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Billet de blog 29 septembre 2011

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Invisibles et tenaces (treizième partie)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Cette semaine, nous allons nous attarder sur la fatigue de ce métier polymorphe, et les blessures qui en découlent.

XIII

Comme je suis grand, on me surnomme Escaboy. Depuis que je fais partie de l'équipe, il y a donc un appareillage qu'on ne sort pour ainsi dire plus jamais du camion : le fameux machin qui sert à monter au plafond changer les ampoules. De toute façons j'ai le vertige : il y a des jours où ma simple tête juchée au sommet de mon long corps me donne déjà des frayeurs, alors monter sur ce truc – qui mord quand on le replie – c'est toute une aventure.

Aujourd'hui, c'est différent : pas d'escalades sournoises à entreprendre, mais une balustrade à enjamber, pour aller nettoyer l'extérieur d'une véranda qu'on doit rendre immaculée, tandis qu'il pleut du plâtre mou depuis les étages supérieurs. Bon, je suis au premier étage et il y a, juste en-dessous, un auvent en zinc flambant neuf. Si je tombe, ce ne sera pas de haut ; je ferai juste une énorme bosse dans ledit auvent, qu'il faudra changer au frais de mon employeur.

J'enjambe donc. De l'autre côté de la rue, une vieille dame pousse un glapissement derrière sa vitre et commence à gesticuler ; elle n'est absolument pas d'accord pour que je fasse des acrobaties dans le vide. La pauvre, la voici vissée devant sa fenêtre jusqu'à ce que j'aie fini de tout nettoyer. Je vais me dépêcher.

Oui mais il pleut du plâtre. Comme un imbécile je regarde vers le haut, dans l'intention de découvrir d'où sont émises toutes ces choses blanches et molles qu'un pigeon ne désapprouverait certes pas pour des statues à conchier, et qui commencent à décorer mes épaules. Il fallait s'y attendre : je me prends de la purée en pleine poire. De la main gauche, je m'essuie comme je peux tout en pestant à voix très haute, tandis que de la droite, qui tient le grattoir, je cherche à l'aveuglette un endroit où poser cet instrument. Par conséquent, comme un imbécile encore, je ne me retiens plus. Immédiatement, derrière sa vitre, mémé se met à trépigner, grimpe aux rideaux, se pend au lustre comme Jane à Tarzan – ça tire les poils – et fait un plaquage à une plante verte.

Le chef, qui passait par là, m'attrape de justesse. Il a eu tout de même deux petites secondes d'hésitation car il a d'abord observé ce qui se passait de l'autre côté de la rue, où l'on semblait gigoter à son intention de forts étranges messages qui l'ont laissé, il faut bien le dire, profondément pantois. Donc, au bout du compte, il m'attrape.

« Pars pas si vite, moussaillon, il y a encore du taf. Le patron est arrivé.

― Bloubl !

― Tu vas l'aider à la terrasse du 43. Il fait les vitres, toi tu nettoies les caillebotis et tu passes l'aspirateur. Quand vous avez fini, vous descendez au premier, il y a tous les sanitaires à faire. Oh mais toi tu t'es fait plâtrer ! Sors de là. Il faut que tu te nettoies, sinon tu va en mettre partout. Non, ne bouge plus !

― Bon alors je fais quoi ? Je rentre à bord ou je reste dehors ?

― Bouge pas, je vais chercher le seau. »

Lequel seau est plein d'une eau généreusement savonneuse, et héberge ce matin quelques chiffons qui ont servi à nettoyer des serrureries en extérieur ; autant dire que ce jus, en plus d'avoir une odeur de pin des Landes, est d'une couleur qui fait penser aux mines de charbon, aux pots d'échappements, aux entrées de parkings et aux poumons du chef. Le voici qui revient et qui entreprend, moi toujours dehors, de me nettoyer comme si j'étais une vulgaire véranda. Mais comme il pleut toujours du plâtre, nous n'obtenons rien de concluant.

Ceci pour illustrer qu'au lendemain de certaines journées particulièrement intenses, la fatigue te fait faire n'importe quoi, dès le matin.

¤0¤

Un petit peu avant midi, alors que je gratte des éclaboussures de crépi sur un volet roulant, et aussi toutes les étiquettes auto-collantes que je rencontre, le superviseur du chantier vient me rendre visite. On bavarde. Il me demande s'il m'est possible de récupérer des joints de fenêtre qui ont bavé sur les laques des huisseries. Tout en continuant à gratter furieusement, je prends deux secondes pour imaginer la chose – comment faire pour ne pas rayer la fameuse laque tout en enlevant les coulures qui la défigurent – et me plante la lame du grattoir dans le pouce de la main qui retient le volet. Eh oui, parce que, comme je retiens de la main gauche ce que je gratte de la main droite, inévitablement, la petite lame de la droite s'approche à la frôler la main de la gauche, avec de temps à autre quelques conséquences un peu sanglantes pour peu que je me déconcentre. Au bout de la matinée, tremper ses mains dans le liquide à vitres pour y récupérer une éponge devient une opération piquante.

