit. Passés les cinquante ans, ce genre de rencontre devient de moins en moins encaissable. Mais le chef sait où va sa fidélité, et mange ce beau caca tout mou par souci de ne pas plomber la renommée de son entreprise, et de foutre en l'air tout le travail de son patron ; il fait donc à cette heure un grand détour, sous le regard des caméras. Je quitte H. qui s'enfonce vers le secrétariat, tandis que je m'avance vers le bureau du Boss.

Voici, par exemple, un bel endroit. Le mobilier n'est pas fracassant d'arrogance, mais correct et confortable ; la vision est belle sur la campagne qui s'éveille. La corbeille est vide, la moquette impeccable. L'aspirateur glisse là-dessus comme sur un rêve, et n'avale que de l'air. Dans un coin, trois téléphones se rechargent.

¤0¤

D'une manière générale, il est impératif de porter un regard neutre sur ce que l'on voit dans les bureaux. La plupart des gens qui travaillent dans ces endroits s'arrangent pour n'y pas laisser trop d'eux-mêmes, hormis les traditionnels panneaux de photographies et dessins d'enfants. Mais certaines personnes se lâchent ; elles déposent des traces très précises de ce qu'elles sont et font, ou prétendent être. Elles se montrent au balayeur, qui n'en perd évidemment pas une miette, mais n'en dira rien, même à ses collègues ; c'est ici une des fiertés de notre travail, ce secret consenti en bloc et sans qu'il soit besoin d'en préciser les modalités. Il n'y a pas que des blaireaux dans le bas de la pyramide sociale. « On sait se tenir, grogne le chef en regardant du coin de l'œil une caméra. C'est point comme d'aucuns qui se prennent pour des princes et se conduisent comme une talonnette. Allez on dégage ! » La séance est finie. Il est bientôt sept heures du matin. La journée, c'est bizarre, a l'air de commencer.

Sur le parking, dont le revêtement sombre et sans taches signale l'extrême jeunesse, nous regardons l'imposant édifice. « Ici avant, c'était une pâture à vaches, nous dit le chef. Quand j'étais petit, on allait faire les mûres au dos de ces haies que vous voyez là-bas. » Je regarde ce qui nous entoure : plus de vaches, mais du maïs, du gazon, du goudron et du béton ; des parkings, des ronds-points, des immeubles fringants, et tout au fond un fast-food avec une petite galerie marchande. Des grues de chantier, des panneaux, de la boue. L'arrêt de bus est à vingt minutes dans le sud. On entend gronder la rocade derrière un petit bois. « Les promoteurs, ça bétonne tout, c'est une engeance, râle le chef.

― Oui mais tout le monde est content, dans l'affaire. Le vendeur, le constructeur, l'acheteur... Il n'y a que le voisin qui se plaint. Et encore pas toujours.

― Allan, tu défends ces foies jaunes ? Mais t'es de gauche ou c'est juste un effet d'optique ?

― Allons allons ! Un promoteur, ce n'est jamais qu'une personne qui transmet des informations sur le prix d'une surface et la valeur d'un bien immobilier qu'on peut en tirer. Si les gens se jettent dessus, c'est eux que ça regarde. Le promoteur n'est pas coupable !

― Oh ben tiens donc !

― Tutafé. Innocent comme l'agneau tout neuf !

― Qu'est-ce que c'est que cette bouillie ?

― Regarde : un trader, par exemple, il ne fait que transmettre des informations sur la valeur d'un produit, rien de plus. Par son jeu d'intermédiaire entre l'offre et la demande, il amène un prix à son juste niveau. Le trading est ainsi une activité nécessaire et vertueuse. Le trading optimise le marché ! Dites merci aux traders, grâce auxquels vous achetez votre blé au prix maximum tolérable à l'instant t, et pas plus cher.

― Pas plus cher ? Moi, je crois que tu vas rentrer à pied ! Ou alors demande pardon !

― Je demande humblement pardon.

― Pervers !

― Je suis sûr qu'un socialiste aurait pu dire ce que j'ai prononcé !

― Quoi ? Attention ! Finir à pied !... »

Kss kss ! Mais bon, mieux vaut ne pas trop provoquer le chef. La journée est loin d'être finie, et voilà qu'il se met à pleuvoir. Pourtant, le soleil est là, sur l'horizon. Nous partons de l'autre côté de la ville assister un camarade en détresse, qui officie justement en plein air aujourd'hui, sur nacelle, à nettoyer toute une façade au Kärcher. Il ne doit pas trop rigoler : la pluie, en faisant dégouliner toutes les saletés des toits, détruit son travail à mesure qu'il le fait. En plus, comme les façades sont reculées derrière dix mètres de gazon, amener la nacelle à portée d'ouvrage creuse de jolies ornières dans l'herbe. Ce qui est absolument interdit. Mais le client ne veut ni payer une nacelle au bras plus long, ni abandonner l'idée de faire nettoyer sa façade, ni avoir des trous dans son gazon. Tout est donc de la faute du camarade, qui réussit même à se faire engueuler lorsqu'il reste immobile.

