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Billet de blog 4 avril 2020

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“La vie conne et fine de Gustave F.” [épisode 13]

Le jour 13, Gustave se sentit fort comme un Japonais. feuilleton de la revue la mer gelée

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[Lire les épisodes 1, 2, 3, 4, 4 bis, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12]

Le jour 13, Gustave se sentit fort comme un Japonais.
Le ciel était clair, quelques nuages au-dessus de la tôle, des aboiements au lointain, tiens, un bourdonnement, une abeille peut-être, il regardait la rue et les magasins fermés, la ville sans humains était une nature, ses pierres minérales dans le soleil oblique et les oisillons, quelque part, leur petit cri, il fumait sa première cigarette au balcon de la chambre-salon, se souvenait d’un haïku de Buson.

Rien d'autre aujourd'hui
que d'aller dans le printemps
rien de plus

Aller dans le printemps. Rien de plus ? Il avait envie de rire, d’un rire social et pas fondamental, adressé aux éventuels complices de son deuxième degré, mais rien ne sortait, d’ailleurs il n’y avait personne (rires enregistrés), eh non ! personne à qui adresser son humour japonais ! (rires enregistrés 2) il était seul, solitaire complètement confiné (applaudissements), même si cet isolement n’était qu’une vaste blague, puisqu’il n’avait jamais autant été relié aux milliards d’humains dont il devait s’inquiéter ; il ne savait pas quoi faire de cette nouvelle conscience (éclats de rires en cascade). En tout cas il se sentait bien. Il avait pris sa douche, s’était frotté les dents au bicarbonate, avait changé ses draps, avait préparé un thé vert et enfilé un kimono très beau avec des hérons, c’était sa journée Japon.
Rien d’autre aujourd’hui.
Au large de Dieppe, des navires de l'Otan menaient une opération Historical Ordnance Disposal afin d’empêcher que se prolonge la liste des morts des deux derniers conflits mondiaux (bombes, obus concrétionnés, mines de fond), mais l’explosion de 930 kg d'équivalent TNT ne parvint pas à faire vaciller sa japanese attitude, pas plus que la réunion du président avec les partenaires sociaux en audioconférence pour discuter des moyens de concilier la poursuite de l’activité économique avec la protection des salariés, ni la prise de parole du Premier ministre devant la cellule interministérielle de crise installée au ministère de l’Intérieur, ni les housses mortuaires livrées aux Ehpad en attendant les masques FFP2, ni les décès d'une salariée de Carrefour à Saint-Denis, d'un intérimaire de Manpower en mission chez Fedex à Roissy, tout cela ne l’émut pas car il ne le sut pas, car il ne voulut pas le savoir, car il préférait, après son expérience de la veille sur le net, éviter toutes les horribles nouvelles du jour, c’est ainsi qu’il pouvait se sentir bien. Il se sentait bien. Assez bien. Pas mal. Pas très bien mais ça allait. Il se mit à genoux devant sa table basse, déplia une vieille polaire moche et un mouchoir en coton fin qui lui venait de sa mère, ancien mais très joli, avec des fleurs de cerisier, il sortit du tiroir les ciseaux et sa trousse à couture et entreprit de coudre son masque, un beau masque à lui, japonais, en écoutant un quatuor de Schubert, son préféré, le plus connu mais ce qu’on s’en fout d’être original, « La jeune fille et la mort ». Pouvait-il sentir en son bon cœur si lent les bondissements lyriques du drame à distance ? Allait-il échapper à la romantisation de la quarantaine internationale ? Oui, il y échapperait, car son Schubert à lui n’était pas romantique, il était japonais. Il chantonnait, coupait, cousait, chantonnait jusqu’au milieu du deuxième mouvement, lent et grave, cousait, cousait encore.
Sans que rien de la catastrophe en cours soit venu troubler son ouvrage, mais comme ça, cousant toujours, soudain, comme un sabre lui sortant les tripes, Gustave fut atteint de gravité. Alors l’ironie, le second degré, le rire enregistré, le détachement du sage, tout ce qu’il s’était fabriqué, alors même qu’il ne savait presque rien de la mort qui s’approche, lui apparut honteux et pitoyable. La tragédie est, dit-on, un art samouraï, mais Gustave, malgré son kimono, était incapable de transformer le drame en cours dans une forme d’art, même une forme d’art aussi humble que la couture. Des larmes lui coulèrent tant et tant qu’il dut se moucher dans ce ridicule masque dont personne ne peut dire s’il est utile ou pas.
(A suivre).

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