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Billet de blog 23 octobre 2022

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Employeurs, conseil de l’ordre des médecins : contre la santé au travail ?

Depuis 2007, la possibilité de porter plainte devant le conseil de l’ordre des médecins a été étendue aux employeurs. Les instances disciplinaires de l'ordre des médecins ont été épinglées en 2019 par la cour des comptes, pour leur fonctionnement d’exception. Abus de droit, depuis peu ces plaintes s'étendent aux avis d'aptitude des médecins du travail. L’accès à ces plaintes par les employeurs doit être interdit.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

LE DÉTONATEUR : INTRODUCTION SUBREPTICE DE L’ADVERBE « NOTAMMENT » DANS UN ARTICLE DU CODE DE LA SANTÉ PUBLIQUE

Un amendement bien « utile »

Le 14 avril 2007, suite à un amendement venu de la droite de l’hémicycle, l’article R 4126-1 du code de la santé publique est modifié trois jours après une première republication. Cet article dresse la liste des personnes et institutions ayant la possibilité de déposer des plaintes contre un médecin devant le conseil de l’ordre des médecins. Procédure jusqu’alors réservé aux patients, l’adverbe « notamment » permet dorénavant aux conseils de l’ordre des médecins (COM) de déclarer recevable les plaintes d’employeurs, ce qui a été confirmé ensuite par le conseil d’état.

Les conseils d’avocats : utiliser les instances disciplinaires de l’ordre des médecins contre les médecins

Certains avocats des employeurs, conseillent encore actuellement publiquement (https://www.lexplicite.fr/saisir-le-conseil-departemental-de-lordre-des-medecins-un-levier-au-service-de-la-defense-des-employeurs/) d’utiliser cette voie prometteuse.

Un moyen de pression efficace

Depuis 2007 les plaintes se succèdent contre les médecins. Une thèse de médecine sur ces plaintes évalue, entre 2011 et 2015, que 400 médecins par an dont 200 médecins généralistes ont été l’objet de ces plaintes. Elles visaient, jusqu’alors, les médecins, y compris les médecins du travail, qui rédigent des certificats médicaux mais aussi des  courriers à leurs confrères concernant des problèmes de santé en lien avec le travail. Dès lors que ces documents sont utilisés par les salariés pour accéder à leurs droits, des employeurs, conseillés par leurs avocats, portent plainte devant les COM contre les médecins qui ont rédigé ces documents, qualifiés de certificats « de complaisance ». Ces plaintes donnent lieu à une « conciliation » devant le COM. Le choix du médecin est alors soit de retirer son écrit, soit d’être poursuivi par les instances disciplinaires de l’ordre des médecins. Considérant le fonctionnement de ces instances, de nombreux médecins préfèrent retirer ou dénaturer la nature de leur écrit au détriment de leur patient. Pour ceux qui refusent commence un calvaire éprouvant. Comment s’étonner, qu’actuellement, obtenir un certificat médical, y compris, pour déclarer une maladie professionnelle soit si difficile.

LES INSTANCES DISCIPLINAIRES DE L’ORDRE DES MÉDECINS : DES JURIDICTIONS D’EXCEPTION

Des instances épinglées par un rapport de la cour des comptes

Un rapport de décembre 2019 de la cour des comptes, juge sévèrement l’ordre des médecins et signale les manquements des instances ordinales notamment vis-à-vis des patients plaignants (https://www.ccomptes.fr/fr/publications/lordre-des-medecins). Ces manquements, comme nous le montrons ici, touchent aussi les médecins poursuivis par des employeurs suite à leurs constats concernant la santé au travail de leurs patients

La procédure préalable de conciliation

Nous en avons, plus haut, tracé le résultat. Le déroulement de ces conciliations que nous avons observé comme « défenseur confraternel » relève de la caricature. Aucune vérification de la qualité des participants n’est exigée.  La réunion se fait à charge du médecin et sans que les arguments en défense, entravés pourtant, comme nous le verrons, par l’impossibilité d’enfreindre le secret professionnel, soient pris en compte. Si on veut résister aux incitations à se désavouer la seule démarche est de refuser de signer le procès-verbal.

La recevabilité de la plainte

Elle conditionne la suite de la procédure. Les refus d’instruire la plainte d’un employeur sont plutôt rares. Il serait intéressant de comparer le nombre de plaintes reconnues recevables lorsqu’elles proviennent d’un employeur ou d’un patient. Souvent, le COM se joint à la plainte ce qui accable le médecin et le signale à l’attention des instances disciplinaires. Comment désavouer un COM lorsqu’on participe à une instance disciplinaire dès lors qu’il s’est joint à la plainte?

