Pour éclairer mon titre, je choisis de donner à lire un extrait d'un ouvrage récemment publié : DANS LA NUEE, REFLEXIONS SUR LE NUMERIQUE, Byung-Chul Han, ACTES SUD, 2015.
UNE SOCIETE DE L'INDIGNATION
Les vagues d'indignation sont très efficaces pour ce qui est de mobiliser et de monopoliser l'attention.
En raison de leur fluidité et de leur volatilité, elles sont cependant incapables d'organiser le débat public, l'espace public. Elles sont trop incontrôlables pour cela, trop imprévisibles, inconstantes, éphémères et amorphes.
Elles gonflent dans l'instant et retombent tout aussi vite... Les vagues d'indignation émergent souvent en réaction à des événements qui n'ont qu'une très faible portée sociale ou politique.
La société de l'indignation est une société du scandale. Elle est dépourvue de contenance, de tenue. L'insoumission, l'hystérie et la rétivité qui caractérisent les vagues d'indignation n'autorisent aucune communication discrète, objective, aucun dialogue, aucun débat.
Or la tenue est constitutive de la sphère publique, qui ne peut se construire que dans une certaine distance. En outre, les vagues d'indignation ne sont que faiblement identifiables à la communauté. Elles ne constituent donc pas un nous stable qui présenterait une "structure du souci" étendue à l'ensemble de la société.
Même le souci de ces soi-disant "citoyens en rogne" n'a pas pour objet la société dans son ensemble : il s'agit essentiellement d'un souci de soi. Voilà pourquoi celui-ci se dissipe rapidement...
L'indignation numérique est incapable de donner forme à une action ou à une narration, elle est bien davantage un état affectif stérile sur le plan de l'agir.
L'éparpillement général qui caractérise la société d'aujourd'hui empêche le déploiement de l'énergie épique de la colère. Le courroux, au sens fort du mot, est plus qu'un état affectif. Il permet l'interruption d'un état des choses existant et la mise en place d'une nouvelle situation. C'est ainsi qu'il produit l'avenir.
La foule indignée de notre époque est extrêmement superficielle et dispersée. Elle n'est pas cette masse qui lui donnerait la gravité nécessaire aux actes. Elle n'est pas génératrice d'avenir.
...
On ne saurait assimiler la nuée numérique à une foule, ne serait-ce qu'en raison de son absence d'âme ou d'esprit, l'âme étant ce qui rassemble et unit. La nuée numérique est constituée d'individus isolés. La foule, quant à elle, comporte une tout autre structure : elle manifeste des propriétés qu'on ne peut attribuer aux individus qui la composent...
La nuée numérique, contrairement à la foule, ne possède pas de cohérence intrinsèque. Elle ne s'exprime pas à travers une voix. Cette voix unique fait défaut au déchaînement virtuel.
Voilà pourquoi nous la percevons comme un vacarme.