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Billet de blog 4 avril 2020

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“La vie conne et fine de Gustave F.” [épisode 15] / le feuilleton de la mer gelée

Un feuilleton, pas un journal, réalisé à plusieurs mains extrêmement bien lavées.

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[Lire les épisodes 1, 2, 3, 4, 4 bis, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14]

https://lamergelee.tumblr.com/post/614272095021678592/la-vie-conne-et-fine-de-gustave-f-%C3%A9pisode-15
Le jour 15, il re-fut en Italie.
Ce matin-là, Gustave sortit à grand-peine d’une nuit d’anxiété. Le petit jour le cueillit alors que depuis des heures il se tournait et se retournait dans son lit, miné par des cauchemars et des rêves semi-éveillés. L’insomniaque est en proie au pathos, à l’effroi, à la mélancolie ; la moindre autodérision est obscène, on se complaît dans la noirceur, l’hypochondrie fait son nid. La veille, après une soirée presque entière passée dans sa cuisine le nez sur son écran d’ordinateur, Gustave n’avait pas su chasser les images transalpines : alignements de cercueils dans des églises vides, convois militaires déguisés en corbillards, croquemorts à masque bleu, morts qui restent seuls, pleureuses et pleureurs privés de larmes, porca miseria, porco cane, porca Madonna, porco Dio, « le rite de la mort a changé, il n’existe plus, le deuil a changé », écrivait un journal en ligne ; et sur la page d’accueil du site, actualisés plusieurs fois par jour, les chiffres des contaminés, des guéris et des morts défilaient, prodige affreux de « la technique ».
Gustave, jadis, avait arpenté ce pays moins dévasté qu’aujourd’hui ; plus encore que sa musique, il avait poursuivi ses images. En cette aube noire, églises, chapelles, musées, baptistères et campaniles le hantaient. Dans la Galerie des Offices, les yeux aigue-marine de la printanière belle de Botticelli erraient sur des salles mornes, oui, c’est pour moi, pour moi, que je fleuris, déserte, et le brun adolescent du Pérugin promenait son regard élégiaque dans le noir funeste de la salle. Partout, des saintes aux yeux révulsés et des Saint Sébastien en extase offraient leurs corps à rien. Dans les catacombes de Palerme, un air désormais presque pur faisait claquer les soutanes des cadavres de prélats qui ricanaient entre eux accrochés côte à côte. À Saint-Pierre-aux-Liens, Moïse, fulminant ou résigné, serrait contre son flanc les tables de la Loi devant un peuple absent. –
Rome, c’était avec Jérôme que Gustave l’avait découverte, il s’en souvenait maintenant. La vie était douce, l’été insouciant, les nuits propices. Un matin, ils se retrouvèrent à leur hôtel près de la Via Benedetta. Le jour se levait sur le Trastevere. Gustave s’était ébattu avec une impériale bougresse, tétonneuse et viandée, une sorte d’opulente Saraghina de Huit et demi à qui des gamins coursés par des prêtres avaient donné la pièce pour qu’elle leur danse une rumba endiablée, source de leurs premiers émois, et aussi de ceux de Gustave, à l’époque. Jérôme, lui, s’était amusé Villa Borghese. Aujourd’hui, dans ce parc immense, plus un bruit, plus de vendeurs ambulants, plus de joggeurs ni de touristes faisant des selfies, fermé, le théâtre de marionnettes – et, la nuit, plus de dragueurs, de travestis ni de prostitués, mais quelques policiers, des personnes esseulées, leur déclaration à la main, et les pigeons qui picoraient. Jérôme y avait savouré des amants ; le troisième surtout avait été féroce, et le dernier sentimental. Ce matin-là, il entraîna Gustave jusqu’à un cimetière où, sans s’arrêter devant les tombes de Shelley et de Gramsci, ils furent jusqu’à celle de Keats, « Dans le temple même de la Jouissance, la Mélancolie voilée a son autel souverain », s’écria Jérôme, encore ivre de sa nuit, Ay, in the very temple of Delight / Veil’d Melancholy has her sovran shrine.
Durant cet été infini, ils avaient poursuivi leur voyage bien au sud. Ils avaient passé Naples et les subjuguantes splendeurs amalfitaines. Tous deux voulaient poser le pied à Matera. Jérôme pour y voir les lieux où Pasolini avait tourné son Évangile : des ravins, des effondrements, des paysages désolés où traînaient, nu-pieds, des cohortes de jeunes hommes ; Gustave pour Carlo Levi – et cela lui revenait aujourd’hui plus vivement : c’était là qu’il avait rencontré les confinés et le confinement. Dans l’épidémie actuelle, les Italiens parlaient de lockdown ou de chiusura ; le confino et les confinati, c’était autre chose, c’était la relégation, le sort des opposants, que les lois fascistissimes permettaient d’assigner à résidence dans la cheville et la voûte plantaire de la botte ; Gustave se mit à feuilleter le livre qu’il avait déterré d’une pile, et lut Carlo Levi, à propos du petit village dont il raconte la vie dans Le Christ s’est arrêté à Eboli : « Il y a plusieurs confinati, une dizaine en tout. Je ne dois pas les voir, c’est interdit. » Et puis : « À Gagliano je devais passer trois ans, un temps infini. Le monde est fermé : les haines et les guerres des seigneurs sont l’unique événement quotidien. Et j’ai pu voir sur leurs visages comme elles sont profondes et violentes, misérables mais intenses comme celles d’une tragédie grecque. » Pour Pasolini et Levi, il fallait tenter d’analyser et de comprendre ce pays déchiré, sa paysannerie sacrifiée, sa malédiction tellurique.
Je suis une force du Passé
Tout mon amour va à la tradition
Je viens des ruines, des églises,
des retables d’autel, des villages
oubliés des Apennins et des Préalpes
où mes frères ont vécu.

Eh oui, se dit Gustave, décidément grave en ce matin mauvais, le pays du traité de Rome était bien le flambant modèle, à l’échelle nationale, de la fracture européenne.
J’erre sur la Tuscolana comme un fou,
sur l’Appia comme un chien sans maître.
Ou je regarde les crépuscules, les matins
sur Rome, sur la Ciociaria, sur le monde,
comme les premiers actes de la Posthistoire,
auxquels j’assiste par privilège d’état civil,
du bord extrême de quelque époque
ensevelie. Il est monstrueux celui
qui est né des entrailles d’une femme morte.
Et moi je rôde, fœtus adulte,
plus moderne que n’importe quel moderne
pour chercher des frères qui ne sont plus.

(A suivre).

#LaVieConneEtFineDeGustaveF.

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