LES CONSÉQUENCES DE L’INVISIBILITÉ DES ORIGINES PROFESSIONNELLES DES CANCERS
En France, actuellement, 2,2 millions de salariés, soit 10% des travailleuses et travailleurs sont exposés à au moins un agent chimique cancérogène, 598 000 sont exposés aux fumées métalliques de soudage, 259 000 à la radioactivité et 759 000 femmes travaillent la nuit ce qui peut générer des cancers du sein. Les cancers d’origine professionnelle, c’est-à-dire ceux liés à des expositions à des produits ou des procédés cancérogènes lors du travail représentent de 8% à 15% des 380 000 cancers survenant chaque année, soit de 30 000 à 57 000 cancers. Seuls 1840 sont reconnus chaque année. Cela signifie que, bien que d’origine professionnelle, 28 160 à 55 160 cancers échappent à la reconnaissance comme maladie professionnelle. Le cout moyen du traitement annuel d’un cancer s’élève 52 000 euros. Chaque année la caisse maladie, financée par des cotisations mixtes salariés-employeurs, prend donc en charge indument entre 1, 5 milliards d’euros à 3 milliards d’euros. Cette somme est économisée par la caisse accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP) financée exclusivement par les employeurs.
Le ratio de non reconnaissance par rapport aux maladies professionnelles ne concerne pas que les cancers professionnels. Ainsi les maladies articulaires et musculaires, les atteintes psychiques liées au travail et d’autres atteintes d’origine professionnelle connaissent sans doute un ratio d’invisibilité semblable. La cour des comptes dont on devine le tropisme pour le néo libéralisme exige une compensation imparfaite de 1 milliard d’euros par la caisse AT-MP vers la caisse maladie. Les employeurs sont donc bénéficiaires de l’invisibilité des maladies professionnelles non seulement en économisant sur le coût de leur réparation, mais également en profitant de cette invisibilité pour ne pas en faire de prévention. En jouant sur ces deux tableaux le bénéfice est sans doute astronomique. D’où la volonté de rendre invisible les risques professionnels avec la complicité active de leurs alliés politiques de tout bord. Comme le montre plusieurs publications[1], cette complicité dans ce domaine dure depuis l’avènement de la République[2] et traverse les âges jusqu’à nos jours.
Pour les cancers liés au travail, il s’agit avant tout de construire l’invisibilité des risques cancérogènes professionnels. Ainsi, par exemple, il faudra plus de 20 ans (1974-1996) pour que l’amiante soit, en théorie, bannie de l’environnement professionnel. C’est seulement en 2021, que l’ANSES reconnaitra enfin la silice comme substance spécifiquement cancérogène. Les tableaux de déclaration des MP sont systématiquement sabotés et leur publication différée. Progressivement, notamment en 2012, les attestations et fiches d’exposition individuelles aux cancérogènes ont été, dans leur majorité, progressivement supprimées. La suppression des CHSCT et de leurs moyens d’intervention pour identifier collectivement les risques, par les ordonnances « Macron » en 2017, a beaucoup favorisé cette invisibilité.
JUSQU'ALORS LA POSSIBILITÉ D'UNE PRÉVENTION SECONDAIRE DES CANCERS PROFESSIONNELS
Restait jusqu’en 2021, une obligation liée à l’article D 461-25 du code de la sécurité sociale et son arrêté d’application de 1995 :
- l’employeur et le médecin du travail devait remettre aux salarié-es concerné-es une attestation d’exposition aux cancérogènes quand celui-ci ou celle-ci quittait l’entreprise, quelle qu’en soit la raison.
- Ainsi, le salarié ou la salariée exposée pouvait obtenir grâce à cette attestation des examens de dépistage d’éventuels cancers professionnels auprès de la CPAM. Le coût des examens de dépistage était supporté par la caisse AT-MP.
- En l’absence de délivrance de l’attestation, une circulaire de la direction de CNAM diligentait une enquête de la CPAM pour prouver l’exposition.
Les obligations d’attestations n’étaient pas, le plus souvent, délivrées et les suivis post professionnels peu demandés car ignorés des bénéficiaires. Toutefois cela mettait en place pour celles et ceux qui le revendiquaient une traçabilité individuelle des risques à la sortie de l’entreprise (chômeur, chômeuse, ou retraité-e), prélude à une prévention secondaire de cancers professionnels (diagnostic précoce= meilleure chance de rémission) et surtout une preuve de présomption d’origine du cancer lors de l’éventuelle survenue de la maladie, ainsi plus facilement reconnue en MP.
