Voici qu'arrivent, pour le pays, et pour l'Europe aussi par voie de conséquence, des élections présidentielles qui seront les plus cruciales jamais enregistrées dans l'histoire de la cinquième république. Si les idées de gauche, qui toujours ont été progressistes, ouvertes sur l'avenir, sur la tolérance, sur la bienveillance et l'entr'aide, méritent aujourd'hui d'être épargnées, sauvegardées – c'est-à-dire non tordues ou érodées par de mauvaises utilisations et des interprétations fallacieuses – ou si même par hasard elles étaient mises en présence, ô miracle, de l'action... alors surtout qu'on n'aille pas dilapider ce magnifique espoir en le déposant entre les mains d'une personne qui, à cette époque si particulière du monde, ignorant les effets de charnière qui se sont activés, préférerait le compromis avec l'ennemi au simple sens de l'Histoire, lequel commande, aujourd'hui, de se dresser et de se battre, quitte à perdre, mais drapeau haut !
Et voici ce que j'ai à dire pour conclure cette histoire en quatorze chapitres. Moi touriste plongé un petit instant dans une chaudière de labeur soutenu, sillonnée de fatigues au long cours et de dangers qui nécessitent, pour y échapper, de prêter grande attention à ce que l'on fait, sous peine d'accident sévère, j'affirme que j'ai côtoyé là-bas les piliers de notre monde. Celles et ceux qui, au fond des soutes, dans les conduits chauds et bruyants qui serpentent loin sous la surface, dans l'écrasante clameur des mécaniques, œuvrent avec leurs deux mains et toute leur énergie pour que le navire avance, que les marchandises circulent, que le commerce puisse commercer ; ce sont eux qu'on rémunère avec trois crachats.
C'est une règle de tous les temps : toute personne qui extrait quelque chose du néant, toute personne qui mine est, par une fatalité singulière, non seulement celle qui souffre le plus au travail au point d'en perdre assez rapidement la santé, mais celle qu'on rétribue selon un tarif spectaculairement hideux. Et la Droite, aujourd'hui comme toujours, ose encore prétendre qu'on lâche trop d'argent à ces animaux-là. Atlas, flottant dans un bleu de travail trop grand pour lui, souillé de cambouis et tricoté de rustines, Atlas debout sous le Globe, des pansements plein les doigts et le dos en compote, transpirant, cherchant au bout de lui-même encore un peu de volonté pour tenir encore, est accusé, ô la pauvre victime, de coûter trop cher à ceux qui se font porter, et le voici soupçonné de racisme, et d'immaturé, et d'inculture, et même d'être arabe ou musulman, ce qui est pire que tout s'il faut en croire l'UMP et le Front National.
Atlas, oui lui le héros sans qui tout s'écroule, Atlas le titan guetté par les hernies discales, harcelé de caries, perdant ses cheveux et sa force, mangeant quand il le peut et toujours n'importe comment, Atlas dort mal et se réveille quand on le lui ordonne. Il ne rentre chez lui que pour s'écrouler. Il ne lit rien car lire ou dormir il faut choisir, ou alors il allume un peu la télé et regarde l'impensable briller au loin dans les paillettes, l'impensable qui danse, heureux et frais, avec un petit air d'évidence naturelle qui fait mal à ceux qui se tiennent dans les ténèbres de la misère. Le petit pécule d'énergie dont Atlas dispose fond peu à peu, et sa vie amoureuse est partie en fumée depuis longtemps, consumée qu'elle est d'épuisement et de renoncements. Ses enfants s'élèvent tout seul. On accuse par conséquent cet individu d'être un mauvais parent.
Voilà. Pour le prix d'être un balayeur, un trieur d'ordures, un nettoyeur, un désinfecteur, pour le prix des doigts sectionnés, des morsures de rats, de la rouille au fond des égratignures, pour le prix d'être celui qui fait que le monde est net, en état de marche, et tourne chaque matin, Atlas a le droit de ne pas gagner sa vie. Le plus extraordinaire est qu'il ne se plaint pas beaucoup, mais il faut le comprendre : il n'est rien, il ne vaut rien, il y en a des milliers comme lui, avec ou sans papiers.
Invisible, mal considéré, courageux malgré tout car condamné à la ténacité, prisonnier au fond d'une fosse dont seuls les privilégiés comme moi et quelques étudiants venus se faire trois sous peuvent s'échapper sans trop de peine, Atlas et ses congénères, masse grouillante de tourmentés, ne sont connus que de rares personnes, et reconnus encore moins pour leur travail admirable. Songez un petit instant, s'ils venaient à cesser d'obéir : plus de poubelles ramassées, plus de lait mis en briques, plus de peinture dans les seaux, plus de trottoirs nettoyés, plus de poireaux récoltés, plus de porc mis en barquettes, plus de barquettes mises en rayon, plus de caissières, plus de vigiles, plus de sols passés à la serpillière, plus d'électricité, plus d'eau, plus d'essence et plus de mouchoirs ! Chez nous tout fonctionne à l'esclave...
Et dans les bureaux ? Plus de tristes êtres stressés raidis d'angoisse, menottés à leurs claviers, trimant comme quatre tandis que des héritiers passent bien décontractés dans les couloirs, avec des salaires indécents, regardant tout le monde de haut, récoltant les éloges quand tout va bien et distribuant les blâmes quand quelque chose ne va pas. Plus d'administration, plus de suivi de clientèle, plus de standards, plus de courrier, plus de commandes ! Plus de préparation des commandes. Pus de comptabilité, plus de facturation, plus d'encaissements.
Plus de péages, plus de surveillance, plus de beurre, plus de livraisons, plus de journaux, plus de documentaires, plus de pigistes ! Plus personne pour vous empêcher de saigner aux urgences. Plus d'assurances, plus de banques, plus de primeurs, plus d'eau mise en bouteille, plus de pinard ni même d'épinards. Et vous voudriez, en plus de ça, continuer à vous nettoyer les dents avec du dentifrice ? Mettez-le vous même en tube, et trouvez d'abord une recette appliquable : mais voilà, sans les titans plus rien ne tient ! Sentez-vous comme vous êtes tout ? Et les titans sont tout petits.
La France entière, à quelques virgules près, bosse au SMIC. Alors voici : la première exigence de la morale la plus élémentaire est que ces héros, qui travaillent si dur, qui risquent tant, qui font les choses les plus nécessaires, soient payés comme on paierait des héros officiels : avec reconnaissance et sans chipoter. Les amis, à moins de deux-mille euros mensuels vous ne devriez pas avoir à trimballer sur votre dos des sacs de farine, de plâtre ou de granulats à une heure où les rues sont encore vides. Aussi, oser affirmer que le SMIC proposé par le Front de Gauche, 1700 bruts en début de mandature et 1700 nets à la fin, est un SMIC excessif qui mettrait la France à genoux... mais c'est tellement immoral qu'il faut être un journaliste muselé d'or et de platine pour ne pas sauter à la gorge de qui ose proférer en direct une telle insanité. La France à genoux ? Mais elle l'est déjà, monstre ! Elle passe le chiffon dans cette posture indigne pour que tu marches sur un parquet qui brille autant que tes godasses, tes montres et les bagues de ta rombière. Merde ! La moindre des justices est de mettre en place un système qui permette à quiconque s'épuise au travail d'en gagner au minimum de quoi attraper son bonheur ou le construire. Mais bon, nous ne sommes que des chiens de populistes. Des chiens, oui. Attention aux chiens.