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Billet de blog 3 mars 2025

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En Allemagne, Die Linke au prisme de la recomposition de son électorat

Le parti allemand Die Linke, l'une des figures de proue de la nouvelle gauche radicale européenne qui se construit depuis les années 2000, a opéré un retour en force lors des élections fédérales de 2025. Une donnée qui en a surpris plus d'un, mais qui s'inscrit dans un changement durable du socle électoral du parti, tant d'un point de vue géographique que sociologique.

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Les résultats

Les élections fédérales de 2025 ont été le théâtre d’un virage à droite de l’Allemagne. Le scrutin anticipé, provoqué par l’explosion de la coalition gouvernementale liant les sociaux-démocrates du SPD, les écologistes de l’Alliance 90/Les Verts et les libéraux du FDP, semble avoir suscité beaucoup d’intérêt parmi les électeurs et électrices, puisque le taux de participation a atteint 82,5 % des inscrits. Un niveau assez spectaculaire puisqu’inégalé depuis la réunification de l’Allemagne en 1990. Cette participation massive se retrouve dans tous les Länder (états fédérés constituant la République fédérale d’Allemagne), avec un minimum de 77,7 % de participation en Saxe-Anhalt et un maximum de 84,5 % en Bavière.

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Focus sur le mode de scrutin allemand. Lorsqu’ils se rendent aux urnes, les électeurs Allemands ont deux voix : une première voix, pour choisir un candidat au scrutin majoritaire uninominal à un tour dans 299 circonscriptions, et une seconde voix, pour une liste de parti. Cette deuxième voix permet de corriger les écarts produits par la première : une fois le dépouillement terminé, les sièges pourvus par les secondes voix sont répartis entre tous les partis de sorte que le résultat final en nombre de sièges soit le plus proche possible du résultat en nombre de voix au niveau fédéral. Par le passé, cela pouvait générer l’apparition de ce qu’on appelait des « mandats supplémentaires », attribués à un parti qui avait obtenu tellement de sièges au scrutin majoritaire (aussi appelés « mandats directs ») que son nombre final de sièges excédait ce à quoi il était censé avoir droit à la représentation proportionnelle. Cette disposition de la loi électorale allemande a été supprimée en vue des élections fédérales de 2025 : désormais, le nombre total de siège au Bundestag, la chambre basse du Parlement fédéral allemand, est plafonné à 598. Si un parti obtient « trop » de sièges au scrutin majoritaire, certains sièges lui sont retirés pour être ventilés entre tous les partis au scrutin de liste, à la représentation proportionnelle, sur la base des votes exprimés par le biais des deuxièmes voix. Ainsi, en 2025, à l’issue du dépouillement, seul 276 sièges ont été attribués au scrutin majoritaire uninominal à un tour, tandis que 354 ont été répartis à la représentation proportionnelle. Tout ceci paraît fort compliqué, mais ce qu’il faut retenir, c’est qu’au bout du compte, la loi électorale allemande prévoit une représentation proportionnelle qu’on pourrait qualifier d’intégrale, ouverte à tous les partis à condition qu’ils obtiennent au moins 5 % des deuxièmes voix valablement exprimées (hors bulletins blancs et nuls) ou trois mandats directs, c’est-à-dire trois mandats au scrutin majoritaire.

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Les résultats sont marqués par une percée de l’extrême-droite, inédite depuis l’effondrement du régime nazi. Le parti AfD (Alternative pour l’Allemagne) obtient en effet 20,8 % des suffrages exprimés et devient le second parti politique du pays derrière l’Union CDU/CSU, qui obtient 28,6 % des suffrages exprimés. Ce résultat de l’Union lui assure la responsabilité de former le prochain gouvernement après un mandat passé dans l’opposition, ce qui est en soi une victoire. C’est toutefois son deuxième plus mauvais résultat depuis que la CDU et son parti-frère bavarois la CSU existent, après la débâcle historique de 2021.

