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Billet de blog 24 avril 2016

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L’activité professionnelle des femmes a-t-elle changé les rapports de genre ?

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L’activité professionnelle des femmes a-t-elle changé les rapports de genre ?

Le 23 juillet 2014 a été votée par le Parlement, à l’unanimité, la loi Vallaud-Belkacem. Celle-ci prévoit que l’allocation parentale pour le premier enfant, qui était d’une durée de six mois auparavant, pourra passer à douze mois si l’ « autre parent » (la plupart du temps, l’homme), désire arrêter son activité pour s’occuper de l’enfant. D’autres incitations sont mises en place pour le troisième enfant. Le fait que cette loi ait été votée à l’unanimité montre que l’exigence d’égalité des sexes devant l’activité professionnelle fait consensus dans notre pays. En outre, la loi signifie que cette égalité ne peut se réaliser que par une implication plus grande des hommes dans la sphère domestique.

Cependant, le taux d’activité des femmes n’est-il pas déjà presque identique à celui des hommes ? Le taux de chômage des hommes n’a-t-il pas dépassé celui des femmes en 2010 ? Certes, mais ces rapprochements n’ont pas réduit d’autres inégalités économiques. En terme de salaire et de considération sociale, la place des femmes dans le monde du travail reste très inférieure à celle des hommes. On ne peut saisir cette réalité que lorsque l’on étudie l’activité professionnelle des femmes non plus dans sa dimension quantitative (taux d’activité, taux d’emploi), mais dans sa dimension qualitative (type d’activité, modalité de l’activité, vécu subjectif par rapport à l’emploi). On ne peut saisir la complexité de la relation entre activité professionnelle des femmes et rapports de genre qu’en insistant sur le pluriel « des femmes ». Les femmes sont différentes entre elles (selon les classes, les âges, les générations, les choix individuels, les appartenances ethniques ou religieuses, les orientations sexuelles), de même que les hommes. La mise en valeur de ces différences permet à la fois de saisir les rapports sociaux de sexe à l’intérieur de chaque catégorie ou groupe sociaux, mais aussi de comprendre que ces différences jouent un rôle dans le système complexe que constitue « les rapports de genre ».

Cette notion renvoie à la dimension économique de la hiérarchisation masculin/féminin, au rapport d’exploitation (au sens marxien : une partie de la valeur du travail réalisé n’est pas rétribuée) des femmes par les hommes. Cette dimension, que nous jugerons indispensable pour comprendre les évolutions historiques des relations sociales de genre, n’est pas indépendante d’autres dimensions : symboliques, psychologiques, politiques. Les différents aspects du genre s’influencent les uns les autres.

Cependant, la montée incontestable de l’activité professionnelle des femmes ne signifie-t-elle pas le recul d’un rapport d’exploitation spécifique aux femmes : le fait qu’elles ont toujours travaillé, mais que ce travail a longtemps été invisibilisé et gratuit, parce que hors de la sphère professionnelle, justement ?

Ce que nous allons tenter de montrer, c’est que la hausse de l’activité professionnelle des femmes semble en effet ébranler la hiérarchie de genre, surtout en dehors de la sphère professionnelle. Toutefois, les rapports de genre ont accompagné et marqué l’augmentation de l’activité professionnelle féminine, reconduisant leurs logiques fondées sur l’exploitation des femmes et leur infériorisation.

Incontestablement, l’activité professionnelle des femmes a atténué la hiérarchie de genre, surtout en dehors de la sphère professionnelle : les femmes ne sont plus assignées à s’occuper du foyer, ce qui permet l’émergence d’un modèle polycentrique légitime, et la mise en valeur des « qualités féminines » dans le travail.

