Mise à jour du 29 juillet :
Avez-vous lu ceci ?
Le regard porté sur autrui ne s'attarde pas souvent à détailler l'individu, ni même la personne qu'il affiche. Chacun tractant derrière soi un joli paquet de racontars et de légendes, de préjugés et de croyances à propos de son clan, de sa tribu ou de sa nationalité, c'est sur cette belle étiquette qu'on jugera du sac (G. Naudé). Ce qu'on raconte de ton groupe te détermine toi. D'où la très haute importance, pour un journaliste, de ne pas déshonorer son métier en se faisant le sournois porte-parole d'une clique sans moralité. Exemple :
VI
Vous aurez deviné que H. est musulman. Il ne boit pas, il ne médit pas, il ne mange pas n'importe quoi... C'est grave ! Tout ceci en fait un individu suspect. Dangereux. Basané. « Je suis un terroriste » me dit-il sombrement, après avoir écouté, le soir précédent, Claude Guéant faire peur à tout le monde avec de l'immigration incontrôlée. Cependant, comme il n'a pas de barbe, c'est plutôt difficile à croire. Mais lui insiste : « Je suis une arme de destruction massive ! » puis il se campe, balai en main, tel Ætius aux Champs Catalauniques, face aux étendues de poussières noirissimes, Huns innombrables qui s'amoncellent dans le parking souterrain que, ce matin, nous allons devoir nettoyer.
Et il commence ! Froushh, froushh, froushh, froushh... Taillé comme un rugbyman mais en plus petit, H. avance d'une place à l'autre en soulevant des nuages anthracites qui ne retombent pas. Peut-on encore parler de poussière devant ce bouillonnant volcanisme de diesel pulvérulent ? Évidemment, personne n'a songé à apporter de masque.
Très vite, dans cette caverne sans air, c'est le onze septembre. Ô brouillards infernaux de l'Achéron et du Léthé ! On aurait presque envie d'allumer une cigarette pour aspirer un peu d'air filtré. Comme je ne fume plus depuis quelques années, je préfère modérer mon ardeur et ne manie mon balai qu'avec la plus extrême parcimonie. Au bout de quelques minutes, ce petit manège finit par être remarqué. « Eh bien eh bien eh bien ? » Piquée comme une cerise au sommet d'un noir cumulus de cendres dérangées, j'avise la tête de mon chef, goguenarde, qui me vise et ne me lâche pas. La chose ouvre la bouche. Écoute, ô Israël, l'Éternel des Nuées va parler. « Et alors ? Deux de tension ?
― Kraheu krahâ, expliqué-je mimiquement.
― Plus tu vas vite, moins tu krahâ ! Active ! »
J'accélère le mouvement, jusqu'à la vitesse à partir de laquelle il y a, dans mon sillage, plus de poussière en l'air que sur le tas. In petto, je me désole de ce résultat si contraire aux attentes de la clientèle. Mais peut-être suffit-il que les saletés ne soient plus par terre lorsque passera l'inspecteur des travaux finis ? Comme a dit Théodore Monod : « On verra bien. »
Voici qu'une dame pénètre dans le parking, dans l'évidente intention d'emprunter un véhicule. Malheur à elle ! Ce n'est pas le bon moment... Elle se cabre sous la virulence des balais fumigènes, recule, et proteste « Krahêrk ! » en contemplant, désolée, les résidus éruptifs qui se déposent en voiles endeuillés sur les carrosseries et les pare-brises. Elle me regarde, scandalisée : « Mais vous êtes fous !
― Moi ?
― Non, vous ! Vous ! Et lui là, le maghrébin ! » Elle désigne H. qui en pile net et prend l'air bête.
« Nous ? Lui ?
― Vous, là ! Lui ! Et vous !
― Moi ? demande le chef, depuis son orage.
― Et qui d'autre, sinon ?
― Ça alors ! Bon d'accord. Allan, va chercher l'aspirateur !
― Chef oui chef !
― Mais ils sont fous ! Ils sont fous ! Je vais prévenir le gardien ! » Elle fait demi-tour et claque la porte. On entend ses talons marteler un couloir, puis le silence retombe.
Je reviens avec l'aspirateur. Mes camarades, qui ont repris leur sarabande, ont disparu dans la purée. J'appelle. « Baygon vert à Baygon rouge !
― J'écoute ?
― Chuis perdu. Vous êtes où ?
― T'occupes ! Tu as une prise sur le mur de gauche, travée sept.
― Je me demande si je ne ferais pas bien d'aspirer l'air avant d'attaquer le sol...
― Fais comme tu le sens ! » Cette idée n'est pas si bête, car l'univers est devenu furieusement opaque.
C'est donc en patrouillant le manche en l'air, comme un romain portant les enseignes, que je traverse les nuages ennemis en essayant de les avaler dans mon tuyau. Au bout de trente secondes peu concluantes, je tombe malencontreusement sur le gardien, flanqué de la dame estomaquée. « Non mais regardez-le ! » De toute évidence, j'offre un spectacle inoubliable.