La procédure juridique

La plainte est réceptionnée et traitée par une « instance disciplinaire régionale ». L’appel éventuel relève de « l’instance disciplinaire nationale ». En fin de procédure, c’est le conseil d’état qui peut être sollicité. L’instruction se résume le plus souvent par un échange d’arguments entre l’avocat du médecin et /ou son défenseur confraternel et l’avocat de l’employeur. L’audience finale et publique est une parodie de ce qui se fait dans les autres juridictions de droit. Ainsi, le « tribunal ordinal » n’est pas toujours impartial et la parole du plaignant employeur est souvent mieux accueillie que celle du médecin mis en cause.

Le droit à la défense rendu impossible par le conseil d’état

Un arrêt du conseil d’état précise que ces plaintes : « n’ont ni pour objet ni pour effet d’imposer au médecin poursuivi de méconnaître le secret médical pour assurer sa défense ou de limiter son droit à se défendre ». Décryptons l’injonction paradoxale que contient cette phrase : vous avez le droit de vous défendre mais sans atteindre au secret médical. Il aurait une sorte d’harmonie entre le conseil d’état et les instances d’exception de l’ordre des médecins. Celle-ci naitrait-elle du fait que ces instances sont présidées par d’anciens conseillers d’état qui  y occupent leur retraite ?

Comment, dans ces conditions, démontrer que le certificat n’est pas « de complaisance » sans le justifier par des arguments de clinique individuelle, lesquels relèvent du secret médical. Alors  que l’instance disciplinaire pourrait faire appel à un médecin expert qui aurait accès à ces arguments, cela n’est, à notre connaissance, presque jamais le cas.

Une clinique spécifique : la clinique médicale du travail, ignorée par l’instance disciplinaire

Pour contourner cette atteinte au droit de se défendre, les médecins du travail, porteurs d’observations de nature collective, cherchent à prouver leur bonne foi en contextualisant leur constat par les observations sur l’organisation du travail et de l’entreprise et ses pratiques vis-à-vis d’autres salariés. Ces éléments collectifs, mais aussi ce qu’ils observent de la dynamique des groupes de travail, de la perception des salariés sur leur travail (« le travailler ») , notamment,  constituent avec des constats cliniques concernant le patient, notamment l’anamnèse professionnelle, un faisceau d’indices sur lequel se fonde leur diagnostic. Il s’agit de l’exercice d’une clinique spécifique : la clinique médicale du travail. Les médecins constituant les jurys ordinaux sont incompétents dans ce domaine et l’ignorent ou ont choisi de l’ignorer. Ils ignorent ainsi le fait qu'un médecin compétent a engagé une démarche clinique relevant de sa spécialité médicale dans le seul intérêt de la santé du patient.

Des jurys ordinaux en conflit d’intérêt

En effet, du simple fait de la répartition des spécialités médicales il est exceptionnel, pour ne pas dire presque jamais observé, que les jurys comprennent en leur sein des médecins du travail. Ceux-ci ne sont donc pas véritablement représentés. La plupart des médecins participant  ces instances sont des médecins libéraux. Ils sont, dans leur majorité, eux-mêmes employeurs ou actionnaires dans des établissements de soins privés. Comment s’étonner que leurs décisions ne soient pas plus souvent défavorables aux employeurs plaignants. Comme le titre de la page internet d’avocat citée plus haut ces instances sont « au service de la défense des employeurs ».

La loi Kouchner contournée : des patients ignorés

En 2002 la loi Kouchner inscrit dans le code de la santé publique les droits du patient. Celui-ci trop souvent objet de la médecine devient sujet de sa santé. Il a enfin droit à la parole ce qui le situe au centre de la pratique médicale. Les instances disciplinaires paraissent ne pas avoir compris, et a fortiori intégré, ce changement essentiel. Ainsi alors que ce qui est en jeu dans la contestation relève directement de la santé du patient-salarié, celui-ci n’est jamais entendu ni auditionné ce qui est contraire à l’esprit de la loi.

UNE NOUVELLE CIBLE DES EMPLOYEURS : LES AVIS D’APTITUDE, D’AMÉNAGEMENT DE POSTE OU D’INAPTITUDE DES MEDECINS DU TRAVAIL

L’adaptation du travail à l’homme pour le maintien dans l’emploi

Un des moyens de ce principe fondamental du droit est porté par les avis du médecin du travail sur les possibilités d’adaptation individuelle du poste de travail inscrits dans le code du travail.  Il s’agit là du cœur de la prévention individuelle des conséquences des effets sur la santé des risques professionnels qui repose sur le principe constitutionnel de protection de la santé.

