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Billet de blog 19 janvier 2016

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Se passer des valeurs ?

Dans sa dernière chronique, Michaël Fœssel, soulignant à juste titre l’usage indéterminé des valeurs dans le vocabulaire politique, invite à renoncer à la défense de celles-ci pour se consacrer à celle des normes. Il reprend ainsi une opposition canonique entre le bien et le juste, et considère que la République doit rester aveugle aux jugements de valeur.

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Se passer des valeurs ?

Alain Policar, Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof)[1]

Dans sa dernière chronique (Libération, 15-1-2016, p. 23), l’excellent Michaël Fœssel, soulignant à juste titre l’usage indéterminé des valeurs dans le vocabulaire politique, invite à renoncer à la défense de celles-ci pour se consacrer à celle des normes. Il reprend ainsi une opposition canonique entre le bien et le juste, et considère que la République doit rester aveugle aux jugements de valeur, sous peine de légiférer au gré des préférences de l’opinion. Mais est-ce absolument certain ? L’Etat doit-il être neutre par rapport à tout jugement de valeur ou bien seulement par rapport à certains d’entre eux ? En deux mots, comment l’État libéral et démocratique pourrait-il se priver de faire appel à des valeurs du bien intrinsèques comme, par exemple, l’égalité démocratique, le respect mutuel ou la réciprocité ? Est-il véritablement exclu d’articuler neutralité et perfectionnisme ?

On sait que, dans son sens philosophique, le terme de perfectionnisme a été utilisé par Rawls dans sa Théorie de la justice en 1971 et emprunté à l’usage qu’en faisaient au XIXe siècle T. H. Green ou H. Sidgwick. Il peut être défini comme une théorie conséquentialiste associée à une approche objective du bien. Conséquentialiste comme l’utilitarisme, le perfectionnisme s’en sépare sur un point essentiel : le bien n’est pas caractérisé subjectivement (réalisation des préférences, bien-être, etc.) mais objectivement. C’est en eux-mêmes, et non pour le plaisir ou la satisfaction qu’ils procurent, que sont valorisés, entre autres, le savoir, l’amitié, le plaisir esthétique, etc. Cela signifie qu’une vie consacrée, par exemple, au savoir est meilleure qu’une autre consacrée à la consommation de stupéfiants. L’absence de ces biens, supposés permettre de favoriser l’épanouissement individuel, est source d’appauvrissement (même s’ils ne font pas l’objet d’un regret). Le point commun aux tenants du perfectionnisme, qu’il s’agisse d’Aristote, de Leibniz ou de Marx, est la définition de l’action juste comme celle destinée à produire le plus de bien objectif possible. Ce qui les différencie, c’est évidemment le choix des biens privilégiés.

On pourrait donc assumer, d’un point de vue neutraliste, le recours à des valeurs liées au bien, à condition que celles-ci soient généralisables ou, du moins, à condition qu’elles ne puissent être raisonnablement rejetées. Cela signifie qu’il serait possible d’accorder une certaine place aux jugements de valeur dans la discussion publique, tout en rejetant la thèse affirmant la supériorité intrinsèque de certains individus par rapport aux autres. On se contenterait donc d’affirmer qu’il existe des biens qui peuvent être reconnus comme partagés par les membresd'une société pluraliste, et que ces biens peuvent être protégés par l’État.

Une des principales raisons du refus de toute mesure perfectionniste tient au risque de limitation de la liberté. Mais de nombreux auteurs[2] ont montré que le perfectionnisme peut être, sans contradiction, seulement incitatif. N’est-ce pas la fonction même d’une politique éducative que d’aider les élèves à développer l’esprit critique ou la tolérance ? On peut de même considérer qu’un Etat libéral est fondé à subventionner la culture. Ronald Dworkin montre que nous devons considérer que la « structure culturelle » d’une société rend possible une grande variété de jugements de valeur, faisant de nous les dépositaires de richesses à transmettre aux générations futures. Ainsi il en va de la préservation de nos structures culturelles comme de celle d’une langue : elles constituent un moyen d’accroître notre liberté de choix. Dès lors, « nous avons le devoir, par souci de justice, de léguer une culture au moins aussi riche que celle dont nous avons hérité nous-mêmes »[3].

Reste à nous demander comment rendre complémentaires l’idéal de neutralité et celui de perfection alors que la possibilité d’un accord sur des biens non controversés est empiriquement très improbable. Ne faudrait-il pas considérer la responsabilité individuelle comme un idéal éthique ? Il serait donc, selon Ronald Dworkin, illusoire de séparer radicalement l’éthique et la politique, l’une et l’autre étant mêlées à tel point que certaines des questions les plus profondes touchant le caractère de la vie bonne sont aussi des questions politiques. Nous avons donc besoin, de raisons morales d’adhérer à la politique libérale qui, corrélativement, devront permettre de  rejeter toutes les conceptions qui prétendent nier la validité des deux exigences jumelles de la justice libérale, l’égalité des ressources ou des contextes et responsabilité de nos choix.

La position de Dworkin dessine ainsi une voie précieuse de conciliation entre le juste et le bien : si nous voulons le juste c‘est parce que nous voulons le bien et parce que nous ne pouvons mener une vie bonne sans justice. Dans cette perspective, les principes de justice sont les moyens de parvenir à une vie bonne et leur validité est soumise à ce telos. Une conception libérale du bien doit donc être articulée à une doctrine de la justice sociale. Par conséquent, ce sont bien nos convictions éthiques qui nous fournissent les raisons consistantes d’adopter les principes centraux de la philosophie libérale, à condition de dégager des normes par la délibération publique.

Alors qu’il lui est fréquemment reproché de se focaliser sur l’intégrité de l’individu et, dès lors, de négliger l’impact des injustices politiques résultant de l’inaction publique, le libéralisme politique se donnerait ainsi les outils idéologiques lui permettant d’être à la hauteur de son projet d’émancipation.


[1] Dernier livre paru : Ronald Dworkin ou la valeur de l’égalité. Le juste, le bien, le vrai, Paris, CNRS Editions, 2015.

[2] Sunstein et Thaler, « Libertarian Paternalism is not an Oxymoron », University of Chicago Law Review, 70, 2003, pp. 1159-1202. Leur paternalisme est fondé sur l’idée que les citoyens n’est pas nécessairement en mesure de prendre les décisions susceptibles de promouvoir leur bien, notamment en raison de notre rationalité limitée ou de la dimension émotionnelle de nos jugements. Ou encore Quong, Liberalism without Perfection, Cambridge, Oxford University Press, 2010.

[3] Dworkin, Une question de principe (1985), trad. fr., Paris, Puf, 1996, p. 289.

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