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Billet de blog 20 novembre 2023

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L’espoir d’une indemnisation équitable des victimes du travail saboté

Le 20 janvier, la Cour de cassation « élargit le périmètre d’indemnisation d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle, en cas de faute inexcusable de l’employeur. Les victimes seront mieux indemnisées… ». Les employeurs vont s’acharner à détruire les fondements de la décision via le PLFSS et vont obtenir l’appui incompréhensible de la quasi-totalité des organisations syndicales.

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L’ESPOIR D’UNE INDEMNISATION ÉQUITABLE DES VICTIMES DU TRAVAIL SABOTÉ

LES MANŒUVRES AUTOUR DE L’ARTICLE 39 DU PROJET DE LOI DE FINANCEMENT DE LA SECURITE SOCIALE

L’INDEMNISATION FORFAITAIRE DES ACCIDENTS DU TRAVAIL ET DES MALADIES PROFESSIONNELLES : LE COMPROMIS HISTORIQUE DE 1898.

Avant la loi du 9 avril 1898 le seul recours den cas d’AT et de MP devait être effectué dans le cadre d’un préjudice civil dans lequel il fallait prouver la responsabilité directe et factuelle de l’employeur. La jurisprudence était très défavorable car l’obligation de sécurité n’était pas une obligation réglementaire.

La loi du 9 avril 1898 crée un régime spécial de responsabilité, en marge des principes définis par le Code civil. Le salarié victime d'un accident du travail peut alors demander une réparation, sans avoir à prouver la faute de son employeur. C'est donc un régime spécial de responsabilité sans faute, étendu aux maladies professionnelles (MP) en 1919.

Cet accord, traduit dans la loi, a été négocié par le patronat d’alors car, en 1893, une loi novatrice, La loi du 12 juin 1893, relative à l'hygiène et la sécurité des travailleurs dans les établissements industriels est la première à reconnaître un droit à la santé à tous les salariés de l'industrie en France. Son objectif est la mise en place de "conditions d'hygiène et de salubrité nécessaires à la santé du personnel. Imposant une prévention des risques professionnels » ce qui justifiait des recours devant les tribunaux civils en cas d’atteinte à la santé. Ainsi, c’est pour faire la « part du feu » que fut inventée la « réparation forfaitaire » en substitution des plaintes au civil.

Du point de vue de la victime, le caractère « forfaitaire » est le versant « négatif » de l’accord. Son versant « positif » est la « présomption d’imputabilité » c’est-à-dire l’automaticité de l’indemnisation si l’accident se produit au travail[1]. Cette réparation est calculée sur la base du salaire et destinée à indemniser ce qu’on appelle alors et depuis « l’Incapacité » et non « l’invalidité ». Cela signifie qu’on indemnise uniquement l’incapacité de travail induite par l’accident[2].

Dès 1898, la loi prévoit que le recours aux juridictions de droit commun est toujours possible pour la victime (article 7 de la loi). Elle évoque également la notion de « faute inexcusable du patron (sic) », circonstance dans laquelle l’indemnité pourra être majorée (article 20 de la loi). Cela ouvre la possibilité d’une indemnisation au-delà de la réparation forfaitaire par l’intermédiaire de la preuve que l’employeur a commis une « faute inexcusable ».

L’ÉVOLUTION JURISPRUDENTIELLE DE LA FAUTE INEXCUSABLE DE L’EMPLOYEUR (FIE) : VERS LA RÉPARATION INTÉGRALE

Longtemps, jusqu’en 2002, la jurisprudence imposait pour que soit reconnue la FIE que soit prouvée l’intention de ne pas prévenir la cause de l’AT ou de la MP.

En 2002, une décision de la Cour de cassation rappelait que l’employeur est tenu à une « obligation de sécurité de résultat » ce qui signifie que toute survenue d’un AT ou d’une MP relève de la FIE.

Les employeurs se sont mobilisés contre cette mesure, bien que le montant des indemnités pour FIE soit restée, jusqu’alors, bien inférieur à la réparation des dommages non professionnels imputés à un tiers. L’une de leur stratégie était de mettre en avant le coût économique de la FIE, voire de tenter de circonvenir certains membres de la Cour de cassation. Bien évidemment, les entreprises ont recours à des dispositions assurantielles qui protègent leur bilan financier impacté par les éventuelles procédures de FIE.