Vers quatorze heures, en pleine somnolence post-pandriale et malgré un café bien serré pris dans un petit bouiboui où on le passe encore à l'ancienne – ce qui le transforme en une virulente potion magique – H. et moi nous trébuchons dans l'escalier de l'immeuble, les bras encombrés de la terrible monobrosse remplie de batteries, satanée machine qui nous plombe le dos pendant trois étages.

Une longue torture... Je sens pointer, coucou me revoilou, une brûlure au niveau de la ceinture abdominale. Puis une autre. Arrivé au palier du troisième, je me redresse : les douleurs ne se calment pas ; au contraire, elles prennent de l'ampleur. Je sais très exactrement ce que je suis en train de déchirer : un savant travail de retissage musculaire qui a nécessité deux passages sur le billard. Ce que je gagne en un mois ici ne couvre pas la moitié de ce que demandera un bon chirurgien en plus du tarif officiel. Je suis en train de me faire avoir. Je dois cesser tout de suite.

J'en parle à H. Je lui dis que je ne dois plus porter la monobrosse. Il comprend, il se débrouillera. Mais non il ne pourra pas. C'est impossible de porter cette machine tout seul, et H. ne trouvera pas d'aide, ou n'osera pas en demander aux autres ouvriers, qui ont tant à faire de leur côté. Je prendrai donc ma part d'effort, attentif aux éruptions acides en provenance de ma ceinture. Nous redescendrons le monstre, marche après marche, moi repoussant devant, à reculons dans l'escalier, comme un pilier de mêlée, et H. en position haute, retenant la masse. Dans cette position et dans ce sens, les efforts ne portent pas tant sur les abdos que sur la colonne et les mollets. C'est donc moins immédiatement dangereux. Toutefois, par la fameuse intercession des moments de force – grâce auxquels Archimède imaginait de soulever la Terre – des pressions incroyables sont appliquées sur divers points de votre anatomie, dès que, par exemple, vous empoignez un simple sac de ciment ; ou que l'on retient une monobrosse sur un terrain pentu. Les conséquences sur le moyen terme sont visibles chez les camarades : tous se plaignent de diverses douleurs lombaires, qui ne les quitteront jamais plus. Les mains portées aux reins, et la grimace afférente, forment l'attitude typique de l'agent de nettoyage dans le feu de l'action.

¤0¤

Le soir venu, après encore quelques bricoles aux doigts, H. et moi nous rentrons le camion à l'entrepôt. Nous commençons par y rincer les différentes machines – la monobrosse, l'aspirateur à eau – et à faire un peu de ménage dans le hangar.

Du bruit sort de la réserve à matériel ; c'est le chef, qui se bagarre avec un aspirateur classique tombé en panne... Bon sang, ai-je écrit classique ? Misère, mais, ces engins n'ont presque rien de classique ! À part, évidemment, la trompe qui fait de la musique rigolote et l'embout qui s'étouffe avec les gros moutons, cette machine est à l'aspirateur qui habite dans nos placards ce qu'un hachoir à viande est à une paire de ciseaux – essayez donc de hacher de la viande avec une paire de ciseaux – et là messieurs-dames vous allez pouvoir vous mettre à rêver : car sous un aspect des plus banals se cache ici une machine qui non seulement est silencieuse, mais encore qui aspire, oui oui oui, elle aspire ! Tout et bien, sans faire semblant ! Contrairement à nos appareils habituels qui hurlent, puent et ne foutent pratiquement rien, cette petite sphère grise et sans grâce aucune se trouve être l'ennemie implacable de la miette enfoncée dans la moquette, du poil de chat dissimulé dans le dossier du fauteuil, de la crasse incrustée au cœur des paillassons. L'arme ultime sous un habillage à pleurer de pitié. Mais aussi, le prix, évidemment, est ultime.

