Le libéralisme peut-il être strictement neutraliste ?
Alain Policar, professeur de sciences sociales (Université de Limoges) et chercheur associé au CEVIPOF (Sciences Po)*
Le philosophe américain John Rawls oppose son libéralisme politique au libéralisme compréhensif. Les doctrines compréhensives sont, chez lui, caractérisées par la prétention à la vérité universelle et/ou une conception de la nature essentielle de l’homme. Alors que le libéralisme politique rawlsienmet l’accent sur la capacité de chacun à raisonner de façon autonome plutôt que sur la valeur de l’autonomie, le libéralisme compréhensif estime qu’il est bon d’être autonome et, ainsi, peut assigner pour tâche aux institutions politiques l’obligation de protéger et de favoriser l’autonomie de chacun. Celle-ci n’est donc pas exclusivement présumée : l’Etat est fondé également à intervenir pour la développer. En se refusant, de peur d’affaiblir sa prétention à la neutralité, à affirmer sa préférence pour des valeurs fondées sur l’autonomie, le libéralisme politique se prive, à mon sens, de toute profondeur morale.
Pour une neutralité épaisse
Dans le libéralisme du XIXe siècle et du début du XXe, il n’était pas antilibéral de considérer le bonheur et l’épanouissement comme l’un des buts de l’action humaine. Et, plus encore, de concevoir ces buts comme dérivés de la nature humaine. Mais peut-on préserver les valeurs libérales fondamentales, la souveraineté individuelle, le pluralisme, la tolérance, tout en accordant une attention soutenue aux perspectives de ceux qui cherchent à fonder les politiques publiques sur une conception du bien ?
Oui, sans doute, à condition de donner une épaisseur à la neutralité, tout en permettant une conciliation entre préservation de la diversité, en tant qu’exigence centrale du pluralisme libéral, et priorité à l’autonomie, non seulement comme présomption mais comme vertu à promouvoir. On trouve un semblable souci chez le philosophe de Flinders University, George Crowder. Ce dernier, en effet, place non seulement l’autonomie au centre de son pluralisme[1], mais considère le régime libéral comme le plus apte à permettre l’expression de la diversité des valeurs. Il ne remet pas en cause, de surcroît, la volonté de certains de vivre des vies dominées par la tradition. Mais il insiste sur la nécessité de développer les conditions institutionnelles permettant d’exercer notre capacité de choix. Dès lors, l’autonomie est valorisée comme le moyen le plus apte à promouvoir la pluralité des biens à l’intérieur d’une culture.
La défense simultanée de la neutralité de l’État et d’une dose de perfectionnisme implique l’affirmation de l’existence de biens (non tous les biens mais certains d’entre eux) qui peuvent être reconnus comme partagés par les membresd'une société pluraliste, biens qui peuventêtre protégés par l’État. Il est nécessaire pour accepter cette protection d’admettre que certains idéaux de la vie bonne peuvent être objectivement meilleurs que d’autres. C’est dans cette voie que s’est engagé Ronald Dworkin qui, après avoir été un partisan inconditionnel d’une stricte neutralité de l’État, n’hésite plus à considérer la responsabilité individuelle comme un idéal éthique, introduisant ainsi une dose de perfectionnisme dans son libéralisme[2]. La morale publique devra donc être suffisamment épaisse pour proposer des raisons fortes d’adhérer à la politique libérale.
Concilier le juste et le bien
Cette position dessine une voie précieuse de conciliation entre le juste et le bien : si nous voulons le juste c‘est parce que nous voulons le bien et parce que nous ne pouvons mener une vie bonne sans justice. Dans cette perspective, les principes de justice sont les moyens de parvenir à une vie bonne et leur validité est soumise à ce telos. Une conception libérale du bien doit donc être articulée à une doctrine de la justice sociale. Par conséquent, ce sont nos convictions éthiques qui nous fournissent des raisons consistantes d’adopter les principes centraux de la philosophie libérale, à condition de dégager des normes par la délibération publique. En d’autres termes, les principes du libéralisme doivent être justifiés et ils ne peuvent l’être qu’en recherchant leur fondement dans une théorie morale.
Ce point de vue n’est pas étranger à la pensée de John Stuart Mill. Pour ce dernier, l’État peut légitimement inciter les individus, par l’information, par des aides diverses, à se détourner d’activités présumées sans valeur. Il admet même certaines restrictions de liberté si l’exercice de celle-ci conduit à aliéner définitivement une part de son autonomie (je songe au problème de la validité de contrats par lesquels on s’engagerait à devenir esclave au bénéfice de tiers).L’important ici est le caractère irrévocable du choix. Dans de telles conditions, le développement de soi est fortement compromis. Or il est, pour Mill, la valeur fondamentale, ce qui suppose comprendre le concept d’individualité relativement à celui d’autonomie. Il s’agit là d’un modèle attractif pour un libéralisme attaché à proposer des idéaux consistants. En s’engageant dans cette direction, celui-ci serait mieux armé que les visions strictement neutralistes pour résister aux critiques, qu’elles émanent des communautariens ou des humanistes civiques.
* Prochain livre : Le libéralisme politique et son avenir (CNRS éditions), parution le 4 octobre.
[1] Notamment dans Liberalism and Value Pluralism, Londres et New York, Continuum, 2002.
[2] Dworkin, Is Democracy Possible Here ? Principles for a New Political Debate, Princeton, Princeton University Press, 2006.