« Il n’est pas de bonne démocratie sans une bonne censure ».
« La science politique remplit deux fonctions essentielles. La première est de légitimer le pouvoir de l'Etat car il faut que celui‑ci acquière une autorité morale sur laquelle il puisse appuyer sa structure institutionnelle et sa suprématie légale. La seconde est de dissimuler la nature et les rouages des systèmes politiques modernes afin d'empêcher les gens de les comprendre. Ces deux fonctions sont directement liées l’une à l’autre, car c'est en dissimulant le fonctionnement des institutions politiques modernes que la science politique les légitime.» Alain Habib.
Les députés – c’est une évidence – ne sont des représentants. Ils ne représentent personne. Ils ne représentent pas les électeurs qui les ont élus. Ils ne représentent pas davantage la Nation entière. Cependant, en dépit de cela, l’habitude s’est prise de les qualifier systématiquement de représentants. Nous pourrions en donner un milliard d’exemples, mais cela ferait trop. Contentons-nous donc d’une ou deux citations.
« De Gaulle, non seulement par tempérament, par inclinaison, par goût, évite le conseil et s’éloigne des représentants élus de la nation. » François Mitterrand, Le coup d’Etat permanent, p. 87. « Peut-on admettre encore l’existence de mandats impératifs ? Une réponse négative s’impose dès l’instant que l’on a admis l’existence d’une assemblée de représentants » Brunet, Vouloir pour la nation, p. 101 « Dans le système de la représentation, ce n’est pas la volonté du peuple qui détermine celle des représentants, c’est au contraire le peuple qui fait siennes, par avance, les volontés que les représentants viendront à énoncer. » Raymond Carré de Malberg, Contribution à la théorie de l’Etat. « La grande faveur dont jouirent les institutions de la démocratie directe peut être tenue pour un témoignage de la maturité politique des gouvernés que l’on jugeait dignes d’être en certaines occasions, libérés de la tutelle de leurs représentants. » Georges Burdeau, Traité de sciences politiques. « Il faut que le peuple soit un souverain absolu dans l’instant qu’il désigne ses représentants, car ainsi peuvent-ils tenir des droits illimités » Bertrand de Jouvenel, Du pouvoir. « Les représentants du peuple n’ont pas plutôt conquis le pouvoir, qu’ils se mettent à consolider et à renforcer leur puissance » » Proudhon cité dans Michels, Les partis politiques 36. « Le régime représentatif repose sur une idée simple : le peuple est incapable de se gouverner lui-même et doit par suite confier à des représentants le soin de gouverner à sa place. Les représentants sont désignés par les électeurs. » Jacques Cadart, Institutions politiques, p. 193. « Sitôt qu’on remet à des représentants le soin d’exercer le pouvoir, le Parlement devient souverain. » Giovanni Sartori, Théorie de la démocratie p. 21. « Chacun sait que dans les démocraties occidentales, la part faite à l’exercice direct de la souveraineté est infime ou nulle, et que l’essentiel du jeu politique appartient aux représentants ; les prérogatives du citoyen se réduisent à participer tous les quatre ou cinq ans au choix des représentants. » Association française des historiens, Le concept de représentation dans la pensée politique. p. 29. « La nation n’exerce sa souveraineté que par l’intermédiaire de ses représentants. » Jacques Godechot Les institutions de la France sous la révolution et sous l’Empire, p. 75. « Le régime représentatif était une suite du principe de la souveraineté de la nationale. Comme celle-ci ne résidait pas dans les particuliers, ni même dans leur totalité, mais dans leur collectivité extra individuelle, le régime représentatif faisant dépendre la formation de la volonté de la nation de ses représentants constitués. » Soboul, dictionnaire historique p. 1001 « L’élection n’était qu’une fonction, commise par la nation à certains citoyens, reconnus aptes à son exercice, une médiation instrumentale destinée à composer et légitimer l’assemblée des représentants. » François Furet. Dictionnaire critique de la révolution française. « Si