Après les trois-huit, après même les quatre-huit qu'il est parfois nécessaire d'organiser pour certaines activités, il existe une autre fosse bien plus terrible encore : celle des horaires concassés. Probablement, personne d'entre vous n'est soumis à un tel traitement : celui d'un temps de travail qui serait à la fois dense et disloqué. Votre existence devient un épais chemin, inégal, hérissé de gravats, où chaque journée de vingt-quatre heures est un bloc, un gravillon, une pierre, un pavé ébréché, un éclat de silex, un morceau de plâtre sec, un vieux bout de béton hérissé d'armatures, un tesson de bouteille, une brique éclatée. Aux temps de repos, vous sombrez dans l'hébétude comme dans une ornière remplie d'eau trouble. Vous voici déposé dans une éternité de chaos. Nul endroit de l'Hadès n'est réputé contenir une telle punition.
V
« Par exemple, mon mari, il vient de faire vendredi samedi dimanche de nuit. La semaine prochaine, il reprendra au mardi en matinée, ou en après-midi, pour trois jours, et ça changera encore en plein milieu de semaine. » Pour peu que la femme soit aux trois-huit, ces deux-là ne se verront plus qu'entre deux portes.
Comment, alors, organiser une vie familiale ? Comment voir ses enfants grandir ? Comment les éduquer ? C'est ici que la solidité du couple prend une influence déterminante sur le destin de la progéniture : la fidélité et le courage dont il faut faire preuve chaque jour sont un exemple qui peut retenir les enfants du bon côté de la morale et de l'espoir. Mais le parent qui est soumis à ce régime doit posséder en lui des qualités d'enchantement peu communes [lisez le témoignage de Watayaga que je mets en recommandé].
Dislocation : les périodes sont tellement brisées que l'organisme ne sait plus comment faire pour suivre, puisqu'il n'y a plus de rythme, et court au plus pressé, des rustines à la main. « Ça vous casse un bonhomme ! » Et c'est permis.
Jusqu'à présent, les accords de branche, quand ils existaient, avaient priorité sur les accords d'entreprise. Ceci est désormais du passé : c'est l'inverse maintenant, grâce à notre bon gouvernement. Par exemple, la Loi portant réforme du temps de travail en date du 21 août 2008 stipule que le contingent annuel d'heures supplémentaires est désormais fixé en priorité au niveau de l'entreprise, qui pourra donc ne plus tenir compte de ce que prévoit l'accord de branche auquel jusqu'alors celle-ci était soumise. Ceci n'est apparemment pas suffisant puisque s'exerce en ce moment une forte pression pour que la législation s'incline devant lesdits accords particuliers, et non l'inverse. C'est vouloir que la dérogation devienne la règle : par conséquent, le niveau minimal de décence deviendra la limite supérieure.
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Je regarde une dame scier des morceaux de parquet, et vider un placard rempli d'archives. Elle enlève des plinthes, brandit une visseuse, met en marche une scie sauteuse, et assourdit toute la salle d'attente dans un geyser de sciure. Mon dieu qu'elle a l'air vieille... Pourtant, elle a cinq ans de moins que moi. Elle aussi met son réveil à quatre heures. Sa fille, vous le pensez bien, s'élève toute seule. Dans son uniforme gris plein de poches et de boucles, avec tous ses outils cette dame ressemble à un soldat. Elle en porte, sur son visage, la dureté.
Stigmates : quand j'étais chez les fusiliers-commandos de l'Armée de l'air, j'ai vu des camarades partir pour des missions longues en Afrique centrale. On en a envoyé certains dans des endroits dont nulle presse n'a jamais eu connaissance. Ils en sont revenus évidemment avec leurs plaques de matricules en or massif, le grand bronzage de l'Africain, une assurance de vieux baroudeur auquel on a fait faire des saloperies, et beaucoup arboraient en outre un poil éclairci, décoloré sous le feu solaire, qui leur ouvrait toutes grandes les portes de l'admiration des foules. Surtout ils avaient des photos, pourtant très ennuyeuses en apparence, qui cependant les mettaient en transe.