Pour Margaret Maruani (2006, Travail et emploi des femmes), c’est une conquête fondamentale du mouvement féministe : 80% des femmes sont actives, et le modèle de la femme au foyer appartient au passé. Cette évolution a plusieurs causes (les luttes féministes, la maitrise de la fécondité, la nécessité du double salaire dans le foyer pour répondre aux normes de la société de consommation, la tertiarisation), mais nous nous intéresserons surtout, ici, à ses conséquences sur les rapports de genre. Un recul historique permet d’en comprendre l’importance. La révolution industrielle a signifié pour les femmes et les hommes une séparation croissante entre la sphère de la production (le « travail », terme qui nait à la fin du XVIIIème siècle) et la sphère de la reproduction (le foyer), et l’assignation des femmes aux foyer. Pendant 150 ans, Hestia et Hermès vont être séparés (Christine Guionnet, Erik Neveu (2009), Féminins, masculins, sociologie du genre). Le XVIIIème siècle, en naturalisant « la femme » (les philosophes des Lumières, et surtout Rousseau, vont construire l’idée d’une nature de « la femme » comme être de pure nature), va produire une séparation des rôles rarement atteinte dans l’histoire de l’occident. Cette exclusion des femmes du monde du travail est lié à une intensification du rapport de genre patriarcal : en 1804, le Code Napoléon décrit les femmes comme mineures. Elles ne pourront travailler sans l’autorisation de leur mari avant 1965. En 1907 seulement, elles peuvent disposer de leur salaire. Mais au XXème siècle, progressivement, le travail des femmes devient la norme. Jusqu’à la seconde guerre mondiale, elles travaillent quand l’offre d’emploi est excédentaire, mais à partir de 1945, on observe une hausse continue du taux d’activité.

Le travail des femmes devient la norme. Le fait d’être enfin rétribuée pour leur travail bouleverse les rapports de genre. Il apparaît un modèle polycentrique légitime (Dominique Méda, Patricia Vendramin (2013), Réinventer le travail) pour les femmes et pour les hommes : les unes et les autres ne sont plus assignés à un centre d’activité (la maison ou le travail), mais aspirent à une pluralité des centres d’intérêt. De fait, chez les femmes, le maternage recule. La nécessité de trouver un emploi conduit à retarder l’âge de la maternité (l’âge moyen pour avoir le premier enfant est de 28 ans) ; ce recul, et les différents modes de contraceptions permettent de faire reculer le maternage comme mode central d’être au monde des femmes. L’emploi, en soi, accentue cette tendance : les femmes sont moins présentes dans le foyer. De fait, le temps de travail domestique a baissé fortement (même si celui des hommes a peu augmenté). Ce recul du maternage s’accompagne de bouleversements idéologiques : progression de la pensée égalitariste dans le couple, regard critique sur le genre comme construction, remise en cause du machisme (voire instrumentalisation du féminisme par l’extrême droite pour condamner « le garçon arabe »). Et ces bouleversements s’accompagnent d’une présence accrue des femmes dans d’autres sphères de la vie sociale (associatives, politiques), et professionnelle : les femmes, dans les métiers d’hommes, sont de plus en plus nombreuses et légitimes. Leur niveau d’étude, en général supérieur à celui des hommes, leur a permis d’entrer dans des métiers auparavant interdits : femmes journalistes et avocates disent aujourd’hui la parole publique, ce qui aurait été impensable il y a quelques décennies. Le métier de médecin, un des plus prestigieux de notre époque, est largement féminisé, et les femmes sont plus nombreuses que les hommes dans les études de médecine. A contrario, les hommes (surtout ceux qui sont diplômés, en couple dans lequel la femme travaille) sont plus souvent tentés de se réaliser dans leur rôle de père (eux-même s’assignent moins au rôle de pourvoyeur de revenu, selon Méda et Vendramin (2013, op. cit).

Enfin, les capacités acquises par les femmes dans le processus de socialisation (l’écoute, le soin, la communication, le dialogue), sont reconnues par leur professionnalisation. C’est ce que certain(e)s sociologues (C. Gilligan) nomment le care. Pour Hélène Hirata (2011, « Questions sur la qualité des emplois du care », Travail, genre et société), la professionnalisation des activités féminines, jusque là produites sans contrepartie monétaire et dans la sphère familiale (s’occuper des enfants, du ménage, des personnes âgées a de nombreuses conséquences positives. D’abord, elles rendent visibles et quantifiables un travail invisible (une « femme au foyer » travaille 40 heures par semaine, non rémunérées). Dans un monde où l’argent est la mesure de toute valeur, salarier ces activités équivaut à les valoriser. Ensuite, le travail du care permet la reconnaissance de qualifications, qui peuvent s’acquérir, et qui ne sont donc pas innées, ce qui peut contribuer à dénaturaliser le rôle des femmes. L’arrivée d’hommes dans les métiers féminins (hommes « sages-femmes », infirmiers, aides-soignants) peut contribuer à contrer les processus d’essentialisation du travail du care. Ainsi, le processus de visibilisation des activités féminines dévoile les rapports de genre en même temps qu’il les bouleverse.

