Je ne comprends pas toutes ces réactions offusquées, atterrées, scandalisées face à ce qui se passe dans notre pays en ce moment. Pourtant tout était annoncé depuis fort longtemps. Annoncé par les acteurs sociaux, les acteurs syndicaux, la société civile, les habitants des quartiers populaires, tous nous étions inquiets et sensibles au fait que « cela allait mal et que ça allait sûrement péter un jour » Nous ne savions pas quand, ni comment. À l’évidence, nous y sommes…
Que dire d’une société dont les dirigeants au plus haut niveau de l’État parlent des « sans dents » des racailles à « karchèriser » qui affirment que le « boulot est au bout de la rue » qui crient à tue-tête « bon sang tenez vos gosses ! », mais qui, par exemple, pratiquent au jour le jour les contrôles au faciès, qui érigent la discrimination en système, qui fustigent les bénéficiaires du RSA…
Que dire d’une société qui n’entend jamais les habitants des quartiers populaires lorsqu’ils parlent des conséquences de la colonisation/décolonisation ? C’est un des aspects spécifiques de notre culture d’aujourd'hui. Ce qui est étonnant, c’est qu’on ne comprenne pas pourquoi cette question est structurante de nos quartiers. Il faudrait en parler ensemble, aller jusqu’au bout des inquiétudes, pour dégager la richesse de ce vécu commun.

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Que dire d’une société dont la puissance publique n’entend pas, n’entend jamais les paroles des habitants de ces fameux quartiers populaires… même si par ailleurs dans des belles envolées certains élus nous rassurent en disant que « vous êtes la solution et pas le problème », ou encore qui reprennent sans vergogne cette phrase attribuée à Nelson Mandela « ce qui se fait pour nous, sans nous, se fait contre nous » Mais qui classent verticalement les rapports Borloo[1] ou Bacqué-Mechmache[2]. Que ce soit sur la rénovation urbaine, les aménagements, le rôle et la fonction des petits commerces, la rénovation des bâtiments, ou encore la vie sociale…
Que dire d’une société qui retire des moyens aux collèges de nos quartiers au nom de l’égalité ? Vous avez bien lu : égalité… Ce qui dans la tête des institutions qui nous gouvernent veut dire les mêmes moyens à tout le monde, les quartiers riches comme les quartiers pauvres… et qui de ce fait empêchent les équipes enseignantes de développer le formidable travail qui est le leur. À la Villeneuve de Grenoble, le collège avait un taux de réussite au brevet des collèges de 71 % en 2017 et il est aujourd’hui de 91 % et crac badaboum… on supprime les moyens financiers principaux leviers de la réussite de cette équipe formidable.
Que dire d’une société qui depuis plus de quarante ans matraque la vie associative et l’éducation populaire, par une logique néolibérale plutôt que de soutenir l’engagement des citoyens ? Pour ceux qui connaissent le jargon de la vie associative, ce sont les appels à projet, la mise en concurrence des associations entre elles, le refus des financements de fonctionnement etc. Notre quartier de la Villeneuve est bien atteint par ce virus-là.
Que dire d’une société dont les dirigeants à tous les niveaux de la représentation affirment que de toute façon, au final « ils ont forcément raison ! »
Enfin que dire d’une société qui érige une loi scélérate dite « contrat d’engagement républicain » qui en fait crée un nouveau délit de séparatisme ? Ce délit permet de manière discriminatoire de dissoudre des associations ou en tout cas d’entraver gravement la liberté associative, niant la dimension de créativité et d’invention qui la caractérise.
Nous voilà quarante ans après la marche pour l’égalité et les premiers pas des politiques de la ville esquissées par Hubert Dubedout ! Et c’est le feu !
Moi, ce qui m’étonne c’est que notre société mette le mépris au cœur du mode de gouvernance et de gestion de notre démocratie ! De toute évidence c’est un échec ! Tout cela semble organisé par des logiques néolibérales et ce n’est pas l’idée que je me fais de la démocratie… Le mépris c’est l’atteinte physique, l’atteinte à la dignité de la personne.
Là je ne comprends pas ! Ma conception du monde porte sur la reconnaissance et le respect des personnes. Les personnes habitant les quartiers populaires aujourd'hui n’arrivent plus à se penser comme sujets de leurs propres vies. Comment alors peser sur le monde à construire ensemble ? Aujourd'hui il y a trop de mépris, trop de conditions de vie difficiles et humiliantes : cela détruit les conditions d’une vie réussie. Il ne faudrait pas seulement se contenter de pointer les inégalités ou les injustices sociales mais mettre la reconnaissance des personnes au cœur d’une politique réellement innovante… Aujourd'hui, après des années et des années de lutte contre la consommation, tout semble malheureusement être organisé par l’industrie de la mode, les publicités, qui mènent les personnes à croire que la « réalisation de soi » passe toujours par plus de consommation.
Rappelons à nos scandalisés de l’État et des micros la déclaration des droits de l’homme de 1948 : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »
Et pour revenir à mes propos du début, ce qui m’étonnerait en revanche, c’est que nos dirigeants tirent véritablement la leçon de ce qui se passe aujourd'hui !
Ce qui m’étonnerait, c’est qu’ils mettent en place de vrais moyens favorisant le développement des personnes des quartiers populaires. Qu’ils reconnaissent leurs capacités, qu’ils ne soient jamais des citoyens de seconde zone, et qu’ils puissent agir pour l’intérêt général.
Aujourd'hui, c’est comme un barrage qu’on fait sauter ! Tout le monde s’engouffre dans la brèche, même ceux qui agissent de façon inadmissible. Car ce qui se passe est évidemment inadmissible : pillages, destructions, incendies, violences etc. Ne peut-on se demander si ces actes inadmissibles ne sont pas le produit de cette société du mépris ?
Hélas, tel un boomerang, ces actes décrédibilisent les habitants des quartiers populaires, aggravant encore leur situation.
Alain MANAC’H, habitant de la Villeneuve de Grenoble
[1] Commandé en 2018 par Emmanuel Macron. Rapport qui vient au monde, mort-né.
[2] Commandé en 2013 par François Lamy, ministre du logement de Lionel Jospin