le peuple ne peut exercer lui-même la souveraineté, comme il ne saurait l’aliéner, il faut bien qu’il en confie l’exercice à des représentants. » Michel Troper, préface à Vouloir pour la nation. « Lorsque le titulaire de la souveraineté est la nation, il n’y a plus de choix possible, car dès lors que la nation n’est qu’une entité abstraite, elle ne pourrait assurer un exercice direct, si bien que là encore il faudrait recourir à des représentants. » Michel Troper, préface à Vouloir pour la nation. « Il convient de distinguer selon que le souverain est le peuple ou la nation, des modalités différentes de nomination et de contrôle des représentants. » Michel Troper, préface à Vouloir pour la nation. « Si le peuple est le souverain, la représentation n’est que l’un des modes possibles de l’exercice de la souveraineté, puisque le peuple pourrait soit l’exercer lui-même, soit recourir à des représentants. » Michel Troper, préface à Vouloir pour la nation. « Les représentants bien loin d’avoir à obéir aux ordres populaires, sont appelés au contraire à gouverner le peuple. » Raymond Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’Etat. « Représentants de la nation, le destin de ce peuple est entre vos mains. » René Coty, adresse à la chambre des députés, le 29 mai 1958. « Représentants du peuple, les députés ont reçu leur mandat pour délibérer et voter, et non pour être seulement consultés. » Jacques Duclos, le 29 juillet 1958. « J’ai passé la parole au peuple, comme je l’avais promis. Il a élu ses représentants. » De Gaulle, conférence de presse du 19 mai 1958.
L’emploi systématique du mot « représentant » pour désigner des élus qui ne sont pas des représentants soulève inévitablement une interrogation : si les élus ne sont pas des représentants, pourquoi les désignons-nous systématiquement par ce terme ? Il s’agit là d’une question intéressante sur laquelle plus d’un constitutionnaliste s’est interrogé. Il y a sans doute plusieurs réponses à cette question, mais les examiner nous emmènerait trop loin. Disons, pour simplifier, que nous disons que les députés sont des représentants parce que cela fait plaisir aux électeurs en leur donnant l’impression que quelqu’un parle en leur nom. Et si cela fait plaisir aux gens, il serait bien évidemment cruel de les priver de cette satisfaction qui ne coûte rien et ne fait de mal à personne.
Le fait que les députés ne sont pas des représentants est très rarement attesté. Car la pratique de les qualifier de représentants est ancienne. Elle remonte à la révolution française. Si nous lisons la première de nos constitutions, celle du 3 septembre 1791, nous constaterons que le mot « représentant » y est systématiquement utilisé pour désigner les élus. Par exemple : « Tous les citoyens actifs, quel que soit leur état, profession ou contribution, pourront être élus représentants de la Nation. ». « Le Pouvoir législatif est délégué à une Assemblée nationale composée de représentants temporaires, librement élus par le peuple, pour être exercé par elle, avec la sanction du roi, de la manière qui sera déterminée ci-après. ». « Le nombre des représentants au Corps législatif est de sept cent quarante-cinq à raison des quatre-vingt-trois départements dont le Royaume est composé et indépendamment de ceux qui pourraient être accordés aux colonies. ». « Les représentants seront distribués entre les quatre-vingt-trois départements, selon les trois proportions du territoire, de la population, et de la contribution directe. »
Cependant, le fait que les élus ne sont pas des représentants a été reconnu par Emmanuel Sieyès, dont les idées ont inspiré notre droit constitutionnel, dans son discours du 2 thermidor an III. « C’est par abus que nous prenons le titre de représentants. » Sieyès s’exprimait ici à propos de la Convention, mais son observation a une portée générale. Ces propos de Sieyès sont très rarement cités. Nous le connaissons bien davantage pour sa fameuse brochure « Qu’est-ce le Tiers-état ? ». C’est assez compréhensible. Encore une fois, pourquoi faire inutilement de la peine aux gens ?
