Alain Verdi (avatar)

Alain Verdi

Journaliste (France Télévision, France 3 Corse à la retraite). Alimente, de manière irrégulière, un blog: "E Pericoloso sporgersi"

Abonné·e de Mediapart

37 Billets

0 Édition

Billet de blog 18 août 2022

Alain Verdi (avatar)

Alain Verdi

Journaliste (France Télévision, France 3 Corse à la retraite). Alimente, de manière irrégulière, un blog: "E Pericoloso sporgersi"

Abonné·e de Mediapart

Mafias et affaires criminelles : juger avec ou sans jury ?

Les jurys populaires sont-il compétents pour juger des affaires de grande criminalité ? Des magistrats français demandent leur remplacement par des cours composées de juges professionnels. Cela fait suite à une série d’acquittements dans des procès, notamment sur des « dossiers corses ». Ces échecs ne viennent-ils pas de la faiblesse de l’appareil juridique français? Le débat est ouvert.

Alain Verdi (avatar)

Alain Verdi

Journaliste (France Télévision, France 3 Corse à la retraite). Alimente, de manière irrégulière, un blog: "E Pericoloso sporgersi"

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Procès criminels et jurys populaires

Une tendance se dessine au sein d’une partie de la magistrature française : estimer que les jurés d’un jury populaire sont incapables de comprendre les subtilités d’une affaire de grande criminalité. Derrière ce point de vue, il y a l’idée que l’échec judiciaire (acquittement) dans certains procès, est lié à une « incompétence » des jurys.

Cette méfiance envers la capacité des jurys populaires, à comprendre des affaires complexes de grande criminalité, se retrouve également au Japon. Nous aborderons la situation de la Justice japonaise dans un futur article consacré aux yakuzas.

En Italie, l’existence de Jurys populaires dans les cours d’assises, n’empêche pas de fortes condamnations, dans des procès visant des mafias.

En France l’incapacité supposée d’un simple citoyen à se prononcer sur des dossiers complexes, en matière criminelle, est l’argument le plus avancé au sein de la magistrature. Cette analyse occulte, partiellement, le débat sur une éventuelle inadéquation entre les outils juridiques existants et leurs limites pour combattre la grande criminalité et/ou mafia.

Des jurés sous pression, une vieille histoire

La pression exercée sur les jurés est une constante des sociétés violentes.

Là où le banditisme et/ou les mafias sont fortement implantés, les jurys des cours d’assises subissent toutes sortes de pressions.

En Corse, Paul Bourde (19èmesiècle) se fait l’écho de ce genre de problème. Il observe la vie de l’île sous la troisième république et décrit les problèmes « de conscience » des jurés insulaires.

Personne ne semble comprendre qu’il puisse exister un témoin impartial. « Suivant la conscience de clan, un témoin qui dépose contre un accusé se conduit en ennemi ».

Du coup, même en cas de procès, les résultats sont maigres constate P. Bourde « Jamais de condamnation à mort, dans le pays où l’on tue le plus, et où des bandits comparaissent avec une demi-douzaine de crimes sur la conscience ».

Dans l’actualité contemporaine les affaires de pression sur les jurés ou les subornations de jurés arrivent rarement devant les tribunaux. Les pressions sont discrètes et les plaintes inexistantes. De rares cas passent la barrière du silence, comme celui de la cour d’assises d’appel de Bastia (2019).

 19ème siècle, Corse régime d’exception

Les autorités politiques et administratives vont intégrer le problème posé par la fiabilité des jurys et les pressions qui peuvent s’exercer sur les individus qui les composent. En 1830, la France est une monarchie parlementaire. A cette époque, deux lois relatives aux jurys sont en application en France : celles de Mai 1827 et de Juillet 1828.

Pourtant en 1830, la justice criminelle, en Corse, est régie par un régime d’exception. Dans l’île, c’est une ordonnance royale (Louis XVIII) en date de Juin 1814 qui prévaut. La Corse possède une Cour de justice criminelle qui comprend de 6 à 8 juges, sans jurés.

Le jugement par jury sera rétabli, par ordonnance royale, en 1831. Depuis cette date le jury d’assises, en France, est régulièrement remis en cause notamment pour les affaires de grande criminalité.

