La menace planait depuis plusieurs semaines, mais y croyait-on vraiment ? Aussi bien que la société américaine s’est impliquée et identifiée au combat de Jane Roe (pseudonyme de Norma McCorvey), elle semble ne s'être jamais risquée à imaginer pleinement l’arrêt Roe v. Wade de 1973 comme un acquis. En effet, les années ont passé, le clivage déclenché par le procès entre pro-life et pro-choice ne s’est pas apaisé, et la violence du débat idéologique a convaincu les personnes pourvues d’un utérus que leurs droits n’étaient pas intouchables. En témoigne le Sénat de l'Alabama qui votait l'interdiction totale de l'avortement en 2019. Aussi, les mouvements de manifestations pro-choice avant même que soit prise et annoncée la décision de la Cour Suprême Vendredi dernier prouvent la constance et la persistance de la nécessité de défendre ses droits - d'être sur ses gardes, tout le temps.
L'être-sur-ses-gardes découle de la compréhension d'un risque, celui perçu de la possibilité - à tout moment - du "pas en arrière". La rhétorique adoptée dans les médias comme dans les réactions particulières sur les réseaux sociaux fait écho à cette même idée de régression. France24 titre "Etats-Unis : avortement, le retour en arrière ?", un chapô de 20Minutes mentionne "L'Amérique revient près de cinquante ans en arrière", RadioFrance interroge: "Avortement, les Etats-Unis ramenés 50 ans en arrière ?". Et l'image est on ne peut plus juste.
Avant la dépénalisation de l'IVG, les avortements clandestins se pratiquaient dans des conditions misérables de façon autonome ou par les faiseuses d'ange qui, de facto, n'avaient ni les connaissances ni les compétences nécessaires pour procéder à une telle intervention. On recense, au cours de l'Histoire, une multitude de techniques (précisons avant toute chose, pour le bien-être des lecteurices, que les exemples à suivre peuvent heurter la sensibilité des personnes plus exposées) telles que : le déclenchement d'une hémorragie intra-utérine par usage de substances toxiques comme (entre autres) le plomb, le mercure, l'arsenic..., des lavements répétés à l'eau de javel, des chocs provoqués volontairement (par 'accidents' volontaires de voiture, ou bien coups dans l'abdomen), ou encore la perforation des membranes grâce à un florilège d'objets pointus : aiguille à tricoter, tringle à rideau, pointe de ciseaux, ou cintre déplié qui deviendra le symbole du droit à l'avortement. Pénaliser l'avortement ne fait pas disparaître l'interruption volontaire de grossesse, cela la rend dangereuse. Déjà, au siècle dernier, l'avortement créait de profondes disparités entre les classes sociales parce qu'il fallait pouvoir se le payer l'aller-retour chez Lénine dans les années 20 (la RSFSR était le premier Etat à légaliser l'IVG). Mais aujourd'hui, la dynamique évolue.
Ainsi, s'il ne s'agit pas de nier la justesse de l'image du recul, il semble toutefois opportun de penser cette décision de façon contemporaine et de la recontextualiser dans notre époque afin de saisir pleinement la gravité de ses implications. En légalisant l'avortement, l'arrêt Roe v. Wade, tout comme la loi Veil en France, fait de l'IVG une pratique médicale et permet par conséquent au personnel médical et hospitalier d'être formé. La dépénalisation de l'avortement et son accessibilité (théorique) à tous.tes rend possible l'émergence de centres et services agréés. La grande différence avec le siècle dernier, lorsqu'il s'agit d'avortement, c'est donc qu'il y a désormais des personnes qui ont les compétences requises afin d'y procéder en sécurité et dans des conditions médicales et d'hygiène décentes. Ces médecins formés continuent d'exister aux Etats-Unis, et malgré les sanctions aberrantes maintenant encourues par les professionnel.les de santé dans certains Etats (5 ans de prison au Kentucky, 10 ans en Louisiane, jusqu'à 99 ans en Alabama...), dans certains autres reste la possibilité d'interrompre sa grossesse. Oui mais voilà : voyager d'un Etat à un autre à un coût, l'avortement idem (entre 300 et 1200 USD qu'il faut payer de sa poche selon cet article). A ce jour, l'avortement ne saurait être considéré uniquement comme une question d'égalité entre les genres. Il représente aujourd'hui plus que jamais un enjeu socio-économique de taille.
Le fait est que pénaliser l'avortement aujourd'hui ne rend pas seulement l'avortement dangereux, il le rend cher. Il le rend dangereux, donc, pour les classes sociales qui n'en ont pas les moyens. C'est la raison pour laquelle la rhétorique du "pas en arrière" est à utiliser avec précaution. Il s'agit non seulement d'un pas en arrière pour le droit à l'avortement en soi, mais également d'une progression dramatique de l'exploitation des classes sociales les plus pauvres. Pénaliser l'avortement dans une société telle que la société états-unienne représente une évolution des clivages dus aux privilèges à travers la haut-de-gammisation des droits et la capitalisation sur les choix individuels (pensez qu'Amazon vend des pilules du lendemain à 50 dollars). L'avortement n'est pas rendu impossible, il devient un produit de luxe, un service réservé à des consommateurs avec des revenus élevés. Derrière le "pas en arrière" qui ne saurait être nié, se cache un "pas en avant" absolument abject vers une société conçue pour les plus riches, ou le contrôle du corps des classes ouvrières et défavorisées ainsi que leur objectification au profit du système économique ne se fait plus uniquement à travers le travail et la main-d'œuvre mais désormais également à travers la reproduction. La révocation par la Cour Suprême de l'arrêt Roe v. Wade doit par conséquent être reconnue, en plus d'un retour en arrière considérable, comme un levier alarmant sur le contrôle et l'exploitation des pauvres par la reproduction sociale forcée.