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Billet de blog 30 juin 2011

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Invisibles et tenaces (seconde partie)

Je poste ici une copie de mon carnet de voyage au pays des invisibles, pour celles et ceux qui n'ont pas la possibilité, dans leurs pays de censure, d'accéder à blogspot. Et je mets donc sur blogspot une autre copie de ce journal, pour celles et ceux qui n'ont pas l'honneur d'être sur Mediapart. Quant à faire deux articles différents pour alimenter ces deux supports, je n'ai plus ni le temps ni l'énergie !

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je poste ici une copie de mon carnet de voyage au pays des invisibles, pour celles et ceux qui n'ont pas la possibilité, dans leurs pays de censure, d'accéder à blogspot. Et je mets donc sur blogspot une autre copie de ce journal, pour celles et ceux qui n'ont pas l'honneur d'être sur Mediapart. Quant à faire deux articles différents pour alimenter ces deux supports, je n'ai plus ni le temps ni l'énergie !

Le sujet du jour : l'aliénation :

Dépossédé de toute maîtrise de son existence, de son destin, de ses vertus comme de ses virtualités, l'être humain vit à l'écart de lui-même. Il n'est jamais ce qu'il voudrait être, et ne peut souvent même pas penser ce qu'il pourrait désirer être. Il est happé. Happé par les ancêtres et les affreux systèmes qu'ils ont mis en place (Feuerbach) ; happé par un présent extrêmement impératif qui émet à tout instant de l'urgence et des menaces, déprécie le producteur et glorifie le produit (Marx) ; happé par son ignorance et ses incapacités à s'annoncer, héraut de lui-même ne connaissant ni ses titres ni ses propres qualités (Kierkegaard) ; happé enfin par la roue du contrat social qui le sépare, en un dualisme douloureux aussi simple qu'irrésolu, de l'état de nature, le privant de ce fait de son « bon fond » (Rousseau, par la voix de Laurendeau, qui ajoute, goguenard, que l'aliénation a aussi connu son lot d'analyses paradoxales suggérant que la seule aliénation effective est l'intégration de la catégorie « d'aliénation » dans un système philosophique... Bigre !).

II

Sept heures du matin. Nous venons de finir notre premier nettoyage de la journée : un gymnase, une salle de basket avec ses tribunes, une salle de musculation, des vestiaires, des sanitaires. Nous avons mis une heure pour tout faire ; aspiration, désinfection, essuyage, sortie des poubelles. Maintenant nous filons sur un chantier pour y mettre trois appartements neufs « en propreté » : gratter les traces de peinture sur les sols, nettoyer les vitres, faire briller les huisseries, toute la serrurerie, les inox et les faïences ; dépoussiérer plinthes, murs et placards, décrasser parquets et carrelages, rendre les terrasses immaculées. Tout doit être fini à midi.

Dans le camion, il y a H., le chef, et moi. Simple passager transbahuté d'une épreuve à l'autre, je me laisse conduire et sommeille, intellectuel délicat tout étonné d'être plongé en pareille soupière ; et je songe, entre deux cahots, que cette aventure, pour moi simple péripétie passagère – j'ai signé pour un mois seulement – est la vie toute entière pour mes compagnons, qui n'ont eux pas d'autre perspective, tout changement dans leur destinée se trouvant encore dans les limbes de l'imagination, loin derrière l'horizon : un cap qui demande de la foi.

En attendant l'arrivée, je regarde par la fenêtre. Nous sommes sur la double voie de la pénétrante ouest, qui fore son chemin entre des zones d'activités tertiaires et industrielles. La route est encombrée de camions, de fourgons et d'autobus. Au volant, le chef fredonne : « Travailler plus ! » puis il secoue ses épaules d'un air sombre et mystérieux, et nous explique : « Pour gagner plus ! » après quoi il nous regarde comme si nous étions des crétins incapables de concevoir ce que c'est qu'une addition. On voit qu'il a fignolé son personnage. Il remet ça. « Travailler plus !...

― Vise l'autobus !

― Laisse-moi faire ma campagne d'homme de droite qui a changé... Je suis le candidat providentiel !

― Regarde, à droite, dans l'autobus providentiel !

― Présidentiel ? Je vote ! Pour gagner plus !

― Regarde les gens dans l'autobus de droite !

― Je conduis, moi ! Je ne regarde que la route. Je suis le Président.

― L'autobus de droite est plein d'électeurs de gauche. Comment tu expliques ça ?