UNE REFORME EXEMPTANT LES EMPLOYEURS DE TRACER INDIVIDUELLEMENT L'EXPOSITION AUX CANCEROGENES ET RENDANT L’ACCÈS AU SUIVI POST PROFESSIONNEL IMPOSSIBLE
Tout cela a changé depuis le 28 avril 2022 avec la suppression de l’article D 461-25 du code de la sécurité sociale et de son arrêté de 1995 et sa substitution par l’article D 461-23 nouveau du même code. Cet article précise que seul un « état des lieux des expositions » délivré par le médecin du travail ouvre droit à un suivi post professionnel. Cet état des lieux doit être délivré lors d’une « visite de fin de carrière » (ce qui la limite aux départs à la retraite), et réservée aux salarié-es bénéficiant ou ayant bénéficié d’une surveillance médicale renforcée.
Le processus est le suivant :
- La fin de carrière est signalée par l’employeur au service de prévention et de santé au travail (SPST)
- lequel détermine si le salarié ou la salariée répondent bien aux conditions d’accès à la visite et si les conditions sont remplies convoque à la visite. Cette visite peut également être effectuée à la demande du salarié ou de la salariée.
- Suite à cette visite et rédaction de l’état des lieux, qui peut comporter des conseils concernant le suivi nécessaire et un courrier pour le médecin traitant, le ou la retraitée se met en rapport avec la CPAM de son domicile qui lui adresse des prises en charge pour les examens de suivi, la nature des examens étant déterminée par le médecin conseil.
Décryptons comment les nouvelles dispositions construises l’invisibilité des expositions :
- Les obligations des employeurs en matière de traçabilité individuelle des cancérogènes se résument à signaler au SPST le départ en retraite du ou de la salariée ;
- C’est le SPST qui détermine si les conditions de la visite de fin de carrière sont réunies ce qui exempte l’employeur de toute responsabilité.
- C’est sur le médecin du travail que repose la responsabilité de la traçabilité individuelle aux cancérogènes. Ne pas le faire (ou ne pas pouvoir le faire complètement) pose la question de son éventuelle responsabilité en terme de perte de chance ou de non-assistance à personne en péril.
- Dans la réalité, faute de temps et de moyens, du fait de la pénurie de médecins du travail, étouffé sous des effectifs démentiels de patient-es, dans un contexte de visites médicales devenues bien plus espacées, il est peu probable que le médecin du travail puisse remplir cette obligation. De plus, faute de temps, le travail collectif entre praticiens seul à même d’identifier ces risques ne peut être assuré.
- Une publication qui se recommande de la société française de médecine du travail[3] pourrait décourager l’établissement de cet état des lieux au motif que sa rédaction pourrait conduire certains employeurs à porter plainte au conseil de l’ordre des médecins pour « certificat de complaisance ».
- Aucune disposition émanant de la CNAM ne permet plus de prendre en compte les revendications individuelles de celles et ceux qui estimeraient avoir été exposé-es et qui n’aurait pas d’état des lieux, ni les demandes de celles et ceux qui auraient été exposé-es avant les nouvelles dispositions et qui feraient une demande de suivi post professionnel. Aucune disposition de contestation des examens de surveillance décidés par le médecin conseil n’est précisée.
- Dans un contexte de précarité de l’emploi et de sous -information des salarié-es sur les risques professionnels la revendication d’un état des lieux devient purement théorique.
Résumons :
- fin de la traçabilité individuelle de l’exposition professionnelle aux cancérogènes par les employeurs
- médecins du travail devenus des fusibles en responsabilité et placés en injonction paradoxale
- salariés maintenus dans l’ignorance des risques et sous informés sur leurs droits.
C’est la puissance publique qui, par ces dispositions, c’est assurée que les risques professionnels d’exposition aux cancérogènes et leurs effets deviennent des « non problèmes » en construisant les conditions de leur invisibilité. Or, cette invisibilité favorise leur absence de prévention. Sa responsabilité est donc engagée par les conséquences de cette politique. Il serait temps que la représentation nationale s’empare de ces questions.
[1] « La santé au travail entre savoirs et pouvoirs 19ème, 20ème siècle », ouvrage collectif, presses universitaires de Rennes, 2011
« Ignorance scientifique et inaction publique, les politiques de santé au travail » Emmanuel Henry, presses de sciences po, 2017
« La fabrique des non problèmes, ou comment éviter que la politique s’en mêle » Emmanuel Henry, Presses de sciences po, 2021
« Mourir de son travail aujourd’hui, enquête sur les cancers professionnels, un fléau évitable, Anne Marchand, les éditions de l’atelier, 2022
[2] Le premier exemple avéré est l’explosion de la fabrique de poudre à canon de la plaine de Grenelle, le 31 aout 1794, qui détruisit le village de grenelle et fit plus de 1000 victimes.
[3] https://www.rst-sante-travail.fr/rst/pages-article/ArticleRST.html?ref=RST.TM%2068