Le dernier film de François Ozon, jeune et jolie,est passionnant par la foule de questions sociologiques qu’il fait émerger sur les rapports sociaux de sexe. Il est intelligent parce qu’il met d’emblée de côté les réponses trop faciles à la question de l’entrée en prostitution.
La jeune Isabelle se prostitue-t-elle par nécessité économique ? Elle vient d’un milieu très bourgeois, et elle n’utilise pas cet argent, elle l’accumule. Bien sûr, on pourra soutenir que la plupart des prostituées (en tout cas de rue) viennent plutôt de la grande pauvreté. Du point de vue de la rationalité économique, d’ailleurs, on pourra admettre que parmi les activités dévolues aux femmes peu qualifiées, l’activité de prostituée est celui qui rapporte le plus (quand Isabelle fait du baby-sitting, c’est 60€ ; quand elle fait une passe, c’est 300€). Car oui, bien sûr, pute est une activité de femmes, une activité de service auprès des hommes hétérosexuels. Il y a bien des hommes qui se prostituent, mais ils sont souvent féminisés. Une minorité d’entre eux se prostituent auprès des femmes, et il est intéressant d’ailleurs d’étudier comment le rapport de genre se joue dans ces situations[1]. En tout cas, très majoritairement, la prostitution est une affaire de genre.
La plupart des prostituées le sont par nécessité, pour l’argent (c’est ce qu’elles-mêmes déclarent), mais encore faut-il expliquer ce qui motive le fait que l’on accepte de subir l’opprobre social, et la dangerosité de ce métier, pour de l’argent. La nécessité économique n’explique peut-être pas tout. La deuxième explication facile, l’absence du père, est aussi balayée avec ironie par Isabelle ; elle fait remarquer au psy qu’il ne prend pas cher pour entrer dans l’intimité des individus, et en désirant payer le psy avec ses passes, elle met en avant une équivalence entre les deux métiers, l’un très respectable (et inspiré par des idoles masculines : Freud, Lacan), l’autre non. L’absence du père dans l’éducation des enfants n’explique pas tout, parce qu’elle est la base même de la construction sociale des sexes, c’est à dire de la construction sociale de l’humanité en deux genres, masculin et féminin, non seulement différenciés dans leurs rôles sociaux, mais hiérarchisés par leurs rôles sociaux. Si l’absence du père devait expliquer la prostitution, toutes les femmes seraient des prostituées. L’analyse de la psychanalyste N. Chodorow est d’ailleurs intéressante à convoquer pour comprendre le phénomène : la société cantonne les femmes dans le rôle du maternage (prendre soin des enfants, subvenir quotidiennement à leur besoin matériels et affectifs) et pousse les pères à être absents (mais présents sous la forme symbolique de l’autorité ultime), ce qui impose la mère comme repère affectif, à la fois pour les petits garçons et pour les petites filles. Mais du coup, le complexe d’Œdipe ne se produit pas de la même façon pour les unes et pour les autres. L’interdiction d’aimer le parent du sexe opposé à des effets asymétriques sur les enfants : pour les garçons, c’est renoncer à ce maternage, à l’affectivité, s’arracher à la sphère familiale notamment par la violence masculine. Pour les petites filles, il n’y a pas de renonciation à l’affectivité, et pas d’arrachement au cocon familial puisqu’il existe une continuité entre l’expérience de petite fille et l’expérience de femme. Ce rapport asymétrique au complexe d’Œdipe conditionne la division sexuelle du travail, qui conduit à l’assignation des femmes au maternage. Le cercle vicieux maternage - Œdipe - division sexuelle du travail est bouclé.
Ce n’est donc pas l’absence du père qui fait la prostituée. Mais alors comment expliquer la prostitution ? L’intérêt du film est qu’il ne répond pas directement à cette question. François Ozon fait de la prostitution l’expérience existentielle d’une adolescente : Isabelle veut faire l’expérience physique du monde des adultes, or le monde des adultes, c’est le monde genré, de la domination masculine, du sexage. Elle veut expérimenter ce que cela fait de faire la pute, c’est-à-dire de « faire la femme », cela revient au même pour elle. Car sa transformation en pute renvoie à une performance de genre : être une femme, c’est reconduire quotidiennement des gestes, des attitudes, des pratiques vestimentaires. Le soir, Isabelle se transforme en Léa. La mère d’Isabelle, certes, a une autre manière d’être femme : c’est elle qui prépare le repas, qui dit « à table ! », qui se soucie des enfants. Cet esclavage domestique est vu par Isabelle avec mépris. La façon dont sa mère est femme ne lui rapporte rien, alors qu’elle, elle fait payer les hommes. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, elle tient à faire payer les hommes, non pas pour le pouvoir d’achat que procure cet argent, mais pour les faire payer au figuré : il s’agit de ne pas sortir perdante du rapport social de sexe.
C’est peut-être le sens qu’il faut donner au propos du réalisateur : « beaucoup de femmes fantasment de se prostituer ». Quand il dit que c’est « une réalité », il ne veut pas forcément dire que c’est une réalité de toute éternité. On peut aussi interpréter ces propos en supposant qu’il s’agit d’une réalité construite socialement et politiquement. Car par quel miracle la construction sociale des sexes influencerait toutes les sphères sociales (travail, école, loisir, couple), mais épargnerait la construction des désirs, la sphère des fantasmes ?