France, des magistrats contre les jurys

En Janvier 2017 le Procureur Général d’Aix- en- Provence, Jean-Marie Huet, émet le souhait que certaines affaires criminelles « pour les assassinats en bande organisée » soient jugées par des cours d’Assises composées de juges professionnels, en remplacement des jurés populaires. Le magistrat s’exprime lors de l’audience de rentrée solennelle. Cette déclaration fait suite à l’acquittement (30 Juin 2015) de Guy Orsoni et de 11 coaccusés, dans le cadre d’un procès concernant deux assassinats et une tentative, ainsi qu’une série d’acquittements dans plusieurs autres procès pour assassinat. Certaines de ces affaires ont été instruites par la JIRS de Marseille. Plusieurs magistrats déplorent ces verdicts, estimant que ces dossiers criminels représentent une « trop grande complexité pour un juré populaire ». Après des instructions et des enquêtes « complexes », ces magistrats estiment que la phase du jugement constitue un « maillon faible ». Il faut noter que le risque de pressions sur les jurés n’est pas particulièrement mis en avant par les magistrats qui s’expriment. Ils pensent plutôt à une incompétence culturelle.

Trois magistrats ayant traité des dossiers de criminalité, concernant la Corse, défendent l’idée du remplacement des jurys par des magistrats professionnels. Ces trois hommes exposent leur position, dans le livre-entretien publié en Janvier 2019, sous la direction du journaliste Jean-Michel Verne Juges en Corse, déjà cité.

Dans cet ouvrage, neuf magistrats analysent la situation judiciaire dans l’île. Trois d’entre eux émettent des réserves sur les jurys populaires :

.Nicolas Bessone, Procureur de la République de Bastia (2014-2017) : « (…) certaines personnes rechignent à siéger dans les jurys (…). Nicolas Bessone parle des difficultés à composer des listes « (…) la cour recevant de multiples demandes de dispense pour motifs médicaux et professionnels qui ne semblent pas toujours fondés ». Il conclut « il convient que les affaires de  crime organisé soient jugées par des cours d’assises spécialement composées de magistrats professionnels (…) ».

.Guillaume Cotelle, juge d’instruction à Bastia (2005-2008) et juge à la JIRS de Marseille (2012-2017) : « Je ne m’explique pas que des jurés professionnels soient désignés pour des affaires de terrorisme ou de trafic de stupéfiants (…) alors que des jurés populaires sont désignés pour des affaires de meurtres en bande organisée tout aussi complexes ».

.Claude Choquet, juge à la JIRS de Marseille (2004-2012). Il a instruit le dossier Guy Orsoni: « des faits qui ont nécessité des investigations fort complexes (…) sont jugés par des jurés populaires ». C. Choquet cite des échanges avec des magistrats italiens qui « déplorent que des affaires impliquant la mafia soient jugées par des tribunaux ordinaires, soumis à la corruption ou gagnés par la peur ». Sur les jurés italiens, voir plus loin.

Dans la foulée des propos de Jean-Marie Huet, en Mars 2018 le Gouvernement annonce la création, à titre expérimental, d’une Cour Criminelle Départementale (CCD), dans sept Départements. L’expérimentation a débuté en Septembre 2019. Cette nouvelle instance est chargée de juger des crimes où les personnes jugées sont passibles de peines pouvant aller jusqu’à 20 ans de prison. Les spécialistes du droit estiment que la majorité des affaires concernées pourrait porter sur des dossiers de viol. Dans ce projet, la Cour d’Assises ne disparaît pas, mais le nombre d’affaires la concernant est particulièrement réduit.

La généralisation des Cours Criminelles fait partie de la loi du 22 Décembre 2021, dite « pour la confiance dans l’institution judiciaire ».