Les résultats sont également calamiteux pour le SPD du chancelier sortant Olaf Scholz. Avec 16,5 % les Sociaux-démocrates sont balayés et il faut remonter à… 1887 pour trouver un résultat inférieur. Globalement, le gouvernement sortant a été sévèrement sanctionné. Les libéraux du FDP, avec 4,3 %, écopent du pire résultat de toute leur histoire et perdent tous leurs sièges de députés. Les écologistes quant à eux limitent la casse. Bien qu’ils soient en recul de 3 points, ils obtiennent 11,6 % des suffrages exprimés, deuxième meilleur résultat depuis la création du parti des Grünen, signe que la percée historique de 2021 n’était pas un évènement isolé, et que le parti est maintenant bien ancré dans la société allemande.

L’autre grand gagnant du scrutin est le parti de gauche radicale Die Linke. En grande difficulté depuis la scission de l’une de ses anciennes dirigeantes, Sahra Wagenknecth, partie fonder son propre parti (BSW, Bloc Sahra Wagenknecht), et donné moribond après un résultat catastrophique de 4,9 % aux élections fédérales de 2021 et une succession de déroutes électorales aux élections locales et européennes qui ont suivi, Die Linke renaît finalement de ses cendres avec 8,8 % des deuxièmes voix. Je m’intéresserais plus spécifiquement à ce parti dans cet article car son retour en force, très commenté, suscite beaucoup d’intérêt dans la famille de la gauche radicale européenne.

Die Linke parachève le rééquilibrage territorial de son électorat

Dans la thèse de doctorat que j’ai soutenu en 2019, Die Linke fait partie de mon terrain d’investigation. Die Linke (« la gauche ») est fondé en 2007 sur la base d’une fusion entre l’Alternative travail et justice sociale (WASG), réunissant des déçus du SPD et des syndicalistes, essentiellement implantés dans l’Ouest du pays, et le Parti du socialisme démocratique (PDS), parti-successeur du SED qui dirigeait la République démocratique allemande (RDA) jusqu’à sa disparition en 1990. Dans le chapitre que je consacre à ce parti, j’écris que Die Linke, soucieux de ne pas voir son socle électoral se rétracter à ses bastions de l’ex-RDA, parvenait petit-à-petit à se renouveler pour toucher un nouvel électorat. Les résultats des élections fédérales de 2025 semblent corroborer cette hypothèse. Commençons par revenir sur la stabilité apparente du socle : après la débâcle de 2021, où le parti n’a obtenu que 4,9 % des suffrages exprimés sur les deuxièmes voix et n’a pu sauver son groupe parlementaire qu’avec le gain de trois mandats directs, Die Linke progresse pour obtenir 8,8 %, soit un résultat très similaire à ses performances de 2017 (9,2 %) et 2013 (8,6 %), sans parvenir à égaler le record de 2009 (11,9 %). Ce résultat n’a donc rien d’exceptionnel pour le parti et fait plus office de retour à un étiage habituel.

Là où les choses deviennent intéressantes, c’est lorsqu’on se penche sur les résultats Land par Land. Et force est de constater que de ce point de vue, les choses ont beaucoup évolué. Dans ce qui constitue l’ancienne RDA, Die Linke obtient 12,9 % des deuxièmes voix, contre 7,9 % dans le reste de l’Allemagne. C’est, dans les deux cas, en progression par rapport à 2021, mais de manière nettement plus prononcée en dehors de l’ex-RDA (+4,2 points contre +2,5 points). La concurrence du BSW se fait ici sentir, le parti de Sahra Wagenknecth obtenant 9,9 % des deuxièmes voix en ex-RDA, contre seulement 3,9 % dans le reste du pays. Mais même par rapport aux élections fédérales précédentes, l’équilibre est fortement modifié. L’écart entre vote « de l’Est » et vote « de l’Ouest » s’est sensiblement resserré au fil du temps. Alors qu’il était encore de 20 points en 2009, il n’est plus que de 5 points en 2025.

Illustration 1
Evolution des résultats de Die Linke en ex-RDA et dans le reste de l'Allemagne © Alan Confesson

Cette évolution illustre le renouvellement de l’électorat de Die Linke au fil des années, et le parti ne peut résolument plus être considéré comme un réceptacle de nostalgiques de l’ancien régime communiste, comme cela lui a souvent été reproché.