En chemin, pour me faire pardonner ma crise de libéralisme, j'en raconte une bien croustillante à propos de l'immeuble que nous venons de quitter, et dont je connais la genèse. H. écoute très attentivement, et enregistre tout le processus, bien doucereux, par lequel une bande de parasites a réussi à s'enrichir crapuleusement en faisant trimer des tas de gens comme au Purgatoire, et sans faire autre chose qu'agiter des avocats. Le chef, qui conduit, écoute lui aussi. Il est très content de cette entourloupe, parce que les victimes en sont des promoteurs, une race qu'apparemment il n'encaisse pas. « Arroseurs arrosés ! éructe-t-il. Ils ont trouvé leurs maîtres ! Ha hâ ! » Et quels maîtres ! Voici l'affaire...

Histoire d'une entourloupe :

Chacun sait, ou devrait savoir, qu'un promoteur achète, le plus cher possible, un terrain sur lequel il va faire construire, le moins cher possible, un immeuble qu'il revendra le plus cher possible, en gros ou en détail. L'achat du terrain se fait aux enchères : le proprio ne le lâche qu'au plus offrant. Il revient au promoteur de bien évaluer toute la richesse qu'on en peut tirer, et de faire une offre en conséquence. Le plus optimiste remporte l'affaire.

Vient alors, après les quelques péripéties administratives qui entourent et accompagnent toute conception de projet architectural, la construction de l'immeuble. Bien que le promoteur soit en droit d'espérer voir les diverses entreprises qu'il a choisies travailler pour trois coups de fouet et quelques menaces, il apparaît qu'en France ce n'est pas tout à fait possible ; il faut signer des traites, prendre des assurances, se manger les retards et les erreurs, les dépassements de devis, les défauts qu'on aurait dû voir et qu'on n'a pas vus. Il y a aussi quelques bonnes surprises, bien entendu. Puis, l'immeuble enfin terminé et reçu, il faut encaisser ce qu'il reste à recevoir des clients, qui ont payé par tranches à mesure que la chose sortait de terre, et l'on peut alors aller fêter ça quelque part, avant de recommencer.

Voici qu'une fois un groupe d'investisseurs de la City a lancé l'idée de construire dans le secteur un immeuble énorme, de bureaux exclusivement, et destiné à la location. Grosse affaire ! Il fallait trouver la bonne situation, le bon terrain, le bon prix, le bon projet, les bons partenaires, et arracher tout ça au nez et à la barbe de tous les concurrents de la province. Un promoteur est finalement retenu, qui a réussi à déployer le plus séduisant bouquet. En dix-huit mois l'immeuble est construit, sans trop d'aventures. Il faut ensuite le garnir de locataires.

Et c'est là que les choses se compliquent. car lesdits locataires ne se bousculent pas. La conjoncture est devenue morose, la crise des subrimes a figé tout le monde dans un attentisme mortifère, et rien ne bouge plus que par absolue nécessité. Ce n'est pas ainsi qu'on remplit un immeuble géant tout frais construit. Or, misère et catastrophe, il y a, entre le promoteur qui s'est engagé à fabriquer et remplir l'immeuble, et ses clients londoniens, une clause, une garantie, appelée garantie locative : au bout d'un certain délai, chaque mois passé sans locataire payant un loyer déclenche une compensation, que le promoteur versera à son client financier. Ainsi, chaque mois pendant presque six mois, il fallut lâcher quelque chose comme cent-cinquante milliers d'euros de punition.

Vient enfin le jour béni où, tout l'immeuble ayant trouvé preneurs, l'affaire est terminée. Les clients londoniens finissent de payer ce qu'ils devaient, le promoteur a cessé de leur verser des amendes, et en profite pour compter ses gains, qui se trouvent être diablement merdiques au regard de tout ce qui était espéré. Bon, ça fera toujours du chiffre d'affaire, mais ceci aura été la première et la dernière fois qu'on signera une telle clause ! Garantie locative ? Impression très nette de s'être fait un petit peu dépuceler.

Un qui n'a pas transpiré, dans l'affaire, c'est le groupe londonien. Et voilà que sans plus attendre, il revend tout le tintouin avec une plus-value de 20% ! Pensez donc, en ces temps incertains, fourguer un immeuble plein de locataires qui payent, si ça n'est pas pour séduire des investisseurs !

En somme, voilà des gens pleins aux as qui ont fait trimer toutes sortes d'entreprises jusqu'à la limite de leur marge, sans jamais prendre un seul risque. Puis, l'opération faite, ils revendent. D'un côté on a travaillé comme des esclaves du sommet jusqu'à la base de la chaîne de sous-traitance, en une spectaculaire avalanche de veaux-vaches-cochon-couvée réduite, par la vertu de conditions étonnamment dures et inattendues, à la plus simple expression de chair à pâté, tout juste alimentaire mais pas enrichissante. De l'autre on rachète au prix fort un produit qui n'a coûté à préparer que le plus riquiqui minimum. L'intermédiaire a fait ici office de parasite, vampire captant sans remords de l'argent par tout les bouts, et ne le lâchant que pour le récupérer immédiatement avec une plus-value spectaculaire tirée à la fois de la sueur des uns, et de l'avidité inquiète des autres – lesquels, bien entendu, se rembourseront sur le pauvre monde sans une once de complaisance au-delà du strict nécessaire. Le juste prix ! Pendant ce temps les salaires ne grimpent pas, chacun travaille toujours plus, partout des gens se retrouvent à faire le boulot de deux personnes pour le prix d'une.

Nous arrivons. Le camarade nacelliste est trempé, immobilisé par des injonctions contradictoires. Le client menace, n'en a rien à foutre, a le droit pour lui et le fait savoir à qui veut l'entendre. Notre société va être mise à l'amende. Terre de Caïn !

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