« Là c'est quand on était encerclés. Putain tu te rappelles, les mecs planqués dans les arbres autour de l'usine ? Là-bas ils ont des sarbacanes empoisonnées, comme en Amérique, et donc ils surveillaient le périmètre avec leurs armes de oufs qui font pas de bruit.
- Pfuii... t'es mort. Je te jure que là, tu respectes les consignes et tu vas pas pisser n'importe où ! » reprend un autre gars. Sur la photo, on voit quatre clampins en uniforme relâché, le FAMAS pendouillant négligemment sur le cœur, en train de s'enfiler des bouteilles d'eau. Troufions d'Indochine, du Vietnam ou d'Algérie ; l'habituel portrait de groupe des soldats s'octroyant un peu de repos entre deux coups de grisou, mais toujours à leur poste. Les traits sont ravagés de fatigue, et les sourires coulent.
« On dormait pas beaucoup, et n'importe comment. En face ils avaient un mortier, ces putes, et ils nous arrosaient dès que ça leur chantait. Et nous on n'avait pas le droit de sortir leur trouer le cul, c'était trop nul ! Tout le temps obligés de rester sur les parkings, sous les fenêtres de l'autre connard, là, avec sa climat'. Lui et le ministre, ils nous mataient aux jumelles. Pédés !
- Par contre on avait le droit de balancer tout ce qu'on avait, et on s'en privait pas. Autour de notre position, à la fin, y'a plus un mur qui tenait debout !
- Râââ-brabrabrabrabra ! Au gros calibre. Je sais pas si on a tué quelqu'un, mais on a refait ce quartier de la ville...
- Putain ce qu'on dormait mal. Tu te rappelles, ils avaient des fusées éclairantes...
- Ah ouais, toute la nuit ils tiraient ces saloperies ! C'était Apocalypse now, mais dans la poussière, tu vois ? Moi j'ai peut-être dormi, au mieux, quatre heures d'affilée, un jour que c'était une fête musulmane et qu'ils tiraient moins.
- Oui, oui, moi pareil ! »
Dans le Transall du retour, il n'y avait plus un seul œil d'ouvert. Dans les trains itou, et dans ce bon vieil autocar venu les chercher à la gare pour les ramener à notre base, encore moins ! Car c'est une règle qui ne souffre aucune dérogation - elle : dès qu'un troufion peut pioncer, il n'hésite pas. Du reste, c'est automatique : tu l'assois quelque part, il te dit deux phrases et pique du nez. Devant toi, tu n'as plus qu'un type au visage creusé, séché, l'air immensément las dès qu'il se relâche. Six mois passés au large, dont trois à ne dormir que par bribes, dans un enfer de bruits et d'éclats de métal aléatoirement dispersés dans le paysage, et voletant jusque dans les rêves. Sans oublier les terribles sarbacanes.
Mes camarades avaient donc puisé jusqu'au fond de leurs réserves, quand le devoir t'arrache à ce qui t'est physiquement nécessaire pour t'envoyer faire le con dans un endroit moche et désagréable, au profit d'un puissant. Quelle que soit la paie, qui n'est jamais grosse même avec les primes, elle ne compense pas le sacrifice de ta santé.
Et donc cette dame, devant moi, arbore un air de petit soldat vaillant. Avec sa perceuse et ses mains gercées, ses ongles ébréchés, ses rides, ses cheveux grisonnants, ses bras secs, on dirait qu'elle consolide une barricade sur une position prise en étau. Elle aussi est AS1 : nettoyage des vitres, aspirateur, balais et poubelles, portage de grosses machines bien lourdes qui menacent de faire sauter les vertèbres et déchirent les muscles. Elle commence à six heures, parfois plus tôt, et ne finit jamais avant que ce ne soit possible au regard du planning chargé qui nous lance sur les routes, à pied, en bus ou en camion, pour faire les invisibles. Ce métier, qui n'est pourtant pas le pire, commence à m'effrayer quand je vois comment il sculpte les gens.