Le cas du Land de Berlin est un bon terrain d’étude de ces dynamiques. Car une fois n’est pas coutume, c’est à Berlin que Die Linke obtient son meilleur résultat, avec 19,9 % des deuxièmes voix. Soit un résultat comparable aux niveaux atteints en 2017 (18,8 %), 2013 (18,5 %) et même 2009 (20,2 %). Mais il est notable de constater que son influence s’étend maintenant au centre de la ville, jusqu’à s’emparer de la circonscription de Berlin-Friedrichshain-Kreuzberg – Prenzlauer Berg East, détenue par les écologistes sans discontinuer depuis 2002. Dans le même mouvement, Die Linke conquiert la circonscription de Berlin-Neukölln, qui était jusqu’alors tenue alternativement par la CDU et le SPD. Le parti conserve facilement ses bastions de Berlin-Treptow – Köpenick et de Berlin-Lichtenberg, dans l’ancien Berlin-Est, mais échoue, et ce n’est pas anecdotique, à récupérer la circonscription de Berlin-Marzahn – Hellersdorf, perdue en 2021 au profit de la CDU et qui passe cette fois aux mains de l’AfD. Ici Die Linke est même en recul de 5 points par rapport à 2021. La concurrence d’un candidat du BSW ne justifie pas cette contreperformance massive, alors même que la somme des voix des deux partis ne suffit pas à dépasser le score de l’AfD, qui progresse de 13,5 points, pas plus que celui de la CDU, qui est stable.

Le cas berlinois est intéressant car il montre que Die Linke progresse sensiblement dans les secteurs fortement éduqués et aisés de la capitale, tandis que son influence tend à se rétracter dans les quartiers de l’ancien Berlin-Est, où le niveau de vie est plus précaire, où l’extrême-droite gagne rapidement du terrain, et où l’alternative proposée par Sahra Wagenknecht ne semble pas plus convaincre les électeurs.

Cette dynamique de recomposition se retrouve aussi dans les résultats du parti à Hambourg, avec un résultat jusqu’alors inégalé de 14,4 %, ainsi que dans le petit Land urbain de Brême, avec 14,8 %, là aussi un record. Record également dans le Land de Hesse, avec un résultat plus modeste de 8,7 %, mais qui démontre là encore la capacité de Die Linke à performer dans des Länder plus urbains et non-situés en ex-RDA. Il faut toutefois relever la contre-performance en Sarre (7,3 %), signe que le parti ne parvient pas à dépasser le départ d’Oskar Lafontaine, parti soutenir son épouse Sahra Wagenknecht dans la création d’un nouveau parti concurrent. Ainsi qu’une progression plus modeste en Rhénanie-Palatinat (6,5 %) et en Bavière (5,7 %), où le vote conservateur a été plus fort que la moyenne. Dans ces deux derniers Länder, Die Linke faisait mieux en 2017. Ces résultats pourraient signaler un électorat plus radical, plus ancrer dans les milieux urbains où l’influence d’un conservatisme ancien se fait moins fortement sentir. Ainsi en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, Land le plus peuplé et le plus dynamique du pays, Die Linke obtient 8,3 %, un résultat équivalent à celui de 2009, et ce malgré un vote fédéral de 3 points inférieur. Un score qui culmine à 15 % à Cologne, ville la plus peuplée du Land et 4eme ville la plus peuplée d’Allemagne.

Il est d’ailleurs frappant de constater que Die Linke obtient désormais de meilleurs résultats à Hambourg et en Brême que dans tous les Länder de l’Est excepté la Thuringe (15,2 %) où l’influence de l’ancien ministre-président du gouvernement de l’Etat fédéré, Bodo Ramelow, reste forte. Ce dernier a d’ailleurs été facilement élu au scrutin majoritaire dans sa circonscription. Dans ces Länder sinistrés de longue date par la désindustrialisation, l’AfD a réuni de très nombreuses voix. Rappelons qu’en dépit de son échec au niveau fédéral (de justesse, avec 4,97 % des deuxièmes voix, soit juste en-dessous du seuil d’éligibilité), le bloc Sahra Wagenknecht (BSW) a aussi obtenu ses meilleurs résultats dans les Länder de l’Est, faisant jeu égal ou dépassant Die Linke dans le Brandebourg (10,7 % contre 10,7 %) et la Saxe-Anhalt (11,2 % contre 10,8 %).

