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Billet de blog 4 avril 2020

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“La vie conne et fine de Gustave F.” [épisode 16] / feuilleton de la mer gelée

un feuilleton, pas un journal, à plusieurs mains extrêmement bien lavées.

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[Lire les épisodes 1, 2, 3, 4, 4 bis, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15]

https://lamergelee.tumblr.com/post/614383968353222656/la-vie-conne-et-fine-de-gustave-f-%C3%A9pisode-16

Jour 16 : Quoi, les Bulgares ? (3)

Fascinant, vraiment fascinant. Les gens qui ne sont rien sont les plus utiles à la survie de l’espèce. On aura tout vu. N’importe quoi. Alors que tout ce qui est indispensable est arrêté ! Les magasins de fringues, par exemple, comment se passer de toutes ces fringues, si nécessaires pour aller faire les soldes ? Les chaussures, si techniques, si variées, si indispensables pour marcher sans se salir les pieds ! Les parfumeries, si démocratiques, si humaines, comment survivre sans tous ces parfums qui nous font sentir bon ? Comment séduire si vous sentez le vieux rat ? Et sans séduire est-ce qu’on peut se reproduire ? hein ? Je pose la question. Les coiffeurs, tiens, comment s’en passer pour avoir une belle coupe ? Et les bagnoles, que faire de tout ce pétrole en surproduction si même pas de bagnoles ? Et les tapis, les canapés, les poufs, les lavabos, les porte-savon, les lits, les chaises, les rideaux, les lampes de chevet, les tables, les chaises ? Vous pouvez vous passer de chaises, vous, hein ? Et les mixers, les fers à repasser, les tondeuses à gazon, les décapsuleurs, les râpes à fromage, les épluche-patate, les moules à gaufres, les pelles à tarte, les pinces à sucre, les bouilloires, toutes ces belles inventions qui élèvent l’homme au niveau de ses produits de consommation, il faudrait y renoncer pour se contenter de manger, de boire et de faire pipi-caca ? Et puis n’avons-nous pas soif de langage ? de systèmes de signes ? de concepts ? de slogans ? de belles petites pubs ? Comment subsister sans valeurs symboliques ? sans échanges numériques ? sans pièces jointes ? sans formulaires en ligne ? sans connexion ? sans tableaux Excel ? Pourrions-nous survivre sans réunions sur Discord dans ce grand jeu vidéo ? De quoi vivent les gens qui ont réussi au moins un petit peu plus que ceux qui ne travaillent qu’avec la matière de leurs mains, des mains d’ailleurs probablement pas super savonnées ? Certainement pas de pain. D’ailleurs les boulangeries ont perdu leurs clientèle, les gens qui n’en ont pas besoin ont désormais peur du pain. Ils refusent d’en manger. Ils ne veulent pas en avoir mais ils veulent le gagner, et pour ça continuer les bla-bla, les réunions, les échanges de mails, et les plus affamés crient : « de l’Art ! Au secours, je vais mourir sans Art ! Vite, une action du ministère de la Culture ! » Heureusement, les travailleurs livreurs étaient très efficaces, et fournissaient chaque jour les confinés, ces pauvres asservis au travail virtuel qui ne faisaient rien de bassement nécessaire, mais des choses sans objet qu’il faut faire pour mériter son grade, ils les fournissaient non seulement en légumes frais, gingembre, thé vert, kilos de pâtes et viandes sous cellophane, mais aussi en DVD, en journaux papier, en courrier postal, et surtout, surtout en livres (de grands ou moyens auteurs, là n’est pas la question, ce sont des livres, des LIVRES, comprenez bien ! Gustave se souvint d’une vieille pub, justement, quand il était enfant, où on voyait Gérard Philipe, la star de théâtre et de Fanfan la tulipe, croquer dans un livre, avec ce slogan : DÉVOREZ DES LIVRES !). Mais comme il avait faim, il se fit une omelette au curry et la mangea avec une biscotte pour pousser en regardant sur son ordi la face orange de Donald Trump annoncer, depuis la roseraie de la Maison Blanche, que si son administration maintenait le nombre de morts à 100 000, elle aurait fait « a good job » – changement surprenant par rapport à ses prédictions optimistes d’il y avait quelques jours, selon le commentateur, lorsqu’il avait déclaré qu’il espérait relancer l’économie d’ici Pâques. Fascinant. Vraiment fascinant.

Histoire de se décoller de l’écran, Gustave composa le numéro de Jérôme et l’interrogea à propos des Bulgares. Jérôme avait titillé pas mal sa curiosité l’autre fois ; il était temps qu’il la satisfît.