L’observation de Sieyès, cependant, soulève une question à laquelle il n’a pas répondu. Si les élus ne sont pas des représentants, que sont-ils ? L’habitude s’est prise, dans la science politique officielle, d’opposer « représentants » et « fonctionnaires ». Ce qui est vers n’est point prose, et ce qui est prose n’est point vers, disait-on à Monsieur Jourdain. De même, la science politique dit « Ce qui est représentant n’est point fonctionnaire, et ce qui est fonctionnaire n’est point représentant. » Qualifier les élus de représentants présente ainsi un double avantage. D’abord, cela évite d’avoir à se poser des questions sur la nature de leur fonction, puisque la réponse à cette question a déjà été apportée par le titre qui leur est donné : ils sont des représentants. Ensuite, cela fournit un argument solide – je dirais même un argument en béton – pour prouver qu’ils ne sont pas des fonctionnaires : comment voudriez-vous qu’ils soient des fonctionnaires, puisqu’ils sont des représentants ?
Cependant, à partir du moment où, comme Sieyès l’a reconnu, nous prenons conscience du fait que le terme « représentant » ne correspond à aucune réalité, la question ressurgit : quelle est la fonction des élus. La réponse est simple, ce sont tout simplement des fonctionnaires législatifs.
L’Etat assure différentes missions comme la police, la justice, la défense nationale, la collecte de l’impôt, etc. Pour remplir chacune de ces missions, il emploie des fonctionnaires spécialisés : les fonctionnaires de police, les magistrats, les militaires, l’administration fiscale. Une autre des missions de l’Etat, c’est de faire la loi. Pour cette mission, il emploie également des fonctionnaires spécialisés. Ces fonctionnaires portent des noms. En France, nous les appelons des députés et des sénateurs. Les députés et les sénateurs ne sont donc rien d’autres que des fonctionnaires d’Etat. Et de ce fait, ils ne sont pas des représentants.
Un fait qui trouble chacun d’entre nous, c’est le fait que les députés et les sénateurs sont élus. Les députés sont élus directement tandis que les sénateurs sont élus par un collège de notables. Comme ils sont élus, nous pensons qu’ils sont nos représentants. Voir les choses ainsi, c’est se méprendre sur la fonction des élections dans un système politique moderne (habituellement qualifié de « démocratie »). La fonction des élections n’est pas du tout de désigner des représentants, comme la plupart des gens se l’imaginent à tort (nous ne pouvons pas leur en vouloir de se tromper, car les autorités intellectuelles font tout ce qui est nécessaire pour les induire en erreur), mais simplement d’opérer un choix entre plusieurs candidats à un poste électif. Il n’existe pas de lien nécessaire entre la représentation et l’élection. On peut être représentant sans être élu et on peut être élu sans être représentant. Par exemple, aux Etats-Unis, certains fonctionnaires de police (les shérifs) sont élus. Ils n’en sont pas moins des fonctionnaires de police pour autant. « L’élection, en elle-même, ne fait pas le représentant. Il peut y avoir élections sans représentation. Tout au long de l’histoire, des fonctionnaires et des souverains ont été élus, mais l’élection n’impliquait pas le moins du monde que l’élu représentât ses électeurs.» Giovanni Sartori, Théorie de la démocratie, p. 386. De son côté Saripolos écrit : « Il n’y a aucun rapport nécessaire entre le fait d’élire et le fait d’être représenté ; le citoyen moderne élit, mais n’est pas représenté ; le roturier du XIVe siècle n’élisait pas mais il était représenté. » Saripolos, La représentation proportionnelle, p. 100. Le fait que les députés et les sénateurs sont élus signifie simplement qu’ils sont des fonctionnaires à statut particulier. Ils sont recrutés par voie d’élection au lieu d’être recrutés par concours. Leur statut est particulier également en ce que leur contrat est à durée déterminée (CDD) alors que les autres fonctionnaires sont en contrat à durée indéterminée (CDI). En dehors de ces différences, ils perçoivent, comme n’importe quel fonctionnaire, un traitement payé par l’Etat.