Cette concurrence du BSW permet d’avoir encore une autre lecture des résultats de Die Linke. Si l’on admet que le BSW se situe dans la famille de la gauche radicale, ce qui n’est pas du tout acquis compte-tenu de l’agenda politique de ce parti sur les questions internationales et surtout sur l’immigration, les deux partis obtiennent un total cumulé de près de 14 % des suffrages exprimés, un niveau jamais atteint dans l’Allemagne de l’après-guerre. La dynamique de Die Linke dans la plupart des Länder occidentaux est donc réellement forte, puisqu’elle parvient à retrouver, voire à dépasser les niveaux atteints en 2009 et ce malgré la concurrence d’une scission qui a tout-de-même réussi à rassembler près de 5 % des suffrages exprimés.

Cependant, l’apparition du BSW semble enfoncer le clou d’une trajectoire d’affaiblissement de Die Linke à l’Est (hors Berlin), avec des résultats inférieurs, et souvent même très inférieurs aux niveaux de 2017 et 2013 en Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, Brandebourg, Saxe-Anhalt, Saxe et Thuringe.

De fait, Die Linke voit sa géographie électorale s’équilibrer et n’a plus vraiment de bastion en dehors de Berlin. Le parti gagne 6 mandats directs, contre 4 en 2013 et 5 en 2017. A ce niveau, rien de bien nouveau, en dehors des circonscriptions berlinoises le parti conserve la circonscription de Leipzig II qu’il détient depuis 2017, et conquiert la circonscription d’Erfurt – Weimar – Weimarer Land II en Thuringe grâce à l’équation personnelle de Bodo Ramelow.

Une sociologie électorale dont les évolutions sont confirmées

D’un point de vue sociologique, les données concernant Die Linke confirment là aussi des dynamiques à l’œuvre depuis longtemps. L’électorat de Die Linke est majoritairement jeune, urbain et féminin. L’institut Infratest Dimap s’est d’ailleurs amusé à croiser les données pour mettre en évidence des comparaisons éloquentes : Die Linke obtient ainsi 35 % des suffrages exprimés parmi les femmes jeunes habitant les villes, mais seulement 4 % parmi les hommes âgés habitant en milieu rural. Ce sont les écologistes qui fournissent le plus gros afflux d’électeurs supplémentaires à Die Linke, avec un transfert de voix entre les deux partis évalué à 700.000 entre 2021 et 2025. Dans le même temps, Die Linke ne récupère que 560.000 des anciens électeurs d’un SPD en plein déconfiture, et en perd 350.000 au profit du BSW et 110.000 au profit de l’AfD. 290.000 nouveaux électeurs (qui n’avaient pas voté ou n’avaient pas le droit de vote en 2021) viennent partiellement compenser ces pertes. Die Linke arrive d’ailleurs en tête de tous les partis parmi les primo-votants (27 %).

L’électorat de Die Linke est donc de plus en plus jeune et féminisé, mais aussi moins populaire et plus éduqué. Le parti termine en pole position parmi les 18-24 ans (25 %) et à niveau élevé parmi les 25-34 ans (16 %), mais reste faible chez les 45 ans et plus (5 %), ce qui est un réel handicap compte-tenu du vieillissement de la population allemande. Le vote par catégories socio-professionnelles laisse apparaître assez peu de variations, avec toutefois une surreprésentation parmi les chômeurs, ce qui n’a là encore rien d’exceptionnel dans l’histoire de ce parti (le phénomène était même autrement plus massif en 2009). Les électeurs du parti affirment très majoritairement avoir voté avant tout pour le programme plutôt que pour la personnalité des candidats, et ce sont très majoritairement les propositions à caractère social qui ont motivé leur vote. Cette dernière donnée est importante, car elle signale que ce n’est pas prioritairement sur la base d’une mobilisation autour des questions migratoires, en opposition à l’AfD ou au BSW, que ce retour de Die Linke à son niveau électoral habituel s’est opéré.

Il faudra suivre la progression de Die Linke pour constater si le parti a réussi à consolider un socle électoral durable en vue des échéances futures. Un objectif sur lequel il pourra se concentrer maintenant qu’il est débarrassé des querelles intestines qui l’ont si souvent affaibli dans sa crédibilité.

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Données

Illustration 2
Résultats de Die Linke au niveau des Länder © Alan Confesson

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