C'est flagrant : le gardien s'interroge et cherche à comprendre. Je n'abandonne pas. « Voici notre organisation, dis-je d'un air martial : deux qui délogent, un qui aspire. Comme c'est la première fois que nous sommes face à un parking, nous tâtonnons un peu.
― Hahâ, houp pardon. Bon il vous faudrait un entonnoir, finalement... » Le gardien me regarde par en-dessous, et tâche de ne pas rire. « Allez, je vais vous chercher ça !
― Pour mettre où ?
― Au bout du tuyau, pourquoi pas ? » Puis il me laisse face à la dame et disparaît dans une réserve en ricanant.
Pour bien montrer que je suis un technicien de bonne volonté, je fais alors demi-tour, pose l'embout contre le sol et tente d'aspirer les saletés selon la manière traditionnelle. Tout ce qui est par terre finit certes dans le sac, mais le temps, mes amis-amies, reste toujours aussi couvert. J'ai envie d'éternuer. Je larmoie. Je songe à Sisyphe. Et tenez, saviez-vous qu'il était fils d'Éole ? Ah, mais voilà ce qu'il nous faudrait : un bon courant d'air ! Mais comment faire ? Le gardien revient.
« L'entonnoir !
― Ils sont fous ! »
-0-
Un petit mois avant cette charbonneuse aventure, des migrants tunisiens avaient été découverts sur la voie du chemin de fer de petite ceinture qui entoure Paris, France, à la hauteur du parc des Buttes-Chaumont. Décrits comme l'avant-garde d'une armée de parasites qui allait envahir l'Europe, ils étaient devenus l'objet d'une répulsion assez générale, et ceci d'autant plus que les médias dominants avaient fait mine de ne pas comprendre comment on pouvait fuir un pays « libéré » pour aller tirer du fric à ces pauvres Français qui n'en ont pas, au lieu de rester là-bas pour reconstruire noblement la nation. En somme, ils étaient des traîtres. Beaucoup, en outre, devaient faire partie de ces hordes de détenus en cavale, libérés des geôles de Monastir et infiltrés en Italie. Quelques-uns même pouvaient être, allez courage et lâchons le mot, des terroristes d'AQMI ! Cent terroristes, peut-être, dans ce tas misérable ! Dont beaucoup, comme l'ami H., ne portaient pas la barbe. Les fourbes.
Les Zemmour, les Besson, Le Pen, Guéant, Hortefeux, brillants honneurs de notre république, crachant à jet continu sur l'immigré le migrant l'étranger le musulman, ne pouvaient manquer de faire comprendre au téléspectateur hypnotisé (pléonasme) que le monde occidental toucherait à son terme si l'on ne prenait pas enfin de vigoureuses décisions pour repousser la barbarie inculte qui, telle la peste sur les pas des armées du Moyen-Âge, suit de près les bandes de guenilleux avides lorsqu'ils proviennent d'outre-Méditerranée. Jusqu'aux prénoms qui, s'ils ne sont pas français, stigmatisent ceux qui les portent en les désignant comme de mauvais citoyens, ainsi que le déclare élégamment Richard Millet, éditeur et auteur à Gallimard.
« Gallimard ? La vertueuse maison Gallimard serait tombée si bas ? me demande ma petite maman qui n'en revient pas.
― En tout cas, elle ne s'est pas désolidarisée des propos du bonhomme.
― Quel scandale !
― Quelle caverne !
― Quelle honte !
― C'est la Bérézina. »
Ça pue la collaboration spontanée. Je serais auteur aujourd'hui dans cette boutique, je m'en irais en poussant des hurlements, et me réfugierais sur Internet, où l'on trouve toutes sortes d'officines accueillantes, et d'une gauche bien ventilée (par exemple, et complètement au hasard, ICI ?). Et voilà ce qu'il nous faudrait : non pas une bonne tyrannie ou une bonne guerre civile, mais un long, violent et puissant courant d'air. Un aspirateur ?
Or donc H. balaie vigoureusement le parking enfumé aux métaux lourds, tandis que les décervelés de souche crachent sur ses compatriotes à longueur de blog et de forum. « Deux de tension ! » commente le chef, qui aime bien trouver un bon refrain pour la journée, et s'y tient fidèlement. Deux de tension. La dame nous regarde d'un air dégoûté, tandis que je rejoins H. et lui aspire un peu la tête pour l'embêter.
-0-
La semaine prochaine, nous bataillerons avec des masses de papier à recycler, nous nous péterons le dos avec une lourdissime planche à dessins, nous trimballerons des chaises à trois pattes et des bureaux dont les tiroirs branlent. Nous rendrons visite aussi à un chat funambule, nous verrons des centaines de brochures prendre leur envol dans le grand vent d'ouest, nous dégusterons un café chez l'ami H. et mangerons le pire de tous les kebabs possibles, en regardant des missiles s'abattre sur la Tripolitaine.