Illustration 1

Ce projet et les motivations qui le portent, émeuvent des avocats et des magistrats

Dans le débat sur le rôle des jurys, des avocats des affaires concernées rétorquent que ces verdicts « cléments » ne sont que la démonstration de dossiers « vides de preuves ». Sur le fond du projet gouvernemental de réduction des jurés, Christiane Féral-Schuhl, Présidente du Conseil National des Barreaux (CNB), réplique (« Gazette du Palais 12 Mars 2018) : «En France la justice se rend au nom du peuple. (…). Nous craignons que le tribunal criminel devienne l’instrument d’une politique pénale plus répressive ». Le CNB a rejeté par une motion (96%) la création d’un Tribunal Criminel Départemental. Marseille 14/15 Septembre 2018

Des magistrats s’élèvent également contre l’éventuelle disparition des jurys populaires. Pour Dominique Coujard, ancien Président du Syndicat de la Magistrature, cité dans la « Gazette du Palais » (12/02/2018) : « la véritable explication, c’est qu’on veut alourdir la répression (…) ».

Illustration 2

La première audience de ces nouvelles Cours Criminelles Départementales  s’est tenue à Caen (Calvados), le 5 Septembre 2019. Un homme, poursuivi pour viol, est condamné à cinq ans de prison, dont trois ans avec sursis. Les cinq magistrats n’ont siégé qu’une journée*.

 *Le gain de temps et les économies budgétaires qui en découlent, font partie des arguments des opposants au jury populaire. Le rapport du comité d’évaluation et de suivi de la cour criminelle départementale (Octobre 2022) note, notamment : « La conférence nationale des premiers présidents des cours d’appel (CNPP) a souligné que la durée moyenne des CCD était inférieure à celle des cours d’assises, soit en moyenne de deux journées » page 21) du rapport. L’impact réel de cette diminution est limité par le manque de magistrats : « (…) la cour d’appel de Metz a relevé que l’impact de la réduction de la durée des audiences avait été faible, en raison de la difficulté d’audiencer les affaires sur un jour et demi ou deux jours et demi, en l’absence de garantie que l’affaire suivante puisse débuter l’après midi. » page 21.Lien vers rapport en fin d'article.

L’expérience était prévue pour durer trois ans. Au bout de cette période, le ministère de la Justice devait dire s’il entendait pérenniser ces cours et étendre le système à tout le pays, en 2022. Finalement, la généralisation des cours criminelles départementales sera effective au 1er Janvier 2023. Un comité d’évaluation, composé de quatre parlementaires, est chargé d’observer l’expérience en cours. Cette généralisation est l’un des éléments de La loi du 22 Décembre 2021 dite « pour la confiance dans l’institution judiciaire ».

Le « Canard enchaîné » s’est procuré le rapport de la Commission sur la réforme des cours d’assises, présidée par le magistrat honoraire Jean-Pierre Getti. Pour l’hebdomadaire satirique : « La cour d’assises ne mourra pas » (24 Février 2021).

Les premiers éléments du rapport laissent entendre que : « Le nombre de jurés sera augmenté, pour qu’une majorité de citoyens soit nécessaire pour condamner l’accusé ».

Le jury populaire est-il menacé pour des raisons « strictement juridiques » (coût, compétence des jurés, efficacité judiciaire… ?). Certains en doute, comme l’universitaire belge Benoît Fryman (Université libre de Bruxelles) : « De manière générale, plusieurs observateurs ont fait remarquer à juste titre que les adversaires du jury mobilisent à l’appui de leur thèse tous les arguments traditionnels des opposants à la démocratie ».

Il ne faudrait pas penser que les différents types de pressions sur les jurés sont des pratiques réservées à la Corse. Ainsi: "D'après le commissaire d'Aix (en Provence ndlr) «chacun sait à Aix et ailleurs, que depuis longtemps les jurés sont pressentis, sollicités en faveur de tels ou tels accusés» et achetés, de sorte «qu'on obtient parfois des arrêts qui sont de véritables dénis de justice». Rapport d’un commissaire d’Aix (1931),  cité par Laurence Montel  In Marseille « capitale du crime » ?

Italie, des jurys dans les procès pour « Mafia »

S’il on prend l’exemple de l’Italie « terre de mafias », on retrouve la présence de jurys populaires dans l’équivalent des assises (Corte d’assise). Ce type de jury est institué en 1859, durant l’unification du pays (Risorgimento 1815-1871). En Italie, comme dans d’autres pays européens, la présence de jurés représente un « contrepoids » aux pressions que les pouvoirs seraient tentés d’exercer sur l’institution judiciaire. L’illustration en est donnée par le régime fasciste qui supprime le jury (1931) et le remplace par un système regroupant des magistrats professionnels et des assesseurs désignés au sein de la société civile. Est-il utile de préciser que ces derniers sont choisis plus pour leurs idées politiques, que pour leurs réelles compétences juridiques. Le jury populaire est rétabli par la loi de 1951. La Cour d’Assises est constituée de deux magistrats et de six jurés tirés au sort (âge minimum : 30 ans), sur des modalités proches des textes français (voir plus haut), mais avec des nuances sur le rôle du jury dans le déroulé du procès et sur le niveau d’éducation requis.

