Qui sont, en cette inquiétante période, les " prescripteurs d'opinion" révéillant ou confortant les sentiments, propos et comportements homophobes ? Soral, Zemmour ? Sans doute, mais lorsqu'il s'agit d'atteindre une population dans ses larges masses, les piles de cahiers de papier gris du quotidien régional, présentes chaque matin dans son bistrot de quartier et jusque dans son supermarché, outil familier depuis l'enfance, sorte de témoin de proximité et de compagnon inoffensif de la vie de chaque jour n'ont-elles pas un impact autrement puissant ?
Depuis quelques semaines, le Courrier Picard enchaine des "une" et des articles de "reportage" sur des sites urbains ou périphériques qui sont des lieux de rencontres pour des homosexuels. Il le fait en installant des images assez fortement dévalorisantes : "square glauque" ( 31 octobre ), "Dans le bois, des hommes s'adonnent à l'exhibition ou au voyeurisme. A notre tour de voir"( 22 novembre ), d'un vécu présenté comme inquiétant et , implicitement, scandaleux. Affichant gêne, crainte,dégout, mais ne dissimulant pas sa curiosité et son intention de faire spectacle des scènes surprises : "les scènes les plus torrides ont lieu", "On a vu ce qu'on voulait voir", "nous ne sommes plus très à l'aise", ces papiers et plus particulièrement le second, flattent l'attrait supposé d'une partie du lectorat pour l'intrusion dans l'intimité d'autrui tout en suggérant que ces pratiques clandestines sont marquées par le sordide et de nature à susciter crainte, désapprobation, condamnation et rejet de la part des gens de bien.
La déontologie du journalisme est mise en cause à la fois par le choix du sujet : donner à voir des pratiques qui cherchent à rester hors d'atteinte des regards non prévenus et par le ton adopté : en faire une présentation misérabiliste. Le devoir d'informer est perverti en immixtion dans le vécu intime de personnes au prétexte qu'il a investi des lieux non clos.
L'effet produit, volontairement recherché ou non, est la suspicion, le mépris et le renforcement des préjugés négatifs à l'égard de l'homosexualité masculne à travers le coup de projecteur jeté sur des pratiques spécifiques. Cela ressemble furieusement à une contre-offensive prenant place dans le sillage de la " manif pour tous " et visant à remettre en cause les progrès de l'acceptation de l'homosexualité accomplis depuis plus de trente années dans la société et l'opinion françaises.
Fatal monopole des titres de la presse écrite régionale ! A quand autant de Médiaparts locaux ?
Alain Letrun
ancien militant du Groupe de Libération Homosexuel d'Amiens
( 1977-1984 )
 
                 
             
            