Des avis d’aptitude ou d’inaptitude du médecin du travail susceptibles d’être contestées

La loi prévoit que suite à cet avis porté à la connaissance à la fois du salarié et de l’employeur, l’un ou l’autre peuvent le contester devant le tribunal des prud’hommes agissant en référé. Ce tribunal mandate un expert, le médecin inspecteur du travail attaché à l’administration du travail, qui par tout moyen y compris l’accès au dossier médical et avec son accord à l’examen du salarié, détermine si l’avis est valide ou non. Une procédure dans un cadre de droit, un avis expert, toutes les garanties sont ici présentes.

Extension des plaintes d’employeurs aux COM aux avis d’aptitude du médecin du travail

Depuis quelques mois, ce sont dorénavant les avis d’aptitude qui font l’objet de plaintes des employeurs devant les COM. Par exemple, l’une de ces plaintes a non seulement été déclarée recevable par le COM de la ville de Paris mais ce COM s’est joint à la plainte.

Un abus de juridiction manifeste : 1- un avis d’aptitude ne peut être qualifié de certificat médical

L’article R 4624- 25 du code du travail précise : « Cet examen ainsi que son renouvellement donnent lieu à la délivrance par le médecin du travail d’un avis d’aptitude ou d’inaptitude rendu conformément aux dispositions de l’article L. 4624-4. Cet avis d’aptitude ou d’inaptitude est transmis au travailleur et à l’employeur et versé au dossier médical en santé au travail de l’intéressé ».  Or, un certificat médical ne peut être rédigé qu’à la demande du patient ou d’une autorité publique habilitée. Il énonce un diagnostic médical si nécessaire en le justifiant. Il doit être remis exclusivement au patient lequel est en mesure de l’utiliser librement.

A contrario, un avis d’aptitude découle d’une visite médicale exigée par le contrat de travail  et dans le cadre de la subordination qu’il implique, ce qui indique que la volonté du salarié n’est pas à l’origine de l’acte. Cet écrit répond à une forme définie par arrêté qui ne comporte aucune mention relevant du secret médical. Cet écrit est non seulement remis au salarié mais transmis, par le médecin, dans le cadre d’une obligation réglementaire, à un tiers, l’employeur.

Un abus de juridiction manifeste : 2- la plainte contourne les dispositions légales de contestation

La contestation d’un avis d’aptitude est rendue possible et encadrée réglementairement par les articles L 4624-7 et R 4624-45 du code du travail. Comme nous l’indiquions plus haut, l’employeur qui désire contester sur le fond ou la forme un avis d’aptitude doit saisir le tribunal des prud’hommes,  en formation de référé, dans les 15 jours suivants la délivrance de l’avis. Cette instance peut s’entourer de l’expertise du médecin inspecteur du travail. La décision du tribunal se substitue à l’avis d’aptitude. Un médecin mandaté par l’employeur peut avoir accès aux éléments de toute nature ayant motivé l’avis d’aptitude à l’exception d’éléments provenant du dossier médical du salarié.

La plainte auprès du Conseil de l’ordre des médecins constitue un abus de droit

Cela signifie que la seule instance qui peut juger de la validité ou de l’absence de validité d’un avis d’aptitude est le tribunal des prud’hommes, éclairé par une expertise médicale du médecin inspecteur régional du travail. Par conséquent, les instances disciplinaires du conseil de l’ordre des médecins n’ont ni qualité, ni compétence, pour juger de la validité ou de l’absence de validité d’avis d’aptitude ou d’inaptitude. La complicité éventuelle du conseil de l’ordre des médecins dans cet abus de droit. Dans un des cas concernés. Il est légitime de poser la question de la responsabilité  en matière de complicité de cet abus de droit du conseil de l’ordre des médecins de la ville de Paris, car, alors qu’il pouvait s’en abstenir, il s’est joint à la plainte.

EN FINIR AVEC LES PROCÉDURES D’EXCEPTION DU COM

Nos médias évoquent avec une indignation, que nous partageons, la justice de pays dans lesquels la démocratie est absente. Pourtant, dans nos contrées, les lanceurs d’alerte institutionnels sur des risques et des atteintes à la santé liés au travail, que sont les médecins du travail, sont traités comme les dissidents russes ou chinois.

Des instances disciplinaires dont le fonctionnement est contestable et officiellement contesté, saisies par des employeurs, parfois au mépris de la réglementation, condamnent avec constance des médecins qui ont eu le courage de tenter d’apporter une aide médicale à leurs patients en difficulté professionnelle.

Comme par hasard, l’alerte de plusieurs médecins du travail concernant les réorganisations et le management toxique de France-Télécom précède, de quelques mois, l’introduction du « notamment » le 14 avril 2007. Gageons que s’ils l’avaient pu les dirigeants, aujourd’hui condamnés, auraient eu toute facilité à étouffer leurs voix en portant plainte devant le COM.

Jusqu’à quand la puissance publique et la représentation nationale laisseront perdurer ce déni de droit en matière de santé au travail ?

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