Il aura fallu douze ans pour qu'après dix plaintes, classées « sans suite » la procédure engagée par le père d'une fillette aboutisse à la condamnation de son tortionnaire et de la mère.
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« Les adultes sont égoïstes, ils ne pensent qu’à eux. Chaque fois qu'il se passe quelque chose dans un couple, ce sont toujours les enfants qui trinquent ». Elle a été servie, Amélie. Pendant six mois, alors qu'elle était âgée de 5 ans, elle fut le souffre-douleur de son violent beau-père : gifles, bousculades, actes de sadisme. Il l'oblige à manger son vomi, la jette dans un lac, lui plante une fourchette dans la main, lui maintient la tête dans l'eau d'un évier… Les tortures sont quasi quotidiennes et la mère ne fait rien pour les empêcher. Amélie porte des bleus partout. « Quand ça se voyait trop, on ne la mettait pas à l'école », reconnaîtra sa mère dix ans plus tard.
C'est à la fin de 1982 que le père d'Amélie, Muriel Méchin, imprimeur au Département d'Indre-et-Loire, est mis au courant par sa fille des premiers mauvais traitements endurés au domicile de la maman, en cours de divorce. En vain, il va déposer dix plaintes entre 1983 et 1992, neuf ans pendant lesquels le dossier sera classé « sans suite ».
L'affaire sort enfin de l'oubli en 1993, grâce à l'acharnement d'un juge d'instruction et d'un inspecteur de police qui ouvrent une enquête approfondie. Le procès s'est enfin déroulé en fin de semaine dernière devant les assises du Val-d'Oise, département où réside la mère d'Amélie, Geneviève Ouin, et son compagnon, Gérald Di Giovanni. Le tortionnaire a été condamné à douze ans de réclusion criminelle, la mère à cinq ans de prison, dont quatre avec sursis, mise à l'épreuve et obligation de soins psychologiques.
Excuses tardives de la Justice
La société elle-même n'a pas été condamnée pour sa carence, comme il serait juste, mais ce procès a permis à la partie civile de dénoncer « l'indifférence absolue des hommes et des institutions, justice, police, gendarmerie, médecine, DDASS, éducation, etc. payées pour protéger cette enfant et qui l'ont livrée à ses bourreaux ».
Fait sans précédent, l'avocat général a présenté à la famille de tardives excuses, au nom de la justice, pour ce « grave dysfonctionnement ». Cela ne suffit pas, toutefois, à apaiser l'indignation des intéressés. « Ce qui est déplorable, c'est qu'à Tours ils n'aient pas bougé le petit doigt », souligne Muriel Méchin qui constate : « Je me suis heurté à un mur. »
Sa fille est scandalisée qu'un magistrat ait osé proférer, en 1986, cette maxime de café du Commerce : « Il ne faut jamais s'occuper de ce que disent les enfants... » Après les remords exprimés par le ministère public, elle attend « des actes » et enjoint aux adultes : « Arrêtez de battre les enfants ! »
Un calvaire de 18 mois
Cette affaire de mauvais traitements avait donc commencé fin 1982, quand l'épouse de M. Méchin, Geneviève Ouin, quitte le domicile conjugal pour rejoindre son ami, Gérald Di Giovanni, en emmenant Amélie. Lors de rares visites à son père, celle-ci se plaint alors de coups reçus. En juin 1983. M. Méchin porte plainte à la brigade des mineurs. Le couple est placé en garde à vue avant d'être libéré. Le tribunal de Tours se borne à confier la garde de la fillette aux belles-sœurs du papa. Mais, à l'occasion d'une visite en juillet, la mère emmène de nouveau Amélie.
Une année durant, la fillette va se retrouver trimbalée entre père, mère et tantes, avant d'échouer à la DDASS en juin 1984. Car, entre-temps, un mauvais coup plus grave que les autres l'a envoyée à l'hôpital de Pontoise. A la suite d'un traumatisme crânien, Amélie y est admise le 16 février 1984, dans un coma au stade 2, dont elle ne sortira que trois semaines plus tard. Les séquelles sont irréparables, l'enfant ayant perdu une partie de ses cellules nerveuses. Il en résultera une invalidité de 30 %.
Lors de cette hospitalisation, alors que la mère invoque un accident, les médecins détectent chez Amélie un « syndrome d'enfant battue ». Cela n'empêche pas la mère de faire sortir la fillette prématurément. Et les violences recommencent à la maison : coups au visage, aux avant-bras, sur les fesses. Le 4 juin 1984, Amélie est soignée dans une clinique pour une fracture du bras datant d'une semaine. Elle y retourne le 21 pour de nouvelles blessures, dont des brûlures aux pieds. Le même jour, le juge des enfants la confie à la DDASS, avant d'en donner finalement la garde à son père.
« J'en parlais seulement à ma meilleure amie »
Amélie est devenue une petite brunette de 18 ans au joli visage, yeux marron-vert, une jeune fille presque comme les autres qui aime la musique, le ciné, les sorties en boîte. Aucun signe extérieur n'indique les souffrances endurées. Pourtant, celles-ci ont provoqué des séquelles irréparables. La perte d'une partie de substance cérébrale consécutive aux coups et un coma de trois semaines subi à l'âge de 5 ans lui occasionnent des troubles de la vue, maux de tête, difficultés psychiques, etc.
Durant sa scolarité, ralentie par ces handicaps, la fillette est restée discrète sur son calvaire. Il y a des douleurs incommunicables. « J'en parlais seulement à ma meilleure amie, qui avait subi elle aussi des mauvais traitements... »
Aujourd'hui, Amélie songe surtout à trouver un emploi, comme la plupart des jeunes. Dans l'éducation si possible, parce que « j'adore les mômes ». Elle a fait une demande pour travailler comme assistante maternelle dans l'école que dirige une de ses tantes. L’État – qui célébrait hier la « Journée des droits de l'enfant » – ne le lui doit-il pas ?
Alain Nordet, La Nouvelle République, 21 novembre 1996