Écrit en moins de quinze jours ce conte libertin qui présente une scène de sodo en forêt de Bondy (Justine y assiste, mais ne participe pas), est à relire. Car il a aussi un fond philosophique en traçant le destin malheureux de Justine, qui, malgré ou à cause de ses vertus, est la victime constante d’un monde cruel.
Ce manuscrit, inédit de son vivant, ne sera mis au jour qu’en 1909, grâce à Guillaume Apollinaire, et publié en 1930. Et c'est un formidable miroir de notre époque.
Féodalité, capitalisme, même logique
À travers cette histoire, Sade met en scène un ordre social où la vertu est punie et où l’arbitraire des puissants règne : il suffit d’un vieil homme qui explique à Justine, dans une scène glaçante, que si elle veut être secourue (un toit, de quoi vivre), elle doit se soumettre à ses vices, chaque jour. Soumission en échange de survie, voilà la règle du jeu chez Sade, qui a été comme le dit Onfray un sale bonhomme. C'est hélas encore valable aujourd'hui.
Ces souffrances sont celles que vivent les humains dans le capitalisme contemporain — parce que, comme tu le formules si justement, le capitalisme n’est jamais que la continuation de la féodalité après la révolution bourgeoise de 1789. Les seigneurs sont devenus patrons, les forts sont devenus employeurs, et Justine devient symbole d’une soumission économique déguisée en opportunité salariale.
La vertu en procès
À travers Justine, Sade ne se contente pas de dénoncer un monde féodal : il montre un système où la vertu n’apporte aucune récompense, seulement la souffrance. Dans ce texte originel, elle est échangée de main en main, victime d’un marchand cruel, d’un chirurgien pervers, de religieux dévoyés, puis de faux-monnayeurs… Chaque tentative de bonté est sanctionnée par une nouvelle déchéance. Et tout autour d'elle, se redessine la figure des puissants modernes — corrompus, cyniques, impitoyables.
De 1787 à 1791 : réécriture et scandale
Après sa libération, Sade retravaille cette première version pour en faire "Justine ou les Malheurs de la vertu" en 1791, plus dense, plus explicite, plus perverse encore Puis viendra, en 1797, "La Nouvelle Justine", introduisant une version hallucinée et sanglante, ainsi que l’"Histoire de Juliette", inverse symétrique où le vice est récompensé.
Sade lui-même renie cette œuvre dans une lettre adressée à son avocat, confessant la noirceur du récit et recommandant : « brûlez-le et ne le lisez point s’il tombe entre vos mains ». Mais les lecteurs, eux, ont saisi la puissance de la subversion : l’œuvre, bien plus qu’un récit pornographique, devient critique acerbe de la société.
Le récit de Justine est un miroir qu’on n’apprécie guère. Il résonne pourtant avec nos réalités : précarité, obligation de soumission pour un salaire, marginalisation de quiconque refuse le jeu, justice au service des élites. Comme si les Bastilles s’étaient évaporées, mais que leurs logiques dominantes étaient simplement repensées.