Voici donc, de cette race héroïque, un spécimen malade, éventré, décalotté, écervelé, étripé, avec le moteur entre les mains du chef et le sac, pauvre vieille chose épuisée, qui fait la méduse à marée basse du côté de la poubelle. Le chef s'escrime à refaire entrer dans un trou un bidule qui doit s'y loger, et qui ne veut pas. C'est un grand mystère : la chose a la forme du trou, et devrait donc s'y couler avec aisance mais non, il faut qu'elle coince. Maudite engeance des objets inertes qui renâclent, tous, des plus innocents jusqu'aux plus anodins, refusant de se plier à leur plus évident devoir et, finalement, objectant – en objets qu'ils sont ; objectant à qui mieux mieux. Ici, douze pleines minutes de rouge concentration n'y changeront rien : il n'y a qu'une seule place pour cette satanique babiole, et un seul sens pour l'y enfoncer, eh bien non !

Pour finir, H., qui n'a ni la patience ni l'ancienneté du chef dans les négociations, s'empare de l'organe récalcitrant et lui applique la manière forte. La chose ripe, crisse, et s'enfuit en cisaillant au passage encore un doigt de mon pauvre camarade, qui s'est en outre retourné un ongle dans l'affaire. Le voici qui sautille dans la réserve et se prend les pieds dans des seaux qui traînent. Nul bruit ne sort de sa bouche mais la grimace est éloquente, et de ses yeux giclent des larmes. Croyez-vous bien que cet animal n'aura proféré pas même un juron ? C'est le chef qui fait la bande son, avec des « Ah bon Dieu de bordel » en chapelets tandis qu'il déchire un chiffon de coton pour faire une poupée à son camarade. « C'est le métier qui rentre ! » ajoute-t-il avec sérieux. Et voilà bien d'ailleurs encore une caractéristique propre à surprendre l'intellectuel que je suis : ici, les poncifs prennent toute leur puissance, et sont considérés avec respect, tant on sait, pour les avoir souvent expérimentés dans sa chair, de quoi ils sont capables. À chaque jour suffit sa peine : ô Dieu si seulement c'était autorisé !

Finalement, la manière forte était la bonne. Mais il fallait encore qu'elle fût prudente. L'aspirateur est réparé. Il y a une profonde satisfaction à pouvoir remettre en état des machines, avec ses mains simples et quelques outils simples que l'on peut manipuler sans devoir au préalable déchiffrer les mystères imprimés d'un mode d'emploi trilingue. Cet aspirateur n'a ni carte ni un seul circuit imprimé ; par conséquent, il sera immortel. L'éloge du carburateur, ce livre merveilleux dont je vous ai causé il y a quelques chapitres, est un vibrant hommage à toutes ces mécaniques dont un cerveau simplement doté de deux mains honnêtement outillées peut venir à bout, parce que rien n'y est irréparable.

¤0¤

Par contre, dans mon corps, bien des choses sont en train de se défaire. J'ai pris ma décision. J'en parle d'abord au chef, qui comprend tout et file au bureau annoncer la nouvelle ; et dans le camion j'en avais parlé à H. qui a saisi, me semble-t-il, l'essentiel. Cependant, comme je sais que le français n'est pas sa première langue, je lui en reparle encore, tandis qu'à notre tour nous roulons vers le bureau. Voici le parking. La fenêtre du patron est éclairée ; le chef s'y tient debout, et parle en nous regardant. Nous entrons.

« Voilà le grand malade ! » annonce mon chef. Le patron se lève. « Il paraît que vous voulez nous quitter ? » J'explique mon affaire. À quoi servirait un agent qui ne peut rien porter, et qui risque à tout instant de se blesser très gravement, par arrachement musculaire ? Il n'y a rien à dire contre ça et j'écris, sous la dictée du patron bien contrarié, une lettre de démission dont il aura l'obligeance de ne pas faire usage. H. tombe des nues, et me regarde, les yeux vides, et la bouche spectaculairement ouverte, réglementaire, béante comme dans le plus éculé des poncifs : « Mais alors tu t'en vas ? » Et je vois une immense déception qui tombe, comme un voile, sur son bon visage. je les lâche, je les laisse dans une jolie merde puisque sans moi, il y aura un grosse dose de travail supplémentaire. Et puis, il faudra former un autre gars, et tout ça prend du temps. Je serre des mains, et je les quitte.

Je sors mon vélo du camion – de temps en temps, je viens au travail avec cette bécane. Et me voici sur la route, puis sur la piste qui longe la route. À mesure que je me rapproche des abords de la grande ville, la pénétrante se charge, les deux voies se remplissent de poids-lourds qui me dépassent en beuglant. Soudain, vingt minutes après avoir quitté mes amis, au milieu de la bouillonnante rumeur, j'entends un appel de klaxon derrière moi, tutututu tutu tutu ! C'est le chef qui passe, en route pour une mission supplémentaire. H. se penche par la fenêtre et me fait de grands gestes. Il sourit, content de ces retrouvailles rapides. Le camion s'en va.

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