Le film d’Ozon vaut en tout cas bien mieux que ses déclarations dans la presse. Et on préférera les développements de Virginie Despentes : elle-même anciennement prostituée, elle explique dans King Kong Théorie qu’elle se faisait payer par les hommes pour réparer le viol qu’elle avait subi. Elle invite, dans le même ouvrage, à se demander pourquoi la pensée réactionnaire tient tant à cantonner la prostitution dans la marge sociale : « Comme le travail domestique, l’éducation des enfants, le service sexuel féminin doit être bénévole. L’argent, c’est l’indépendance. Ce qui gêne la morale dans le sexe tarifé n’est pas que la femme n’y trouve pas de plaisir, mais bien qu’elle s’éloigne du foyer et gagne son propre argent. La pute, c’est « l’asphalteuse », celle qui s’approprie la ville. Elle travaille hors le domestique et la maternité, hors la cellule familiale. Les hommes n’ont pas besoin de lui mentir, ni elle de les tromper, elle risque donc de devenir leur complice. Les femmes et les hommes, traditionnellement, n’ont pas à se comprendre, s’entendre et pratiquer la vérité entre eux. Visiblement, cette éventualité fait peur. » Ce qui fait la prostituée, ce n’est pas qu’elle se fasse payer en échange d’un service sexuel (les jeunes femmes qui se marient avec de riches hommes âgées ne sont pas considérée par les services sociaux ou par la société comme des prostituées). La prostituée est celle qui fait payer les hommes sans subir la contrainte de l’esclavage domestique.
Évidemment, les femmes gagnent aujourd’hui leur propre argent. Elles ont d’autres choix que la prostitution. Depuis 1907, elles peuvent disposer librement de leur salaire, et depuis 1965, elles peuvent signer un contrat de travail sans l’autorisation de leur mari. Enfin, leur taux d’activité, en France, est très proche de celui des hommes. Mais comme le montre un rapport du PNUD en 1999, « plus de travail rémunéré ne veut pas dire forcément moins de travail non rémunéré » : les femmes restent des esclaves domestiques, et leur emploi est souvent cantonné au maternage, et sous valorisé (peu payé et dénigré). Les femmes sont sur-représentées parmi les pauvres (54% des pauvres sont des femmes, selon l'observatoire des inégalités). Face à cette réalité de la situation économique et sociale des femmes, la prostitution peut être comprise dans une perspective « individualiste méthodologique », c’est-à-dire en faisant l’hypothèse d’une rationalité des actrices sociales : l’étude de Stéphanie Pryen (Stigmate et métier. Une approche sociologique de la prostitution de rue) montre que face à des conditions sociales spécifiques (les prostituées de rues viennent très majoritairement de la très grande pauvreté et ont connu ou connaissent la toxicomanie et la grande délinquance), la prostitution apparaît comme une solution pour un certain nombre de femmes qui sont déjà aux marges de la société. Cette solution vient souvent d’une sollicitation extérieure, d’un hasard (c’est d’ailleurs comme cela que le passage à l’acte est présenté dans le film d’Ozon). Mais comme le souligne Laurent Mucchielli (http://laurent.mucchielli.free.fr/prostitution.htm), on peut se demander pourquoi toutes les femmes en situation de très grande pauvreté et/ou en marge de la société n’ont pas recours à la prostitution. Qu’est-ce qu’il y a de spécifique dans le parcours des prostituées, qui explique ce passage à l’acte ? C’est précisément la question que le film d’Ozon laisse ouverte.
Peut-être qu’il faut admettre que l’explication de l’entrée en prostitution n’est pas la même selon le milieu social des femmes concernées. Mais cette question ne doit pas occulter un fait saillant : c’est bien parmi la grande pauvreté que se recrute la prostitution de rue, laquelle est la plus exposée aux agressions (on est loin, dans le film d’Ozon, de la description de ce type de prostitution). Si l’on veut faire reculer la prostitution (dans une perspective abolitionniste), ou si l’on veut davantage protéger les prostituées des agressions et de la précarité (dans une perspective réglementariste), c’est en luttant contre la grande pauvreté féminine, selon Lilian Mathieu (http://www.laviedesidees.fr/Sociologie-de-la-prostitution.html), que l’on peut protéger les femmes (par exemple en abaissant l’âge d’accès au RSA, et en menant des politiques d’accompagnement des femmes taxicomanes, et d’intégration des femmes en situation d’immigration irrégulière à la place de politiques répressives à l’encontre des prostituées, des taxicomanes et des immigrées qui se multiplient depuis 30 ans).
[1] Une recherche à Lyon, menée par une équipe dirigée par Daniel Weltzer-Lang a montré dans les années 90 que les hommes prostitués sont plus souvent intégrés que les femmes : ils ont souvent un emploi à côté de leur activité prostitutionnelle, et vivent souvent moins mal la prostitution que les femmes.