― Encore une métaphore, c'est ça ? Ils ont de ces mots, les écriveux, j'te jure ! Ah làlàlàlà làlàlàlà ! Moi je dis : travaillez plus ! »

H. s'esclaffe : « Parfaitement ! L'autobus de droite est la métaphore, et tu ne peux pas la regarder parce que toi tu conduis. » Qu'est-ce que c'est que cette manière de causer, depuis ce matin ? M'aurait-on raconté des craques sur le peu de subtilité de la classe ouvrière ? Mais voici que mes deux compères se mettent à faire des bruits bizarres, et jettent des regards éperdus de concupiscence en direction d'une commerciale blonde et bien roulée en train de téléphoner au volant d'une mini-Cooper. J'ai soudain l'impression qu'une chorale de mouches donne un concert dans la cabine. Seules de belles rondeurs sont capables de détourner ainsi le chef de son devoir ; les métaphopres n'ont pas cette capacité.

La beauté cataclysmique est bientôt derrière. C'est malheureux parce que nos rétroviseurs ne permettent pas de nous pénétrer de tout son charme. Nous revenons donc au morne autobus métaphorique, ou plutôt à celui qui le précède, et qui est tout aussi rempli de sujets à observer. « Travaillez plus ! » décrète le chef, le regard vissé sur le chemin à suivre.

Derrière les vitres défilent des visages las, épuisés, résignés, tirés, griffés d'une longue fatigue. L'armée des ombres. « Pour gagner plus ! »

« Si je leur criais par la vitre ton beau slogan, que feraient-ils ?

― Ils te riraient au nez, décrète le Président.

― Ils nous cracheraient dessus, oui ! » H. a de sérieux doutes sur ce qui reste de patience à des esclaves qu'on insulte directement.

« Peut-être qu'ils pleureraient, dis-je. » Beaucoup de visages montrent en effet d'évident signes de larmes, de ces longues larmes qui ne coulent jamais de manière tout à fait visible, et qui prennent des années à descendre le long des joues, en y traçant des sillons qui mettent la bouche, et ses beaux sourires, entre parenthèses. Alors on ne parle plus, on n'existe plus tout à fait. Les rêves peu à peu effacés par la réalité d'une injonction épouvantable : « Travaillez plus ! » L'impératif tout à fait catégorique. Non ils ne pleureraient pas, ils nous lanceraient des pavés.

Le chef n'est pas d'accord : « Moi je crois que beaucoup nous traiteraient de feignasses, car il faut vraiment n'avoir rien à branler pour se moquer des gens qui triment. C'est H. qui a raison, on se ferait cracher dessus. »

C'est vrai qu'il traîne par ici une espèce de métaphysique du travail, qui fait qu'un sou n'est noble que s'il a été gagné dans l'effort ; mon chef n'aime donc, et ne respecte, que celles et ceux qui montrent courage et ténacité dans les missions qui leur sont confiées. Il croirait déchoir s'il devait un jour condescendre à devenir chômeur, et le RSA, qui fait grincer de mépris les gens de droite, est pour lui une abomination sépulcrale qu'il aimerait voir refoulée dans les ténèbres des enfers. H. est obligé de tempérer ce dégoût radical par quelques paroles de charité, en se faisant l'avocat des impuissants et des accidentés ; mais je pense que ses arguments, en tombant dans un esprit creusé de frayeur à l'idée de ne plus pouvoir gagner sa vie, ne sont reçus sans murmure que par politesse envers celui qui les a proférés, et qui n'a de leçons à recevoir de personne. Ou peut-être que je raconte n'importe quoi ! En attendant, dans cette cabine, un chômeur est un branleur, comme ça c'est plus simple et la vie, ainsi orientée, reste supportable.

Les autobus défilent, chargés de tristes figures et de gens endormis. La plupart sont en 3x8 ; c'est-à-dire qu'ils ne vont pas au travail mais qu'ils en sortent. Moi qui me suis levé à quatre heures quarante ce matin, je mesure ici mon privilège. Bon Dieu, il y a vraiment de quoi ouvrir le bec comme un poisson dans l'air ! Il y a un gouffre entre la classe ouvrière et celle des petits employés. S'extraire de ce trou demande un effort impressionnant ; y tomber est l'affaire d'un instant. Heureusement, on y est bien accueilli. À jeudi prochain, on verra comment mon dos résiste !

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