On nous assure fréquemment qu’en France le suffrage est toujours universel. Mais est-ce réellement le cas ? Absolument, si nous en croyons l’article 3 de la constitution du 4 octobre 1958. : « Le suffrage peut être direct ou indirect dans les conditions prévues par la constitution. Il est toujours universel, égal et secret. »
Quand nous pensons au suffrage direct, nous pensons à l’élection des députés Article 24 : « Les députés à l’Assemblée nationale sont élus au suffrage direct. ». Et nous pensons également au président de la république, élu lui aussi au suffrage direct depuis la réforme constitutionnelle de 1962. S’agissant du suffrage indirect, c’est aux sénateurs que nous pensons. Article 24 : « Le sénat est élu au suffrage indirect.»
La première de nos constitutions, celle du 3 septembre 1791, prévoyait un Corps législatif unique, composé de sept cent quarante-cinq élus. Chapitre premier, article premier : « L’Assemblée nationale formant le corps législatif est permanente, et n’est composée que d’une chambre. » Section première, article premier : « Le nombre des représentants au Corps législatif est de sept cent quarante-cinq à raison des quatre-vingt-trois départements dont le Royaume est composé. »
Les élus au Corps législatif étaient élus au suffrage indirect, selon un processus qui se déroulait en deux étapes. Dans une première étape, les citoyens actifs se réunissaient en assemblées primaires qui élisaient des électeurs. Ces électeurs, que nous appellerions aujourd’hui de grands électeurs, se réunissaient en assemblées électorales qui élisaient les membres du Corps législatif.
Nous voyons donc en quoi consiste un scrutin indirect. Les électeurs primaires élisent des électeurs secondaires, lesquels élisent les membres du Corps législatif. Les électeurs primaires n’élisent pas les membres du Corps législatif, mais ils participent au scrutin.
Le cas des élections sénatoriales est différent. Aucun électeur n’y participe pour désigner de grands électeurs. Il n’y a aucune campagne électorale auprès de la population. Les candidats font leur campagne auprès des seuls notables qui participeront au vote. Les citoyens ne prennent pas part à l’élection des sénateurs. Les sénateurs ne sont pas élus au suffrage indirect. Et le suffrage en France n’est pas toujours universel. Pour les sénateurs, il ne l’est pas. Il est restreint à un collège de moins de 100 000 notables.
Avant la réforme constitutionnelle de 1962, le président de la république n’était pas élu au suffrage universel direct, comme il l’est de nos jours, mais par un collège électoral d’élus. Article 6 : « Le président de la république est élu pour sept ans par un collège électoral comprenant les membres du parlement, des conseils généraux et des assemblées de territoires d’outre mer, ainsi que les représentants élus des conseils municipaux. »
Vous noterez que l’article 6 ne dit pas : « Le président de la république est élu pour sept ans au suffrage universel indirect. » S’agissant du sénat, la formulation diffère. L’article 24 dit : « Le sénat est élu au suffrage indirect. ». Et pourtant, le mode d’élection des sénateurs est identique à celui du président de la république avant la réforme constitutionnelle. Il est élu par les conseillers municipaux, par les conseillers généraux, par les députés et depuis la régionalisation, par les conseillers régionaux. Les sénateurs ne prennent pas part au vote car ils ne peuvent s’élire eux-mêmes. Le président de la république comme les sénateurs sont donc élus par des élus. Mais cela ne suffit pas à faire de l’élection des sénateurs une élection au suffrage universel. D’ailleurs, la constitution elle-même n’a jamais prétendu que le président de la république, avant 1962, était élu au suffrage universel. Alors, pourquoi l’article 24 affirme-t-il que « le sénat est élu au suffrage [universel] indirect ». Pour faire plus « démocratique » ?
S’agissant de la réforme du mode d’élection du président de la république, le professeur Jean-Jacques Chevallier écrit : « Le 12 septembre [1962], le conseil des ministres entend le général de Gaulle lui faire part de son intention de proposer au pays de décider, par voie de référendum, que le président de la république sera dorénavant élu au suffrage universel. » S’il est dorénavant élu au suffrage universel, cela signifie qu’il ne l’était pas auparavant. Car le général de Gaulle ne dit pas que le président de la république sera dorénavant élu au suffrage direct, mais qu’il sera dorénavant élu au suffrage universel. De Gaulle explique encore que l’élection du président de la république par un collège restreint de 80 000 notables ne lui confère pas une autorité suffisante. Si le président de la république est élu par un collège restreint, cela veut bien dire qu’il n’est pas élu par l’ensemble du peuple, et donc qu’il n’est pas élu au suffrage universel. Et le sénat, élu par le même mode de scrutin, n’est pas, lui non plus, élu au suffrage universel, mais par un collège restreint. L’article 24 ne dit pas la vérité.
Certains soutiennent que dans la démocratie tout est faux. Se pourrait-il qu’ils aient raison ?