P.-P.J. Il ne s'agit pas de dire banalement que le désir s'appuie sur le besoin, mais bien plutôt de considérer que le besoin a toujours l'opportunité d'être excédé.
J.-L.N. D'ailleurs dans le cas de l'homme, on ne saurait parler strictement de besoin. Sauf justement pour ceux qui se trouvent rivés "dans le besoin".
P.-P.J. Ce qui se distingue du besoin, et même s'y oppose, c'est le désir...
J.-L.N. Oui, et le désir compris, ainsi que nous l'avons précisé, non pas comme rapport à un manque mais comme élan de l'existence, comme "poussée" de l'être.
P.-P.J. Mais vers quoi pousse cette poussée ?
J.-L.N. Elle pousse vers le monde, justement. Ce vers quoi l'existence tend, c'est vers le monde et l'être-au-monde, c'est-à-dire vers la possibilité de faire sens. Le renvoi des unes aux autres entre toutes les existances, voilà le sens, avons-nous dit, que ce soit exactement dans ces termes ou non. L'existence désire être au monde et faire monde. Cela se fait - ou du moins cela doit pouvoir se faire - à chaque existence, à chaque fois d'existence, par et pour chacune.
P.-P.J. Toutes les formes d'existence.
J.-L.N. Oui, nous l'avons aussi évoqué; il faut savoir penser le sens entre toutes les formes, vivantes et non-vivantes. Ce qui ne veut pas dire réduire l'homme à la pierre ni à l'insecte, car l'homme reste celui par qui s'ouvre la question du sens, la demande de sens. Mais ce sens que l'hommme porte "comme tel" (par le langage, par l'art) n'a lui de sens que dans le renvoi de toutes choses à toutes choses. Un monde, alors, ne procède pas d'un besoin - ni de celui d'un être, ni celui d'un "créateur". Il est sans besoin, il est ceci : que tout est là et demande à être salué en tant que c'est là.
P.-P.J. Et le mal ?
J.-L.N. Le mal, c'est précisément de refuser le monde, de vouloir y substituer un empire - quel qu'en soit le souverain... Cela peut aussi bien être l'empire de l'argent que celui du "moi" ou celui d'un dieu, de la technique ivre d'elle-même. On retrouve toujours cela : les forces centripètes, les autosuffisances. Le monde est centrifuge, erratique, ouvert.
Extrait : LA POSSIBILITE D'UN MONDE, Jean-Luc Nancy, dialogue avec Pierre-Philippe Jandin, Les Dialogues des petits Platon, 2013