Tout a changé le 20 janvier 2023. Une décision de la Cour de cassation faisant jurisprudence, et commentée en réunion plénière de la Cour :

  • Rappelle que La réparation forfaitaire se limite aux conséquences de l’incapacité de travail et ne répare pas les autres préjudices ;
  • Indique dans un communiqué que « La Cour de cassation élargit le périmètre d’indemnisation d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle, en cas de faute inexcusable de l’employeur. Les victimes, comme leurs ayants droit, seront mieux indemnisées, notamment celles qui ont été exposées à l’amiante.»

Cela explique la virulence de la réaction des employeurs et de leurs alliés de l’exécutif.

 Les employeurs proposent alors un accord national interprofessionnel (ANI) aux organisations syndicales, dont une des propositions est d’affirmer que la réparation forfaitaire prend en compte des préjudices couverts par la FIE.

  • Cette proposition est servilement reprise par leurs alliés de l’exécutif sous forme d’un cavalier législatif, l’article 39 du PLFSS.
  • Mais, sous la pression des associations de victimes et de certains députés, l’article 39 est retiré.
  • C’est alors que, le 14 novembre, les « partenaires sociaux» invite l’exécutif à réintroduire une nouvelle version de l’article 39 qui étend, techniquement, le mode de réparation forfaitaire à d’autres indemnisations.
  • L’exécutif invite à la prudence, par l’intermédiaire d’un courrier de réponse du 16 novembre, de son missi dominici, le ministre du travail.

 En effet, sa promulgation serait périlleuse :

  • Il s’agit, tout d’abord, de l’utilisation d’un cavalier législatif qui pourrait être retoquée par le conseil d’état.
  • Il s’agit, ensuite, d’une atteinte au principe d’égalité des citoyennes et des citoyens devant les atteintes à leur santé par des tiers, quelles qu’en soient les causes.
  • Il s’agit enfin de l’invalidation, de fait, d’une décision de la haute cour de justice, c’est-à-dire une illégalité, notamment de l’exécutif, car constituant une atteinte inadmissible à la séparation des pouvoirs.

On peut se demander légitimement ce qui justifie une telle obstination contre l’indemnisation équitable des victimes ?

 UN FONCTIONNEMENT PROBLÉMATIQUE DES ORGANISATIONS SYNDICALES

 En effet, le corolaire de cette crise est un questionnement critique sur l’obstination des organisations syndicales signataires non seulement d’approuver mais aussi, et surtout, de soutenir activement ces dispositions, proposées par les employeurs dans leur unique intérêt.

Déjà, plusieurs fédérations de ces organisations syndicales contestaient auprès de leur confédération la signature de l’ANI, et plus particulièrement l’article 39 qui en découle. Elles dénoncent notamment l’absence de toute consultation des syndiqué.es ou de leurs structures syndicales avant la prise de décision.

En particulier, elle signalent le caractère particulièrement dangereux de la reconnaissance du caractère « duale » de l’indemnisation forfaitaire : En effet, alors que l’opportunité d’une réparation intégrale, de même niveau que les indemnisations civiles, est à portée de main et qu’elle repose sur l’indemnisation unique de l’incapacité de travail par la réparation forfaitaire, nier cette unicité rend inapplicable la décision de la Cour de cassation et maintient l’indemnisation à la hauteur d’une aumône, au mépris de toute justice.

 Il est incompréhensible que les organisations de défenses des intérêts des travailleuses et des travailleurs aient objectivement choisi l’intérêt des employeurs au détriment de celles et de ceux qu’elles représentent.

Choisir d’appuyer les employeurs dans cette destruction de l’indemnisation entraînerait des répercussions sur le fonctionnement des organisations syndicales et la syndicalisation.

Comment, en effet, comprendre cette alliance hétéroclite contre les victimes, et à terme destructrice de la prévention des risques du travail : l’investissement des entreprises dans ce domaine étant étroitement lié au coût financier des indemnisations des atteintes à la santé.

Nous appelons ici à un sursaut du mouvement syndical afin qu’il sorte de l’emprise des employeurs et refuse cette alliance contre-nature au détriment des travailleuses et des travailleurs.

 [1] De nombreuses jurisprudences vont permettre de déterminer cette notion

[2] Actuellement le coefficient professionnel vient compléter cette indemnisation de la perte de capacité de travail

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