Cela fait aussi écho aux joies éphémères des congés payés et durables de la retraite. Mais, globalement, l’augmentation du temps libre n’est pas une demande forte du monde salariés. Alors que c’est une avancée sociale qui historiquement tombait sous le sens, le pouvoir d’achat lui a été préféré.
Les gros gains de productivité réalisés ces dernières décennies avec l’automatisation et l’informatique, qui en même temps supprimaient massivement des emplois, auraient pu déboucher sur des réductions importantes du temps travaillé et donner naissance à une Société du temps libre chère à André Gorz. Cette occasion manquée est d’autant plus dommageable qu’elle est contemporaine de la gabegie consumériste à laquelle elle a contribué. Alors que, déjà, un des slogans de mai 68 prévenait de : « ne pas perdre sa vie à la gagner ».
Vu coté employeurs, prompts à réduire les effectifs pour augmenter les profits, plutôt que de répartir l’emploi sauvegardé en réduisant la durée du travail, préférence a été donnée à une société fracturée dont la classe inférieure ne contribue pas vraiment à l’économie mais sert à maintenir le mythe du plein emploi. Bullshits Jobs (boulots inutiles selon David Graeber), ubérisation, petits boulots de service aux particuliers à temps partiels et/ou mal payés, chômage, RSA, autant d’activités et/ou de statuts précaires qui comptent un peu dans le PIB, mais sans production effective de valeur d’échange, ni même d’usage. Beaucoup de ces tâches seraient assurées par les gens eux même s’ils avaient du temps. André Gorz le constate en 1990 : « Pour près de la moitié de la population active, le travail cesse d’être un métier qui intègre à une communauté productive et définit une place dans la société ».
Dans Travailler moins pour vivre mieux (Dunod, 2021), Céline Marty interroge : « Mais pourquoi nos managers, nos élites tiennent-ils autant à nous faire aimer le travail ? ». C’est une réalité connue de longue et David Graeber nous la rappelle : « De toute évidence, la réponse n’est pas économique, elle est morale et politique. La classe dirigeante a compris qu’une population heureuse, productive et jouissant de temps libre est un danger mortel ». Autre façon de le dire : « Le travail est la meilleure des polices » (Nietzsche). Et, alors que l’apanage des minorités dominantes est de longue date l’oisiveté au dépend des classes laborieuses, l’histoire ancienne jusqu’à peu est marquée de mesures liberticides pour obliger les gens à travailler à plein temps contre leur gré. Alors que leur désir était de travailler juste assez pour avoir de quoi vivre. Ils ignoraient l’avidité.
Alors pourquoi, coté salariés du troisième millénaire, contemporains de la disparition inédite de l’emploi remplacé par la robotisation et l’informatique, si peu d’appétences pour le temps libre ?
Rien n’a fondamentalement changé. Cette véritable idéologie du labeur toujours actuelle, martelée par les grands médias consuméristes, abuse l’opinion publique qui se divise au profit du système qui flatte « la France qui se lèvent tôt » (sans vraiment l’avoir choisi), contre « les assistés » (qui subissent très majoritairement). La mondialisation, le chantage à la peur induisent les gens en erreur sur les soi-disant bienfaits de la croissance, et des risques s’il elle manquait. Elle n’a plus de réalité tangible sur la qualité de vie des populations depuis les années 1980 et l’illusion du plein emploi n’y est pas étrangère. Les mythes ont la vie dure.
Déconsommation, réduction de temps de travail, juste répartition des richesses dans le cadre d’une production des besoins revisités et le plus possible relocalisée et autogérée, il y a une grande cohérence entre ces transitions très complémentaires à réaliser. Tous les matériaux sont là pour bâtir le monde que nous voulons, mais qui va ouvrir le chantier à une échelle significative ? C’est une grande question.