Pour la Cour d’Assises (premier jugement) les jurés doivent posséder, au moins, un niveau de fin d’études secondaire (équivalent du Brevet des collèges français). Pour la Cour d’Assises d’appel, ils doivent posséder un brevet de fin d’études secondaires (équivalent de notre bac).

Le droit italien possède une particularité : les décisions du jury populaire doivent être motivées en droit*, ce point est inscrit dans la constitution. Les observateurs notent une contradiction entre « l’incontournable incompétence juridique » des jurés et l’obligation de motiver leurs décisions. Ce point est soulevé par des jurés comme par des magistrats.

Illustration 3

La présence de jurys, en Italie, n’a pas empêché de lourds verdicts dans des procès où étaient jugés des mafieux.

Ces constats rendent d’autant plus surprenante la proposition de certains magistrats français de supprimer les jurys populaires pour les procès visant la grande criminalité. On peut être, notamment, surpris que cette proposition soit la seule exposée dans le livre d'entretiens accordés par neuf magistrats ayant eu à traiter des affaires criminelles liées à la Corse Juges en Corse, déjà cité. Silence, durant des années, des magistrats français sur le statut des Procureurs et absence de propositions sur le contenu limité de certaines lois censées renforcer la lutte contre la grande criminalité. Alors même que plusieurs magistrats disent qu’il existe « une mafia en Corse », donc en France, se plaindre de la situation actuelle, tout en ne proposant pas de changements notables, est plutôt contradictoire.

Faire porter l’échec judiciaire de certains procès au seul jury, c’est faire l’impasse sur des procédures d’enquête et sur l’organisation de la Justice. Cette dernière est-elle « bien équipée » pour combattre la grande criminalité ou une Mafia potentielle ? C’est la question qui devrait dominer.

Le prochain article sera consacré à la confiscation des biens dans des affaires de grande criminalité (France) et de Mafia (Italie). Nous verrons les nuances juridiques et les difficultés d’application dans les deux pays. La loi française est récente (2010), alors que les Italiens appliquent des saisies d’avoirs criminels depuis 1982. Cette méthode de saisies pèse-telle sur la grande criminalité et les mafias ? Indéniablement oui, mais les organisations criminelles commencent à trouver des parades.

Bibliographie et liens hypertextes :

Au nom du peuple français : jury populaire ou juges professionnels ? François Saint-Pierre. Ed. Odile Jacob

Marseille, "capitale du crime"? Les racines d'un imaginaire. Laurence Montel. Ed. Champ Vallon

Juges en Corse. Michel Verne. Robert Laffont

Procès devant la cour d’assises ou la cour criminelle. Site Ministère de l'Intérieur. Avril 2022

Crime organisé : l’appel des magistrats pour la fin des jurés. Le Monde – 10 Janvier 2017

Cour d’assises sans jurés : une bonne ou une mauvaise réforme ? Le Point – 9 Mai 2019

« Supprimer les jurys populaires revient à rompre un peu plus le lien entre les citoyens et leur justice ». Le Monde – 20 Avril 2021

Rapport du Comité d'évaluation et de suivi de la cour criminelle départementale (Octobre 2022)

Justice : que va changer la généralisation des cours criminelles départementales ? Thomas Hermand. Site The conversation 15 janv. 2023

 La contestation du jury populaire. Symptôme d’une crise rhétorique et démocratique. Benoît Fryman (Université libre de Bruxelles) in « Questions de communication » – OpenEdition Journals

La participation des citoyens à la fonction de juger en France et en Italie : une étude socio anthropologique du jury populaire en cour d’assises.  Anne Jolivet - journée doctorales sur la participation du public et la démocratie délibérative, Bordeaux Nov. 2013

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.