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Derrière les chiffres du chômage qui affolent les compteurs sur le tableau de bord de l'économie, il y a les noms et les visages de ceux qu'on appelle pudiquement, dans les textes officiels, des « travailleurs sans emploi ». En racontant l'itinéraire de quelques-uns d'entre eux en Touraine, nous essaierons de rendre compte – sans doute partiellement – de la diversité des situations et des comportements face à cette remise en cause souvent dramatique. Il s'agit moins de définir des portraits-types de chômeurs que de porter sur eux un regard humain, chacun représentant un cas d'espèce.
Eric, 28 ans : " Je suis à la rue "
Issu d'une famille de huit enfants, parents alcooliques, atteint lui-même d'un handicap mental léger, Eric cumule les difficultés. A 28 ans, ce grand maigre aux cheveux longs en paraît à peine 20. Sa conversation se débite au rythme saccadé de phrases courtes, hachées nerveusement de mots abrégés. Mais le regard pétille et la bouche n'est pas avare de sourires désarmants.
Après une scolarité sommaire qui ne lui a même pas permis d'acquérir les bases essentielles, il a réussi à entrer dans le « marché du travail » par la petite porte, celle d'un atelier protégé à Tours-Nord. Là, pendant cinq ans, il a monté des pièces en sous-traitance pour l'industrie automobile. Pour lui, c'était un boulot simple, plutôt répétitif, mais facile à apprendre. Bien sûr, Il fallait bosser pour gagner en moyenne 5.000 F par mois. Quand on travaille au rendement, on a beau être handicapé, il faut fournir.
Manque de soutien moral
Ça se présentait donc plutôt bien pour Eric. Il manquait seulement un soutien moral à cet adolescent prolongé. Son mariage, à 21 ans, puis la naissance rapide d'une petite fille, ne l'empêchent pas de dérailler. L'atavisme familial prend le dessus. Les beuveries avec les copains vont briser le couple, et le père irresponsable ne reverra plus jamais sa fille, aujourd'hui âgée de 7 ans.
Après son divorce, Eric vit une brève aventure avec une femme beaucoup plus âgée que lui. Subjugué, le grand dadais largue les amarres, abandonne son emploi et sa chambrette à Saint-Pierre-des-Corps pour suivre à Paris cette voyante : « Elle m'avait promis un bel avenir... » La désillusion ne tarde pas. Délaissé par sa compagne, peut-être lasse de jouer les mamans, il erre pendant trois jours dans la capitale avant de parvenir à prendre le train pour Tours.
Et l'alcool, toujours
Entre-temps, il a perdu son emploi. Son départ précipité ayant été assimilé à une démission, il ne peut pas percevoir les allocations Assédic. Chômeur depuis un an maintenant, Eric cherche du travail sans trop y croire. « J'ai rencontré un type qui m'a promis un boulot bien payé. Mais c'était au noir, j’ai refusé. » Pour une fois, il a su résister au mirage. Une seule chose est sûre, pour lui : « Je ne veux pas retourner en atelier protégé pour travailler avec les fous. »
Sans travail, pas de logement. Eric s'est réfugié chez sa mère, dernier recours, mais aussi promiscuité destructrice autour de la bouteille. Après une énième soirée trop arrosée qui se termine en dispute, il est mis dehors. L'alcool aura eu raison du lien familial.
Il lui reste ses sœurs. L'une d'elles lui offre le couvert. Pour le gîte, c'est autre chose : « Je suis à la rue, je dors dans les caves », avoue-t-il sans le moindre soupçon de révolte, avec cette résignation des simples. Et une certaine lucidité quand même : « J'ai fait pas mal de conneries, c'est vrai. » La session de rattrapage, c'est pour quand ?
Alain Nordet, La Nouvelle République, Samedi 15 et dimanche 16 janvier 1994