Nous avons vu que l’activité professionnelle des femmes a changé les rapports de genre, dans une certaine mesure, par deux moyens paradoxaux : c’est parce que le maternage des femmes a reculé dans leur foyer qu’il a pu être valorisé (travail du care), et que certaines femmes ont pu s’en détacher.

Cependant, si l’activité professionnelle des femmes a changé les rapports de genre, ces derniers ont modelé l’activité des femmes : la tertiarisation a constitué un appel d’air pour les femmes dans les métiers du care, la hausse des qualifications a certes augmenté la part des femmes dans les métiers d’hommes, mais dans ceux-ci, « avoir le même métier ne signifie pas toujours faire le même métier » (Guionnet, Neveu, op. cit), et enfin, la salarisation s’est accompagnée d’une dualisation du marché du travail en grande partie au détriment des femmes. Ce travail du genre sur l’activité professionnelle des femmes reconduit la domination masculine dans ces deux aspects essentiels, que nous allons étudier à présent : l’exploitation du travail féminin, et le dévalorisation symbolique.

L’activité des femmes semble toujours financer le travail des hommes. Selon Christine Delphy (2001, L’ennemi principal II. Penser le genre), le développement du capitalisme aurait été impossible sans le travail invisible des femmes : l’autoproduction et le travail domestique ont permis de libérer du temps pour le travail salarié des hommes, et de payer les hommes à un salaire très faible, ce qui a rendu possible l’accumulation du capital. Ainsi, les femmes auraient subventionné le travail des hommes. Qu’en est-il ajourd’hui ? D’abord, le travail dévalorisé de certaines femmes (le travail du care est souvent informel et peu payé (Hirata, op. cit)) permet de financer le travail qualifié d’autres femmes. On peut donc affirmer que le rapport de genre se perpétue, mais entre femmes, car les « qualités féminines » (soins aux enfants, aux personnes âgées) restent dévaluées. D’autre part, il subsiste des rapports sociaux d’exploitation entre femmes et hommes : les études montrent que l’accumulation du capital humain dans les entreprises ne rapporte pas autant aux femmes qu’aux hommes (Milewski Françoise, Périvier Hélène (2011), Les discriminations entre les femmes et les hommes) : plus on monte dans la hiérarchie des salaires, plus les inégalités entre hommes et femmes sont importantes. Cette discrimination de la part de l’employeur peut être perçue comme une anticipation rationnelle : les femmes étant susceptibles de quitter l’emploi pour être de future mère, il est inutile de les retenir par des salaires plus élevés (cette anticipation fonctionne par ailleurs comme prédiction créatrice : moins elles sont encouragés à rester dans l’entreprise, plus elles se tournent vers la sphère domestique, et plus les anticipations patronales les discriminent). Pourtant, le capital humain des femmes rapporte autant que celui des hommes à l’entreprise. On peut donc faire l’hypothèse que le capital humain des femmes finance le salaire d’efficience des hommes (d’autant plus que la prophétie auto-réalisatrice agit par contre au bénéfice des hommes). Enfin, les écarts de salaire entre femmes et hommes dans les milieux plus populaires, même s’ils sont moins élevés, témoignent d’une persistance de l’exploitation des femmes par les hommes. Ils sont dus à des écarts de salaires horaires (les métiers masculins ouvriers sont mieux rémunérés que les métiers féminins du secteur tertiaire), mais aussi au temps partiel. Si 80% des emplois à temps partiel sont occupés par des femmes, c’est à la fois parce que les employeurs leur réserve ce temps partiel, et aussi parce qu’elles le « choisissent » pour réaliser les tâches ménagères et les tâches de maternage domestique, non rémunérées. L’usage du temps partiel permet donc de libérer du temps pour l’esclavage domestique.