Pour mieux comprendre, il faut se représenter le rôle des électeurs comme celui d’un chasseur de tête. Un chasseur de tête effectue une mission pour une entreprise : trouver un ou plusieurs candidats adaptés à un poste à pourvoir. Une fois le recrutement terminé, le candidat retenu intègre l’entreprise. Il travaille alors pour cette entreprise, et il n’existe plus aucun lien entre le chasseur de tête et le candidat. Le candidat travaille pour le compte de son patron, non pour le compte du chasseur de tête. La situation est identique en ce qui concerne l’élection des députés. A la fin de chaque législature, plusieurs centaines de postes de fonctionnaires sont à pourvoir (577 en France). L’Etat charge un grand cabinet de recrutement de sélectionner les meilleurs candidats. Ce grand cabinet de recrutement, c’est le peuple. Par son vote, le peuple sélectionne le nombre approprié de candidats pour remplir l’ensemble des postes à pourvoir. Une fois le recrutement terminé, la mission du grand cabinet de recrutement prend fin. Il n’y a plus aucune relation entre les députés et le cabinet de recrutement. Les députés ne travaillent plus que pour l’entreprise qui les a embauchés, l’Etat.
Ce qui nous trouble, ici encore, ce sont les programmes des candidats. Comme l’électeur a voté pour un candidat qui avait un programme, il a le sentiment que le candidat s’est engagé envers lui. Et par suite, il a l’impression que toute relation entre lui et l’élu n’a pas pris fin avec la fin du scrutin, qu’un lien juridique s’est créé entre lui et l’élu. Mais cette impression est trompeuse parce que les programmes électoraux n’ont aucune valeur juridique. Ils ne constituent pas un engagement du candidat. Ce dernier est libre de tenir compte de ses promesses ou de ne pas en tenir compte. Il n’a reçu aucun mandat de ses électeurs. Par conséquent, le rôle de l’électeur se limite à celui de recruteur. Une fois le député recruté, il ne subsiste pas plus de lien entre les électeurs et le député qu’entre un cabinet de chasseurs de tête et un candidat à un poste de DRH.
Une comparaison avec les Etats généraux nous aidera peut être à mieux saisir pourquoi les députés sont des fonctionnaires et non des représentants. Les députés aux Etats généraux étaient élus par des corps politiques que l’on appelait bailliages ou sénéchaussées. Les députés aux Etats généraux étaient les représentants des bailliages dans lesquels ils avaient été élus. Les Etats généraux étaient extérieurs à l’Etat. Les députés aux Etats généraux ne faisaient pas partie de l’Etat. Ils étaient des représentants et non des fonctionnaires parce que les Etats généraux étaient extérieurs à l’Etat, incarné par le roi, détenteur du pouvoir législatif. Au contraire, les députés ne sont pas extérieurs à l’Etat, mais intégrés à l’Etat car le Corps législatif est intégré à l’Etat. Dans un Etat moderne, il n’y a pas de roi qui exercerait le pouvoir législatif et un parlement qui représenterait la nation devant le roi. Le parlement est le pouvoir législatif lui-même. Il est intégré à l’Etat et non extérieur à l’Etat comme l’étaient les Etats généraux. Il prend la place qui était autrefois celle du roi s’agissant de la fonction législative (en vertu de la séparation des pouvoirs). Le Corps législatif est un organe particulier de l’Etat par lequel l’Etat exprime sa volonté, c’est-à-dire donne des lois à la nation. Les membres du corps législatif ne représentent personne. Ils ne sont émanés d’aucun corps politique extérieur à l’Etat. Ils sont seulement des membres de l’Etat. Ils sont ce que l’on appelle des fonctionnaires.
Une autre comparaison encore peut nous aider à comprendre. Les dirigeants des syndicats de salariés ne sont pas des fonctionnaires parce qu’ils ne sont pas intégrés à l’Etat. Ils sont émanés d’une base syndicale qu’ils représentent auprès de l’Etat. De la sorte, les représentants syndicaux sont une forme moderne de ce qu’étaient autrefois les Etats généraux, une concertation entre l’Etat et certaines catégories sociales, que l’on appelait les ordres sous l’Ancien régime, les salariés sous le Nouveau régime. .