Il se rappelait que Jérôme avait toujours été grand consommateur de yaourts, mais sans subodorer jamais un amour particulier de la Bulgarie. Eh bien si. Jérôme lui expliqua qu’en effet depuis sa prime enfance il avait aimé les yaourts ; continuant sur sa lancée, il s’était documenté sur les mille façons de les accommoder, ce qui comme de bien entendu l’avait conduit jusqu’aux rives du Pont-Euxin. Il avait découvert le tarator et s’en préparait de succulents, avec des cornichons, qu’il dégustait l’été en écoutant, à fond, des voix bulgares (cette étrange musique avait un peu passé de mode, mais Jérôme était fidèle à ses goûts) ; en toutes saisons il s’empiffrait de malosso, au grand dam de sa mère qui, partisane des légumes frais, se demandait à quoi ça rimait de manger des carottes en saumure l’hiver et des poivrons fermentés l’été. Jérôme avait donc été fort aise d’apprendre que s’ouvraient çà et là (pas dans son village, bien sûr) des boutiques de produits bulgares aux rayons richement garnis, bouteilles de rakia, conserves, charcuteries dont le fameux soudjouk.

– Attends, tu me refais Tintin en Syldavie ? Tu vas avoir Moulinsart sur le dos !

Ces boutiques avec pignon sur rue, continuait de soliloquer Jérôme, permettaient sans doute à une diaspora venue travailler sur les chantiers, dans l’agriculture ou la viticulture, de soigner le mal du pays ? Mais quand le ministre avait appelé chômeurs, étudiants et confinés à prendre le chemin des champs, il s’était rappelé plusieurs articles lus ces dernières années et où il était question des Bulgares. Il n’y avait pas que la circulation des produits, il y avait aussi celle des personnes. Et puis, un ou deux ans en arrière, Jérôme avait ouvert sa porte quelques semaines durant à un journalier avec lequel il avait longtemps chatté sur un site de rencontres (il ne savait plus lequel) et le repos du guerrier (qui se débrouillait fort bien en anglais) avait permis à Jérôme d’en apprendre beaucoup sur son quotidien et ses conditions de travail. Ces souvenirs avaient effacé les visions de serveurs en pantalon moulant accroupis à ramasser des fraises et d’hôtesses d’accueil (explicitement sollicitées par le ministre) débarquant en mini-jupe et talons hauts pour cueillir les asperges. L’agriculture en employait beaucoup, de ces Bulgares. Des posted workers, des travailleurs détachés. Tout le monde avait entendu parler des plombiers polonais réparant les chasses d’eau des Angliches ; mais là, c’était autre chose. Plusieurs sites donnaient des précisions, Eurodetachement-travail.eu ou bien le site d’Europol, qui existait même en bulgare. On s’apercevait que la PAC n’était guère contraignante en matière de normes de travail. En août 2018, en Sologne, par exemple, une intérimaire originaire de Bulgarie, 37 ans, avait été mortellement blessée par un engin de manutention. Des équipes franco-bulgares d’inspecteurs du travail avaient enquêté et trouvé des contrats de travail non conformes au droit bulgare, sans parler du droit français. Les Bulgares, qui touchaient des salaires de misère dans leur pays, pouvaient être recrutés via des agences d’intérim installées là-bas. On promettait soixante euros par jour, en plus du logement et du transport mais, en réalité, une fois sur place, des sommes étaient soustraites du salaire journalier et, une fois le contrat terminé, ils n’avaient pas assez d’argent pour retourner au pays. L’argent resté en France était souvent blanchi. Parmi les outils mis en place, les inspecteurs disposaient par exemple de questionnaires et de fiches permettant aux travailleurs de mieux comprendre la régulation, certains traduits en turc, langue de nombreux Bulgares parmi les plus de vingt mille employés en France, dont plus de douze mille concentrés dans une même région. Les missions d’inspection avaient permis de détecter des shadow areas. Le terme était traduit du français « zones d’ombre » et Jérôme se demandait si ses propres télescopages d’idées rejoignaient celles du ministre. Tout récemment, un Bulgare avait été condamné à verser un million et demi d’euros à la Mutualité sociale agricole. La liberté européenne avait bon dos…

Jérôme était intarissable. Somme toute, ça ne changeait pas vraiment des conversations d’autrefois, auxquelles il était toujours compliqué de mettre fin. Aussi Gustave ne fut-il pas peu surpris d’entendre son vieux camarade briser là en s’exclamant brusquement :

– Bon, excuse-moi, mais faut que je te laisse, je vais sortir.

– Quoi ? Tu te fiches de moi ?

– Non, je vais me promener dans la forêt et j’ai pas encore imprimé ma déclaration.

Jérôme avait toujours été à rebours. Maintenant que les rues étaient désertes, lui, perpétuel autoconfiné, allait prendre l’air – et continuer ainsi à pratiquer le dogme de la réversibilité, à sa manière.

(A suivre).

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