La domination masculine ne s’exprime pas seulement dans l’exploitation ; elle s’exprime également dans la perpétuation de la dévalorisation du genre féminin. Elle en est d’ailleurs l’origine, le mécanisme de légitimation. Or, l’activité professionnelle des femmes s’est accompagnée d’une réassignation dévalorisante au maternage. La tertiarisation a assigné les femmes à des métiers de « travail émotionnel » éprouvant (Guionnet, Neveu, op.cit). Les femmes, plus souvent en contact avec le public, se retrouvent dans des métiers où elles doivent contrôler leurs émotions et paraître. Les hommes sont plus nombreux dans les métiers où ils peuvent se défouler émotionnellement (sur les autres (dont les femmes) ou sur leurs pairs). Les femmes se sont retrouvées nombreuses dans les « métiers de femmes », et l’évolution de ces vingt dernières années montre plutôt un accroissement du phénomène, dans les catégories populaires. Or, le nombre de ces métiers est restreint, ce qui limite le choix des femmes. Ce sont par ailleurs les femmes les moins qualifiées qui se retrouvent de plus en plus massivement dans ce type de métiers, qui sont moins bien rémunérés que les métiers des hommes peu qualifiés. Enfin, l’augmentation du nombre de femmes dans les métiers d’hommes s’est produite de manière inégalitaire. Les femmes, dans les métiers valorisés socialement, occupent souvent les postes ou spécialités les moins prestigieux (en médecine par exemple, les spécialistes d’élite et les spécialistes hospitaliers sont souvent des hommes). Lorsqu’elles tentent d’accéder au sommet de la hiérarchie, elles subissent le « plafond de verre » : leur avancement est plus lent et plus incertain que celui des hommes. Ce phénomène fait qu’aujourd’hui, en France, moins d’un cadre sur trois est une femme. Les hommes, dans les métiers féminins, bénéficient cependant de l’ « ascenseur de verre » : ils sont poussés par leur entourage à être plus ambitieux, et on leur confie plus fréquemment des postes à responsabilité. C’est ce qui explique la surreprésentation des hommes directeurs d’établissement parmi les professeurs d’école. Enfin, « avoir le même métier n’est pas faire le même métier ». Pierre Bourdieu avait montré, dans son étude sur les rapports de genre en Kabylie (La domination masculine (1998)), que les mêmes tâches n’avaient pas la même valeur lorsqu’ils étaient réalisés par des hommes et par des femmes. Réalisées par eux, ces tâches deviennent exceptionnelles et précieuses, réalisées par elles, elles sont banales et invisibles. L’absence de valorisation symbolique du travail des femmes, que l’on retrouve également dans notre pays, peut expliquer que les femmes montrent moins d’ambition dans le travail, ne le vivent pas de la même manière que les hommes, soit par anticipation rationnelle, soit par intériorisation des normes sociales (intériorisation de leur dévalorisation sociale).

Au terme de cette analyse, nous pouvons affirmer que les femmes ont trouvé dans l’activité professionnelle une source de valorisation individuelle, et que celle-ci a modifié, à la marge pour l’instant, les rapports de genre entre femmes et hommes : sur le plan idéologique, peu nombreux sont ceux qui défendent ouvertement l’inégalité (même si la pensée discriminatoire prend souvent le visage de la défense de la « différence », comme le montre Christine Delphy, dans sa préface à l’Ennemi principal II (op.cit), et comme l’a confirmé l’immense mobilisation contre le mariage universel), le modèle polycentrique progresse (en tout cas pour les catégories privilégiés), et les femmes sont enfin rétribuées pour des tâches qui étaient auparavant invisibles. Cependant, ces progrès sont ambigus : la libération des rapports d’exploitation et de domination est incertaine, que ce soit pour les plus favorisées (persistance du plafond de verre, valorisation différenciée, malgré des progrès certains), et pour les plus pauvres (qui voient plutôt leur exploitation et leur domination se renforcer ces dernières années, en partie au service des premières).

Nous avons choisi de focaliser ici l’analyse sur les rapports de genre et l’activité professionnelle des femmes en France. Une étude internationale pourrait montrer à la fois les politiques publiques qui sont les plus efficaces dans la réduction des inégalités femmes-hommes, et comment les mécanismes de domination masculine se déploient à l’échelle du capitalisme mondialisé (marché de la prostitution féminine, mais aussi marché international du care).

Alain Santino, septembre 2014

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