Feuilleton à suivre sur le site de la revue la mer gelée
notamment les épisodes : 4 bis, 5, 6, 7, 8
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Le jour 9, il voulut retisser du lien social.
Depuis le parquet de chêne foncé, tendre et poli par des générations de pieds sales où il prenait sa dose quotidienne de vitamine D dans un rai de soleil, Gustave se disait qu’il avait malgré tout des amis. De vrais potes. Au moins des connaissances. Le bouillonnant Rodolphe bien sûr, il en a été question l’autre fois, qu’il connaissait d’une formation obligatoire au Pôle Emploi du temps où tous les deux pointaient, et qu’il avait hébergé durant une courte période ensuite, après que Rodolphe lui avait fait part de ses difficultés lors d’un apéritif de fin de session qui avait tourné en beuverie, une amitié récente mais vite éprouvée par la cohabitation, au bout d’un moment Gustave supportait mal de se ranimer le matin dans des effroyables migraines et de trouver Rodolphe en slip qui en écrasait sur le divan du salon, au milieu d’un champ de bouteilles en ruine et de cartons de pizzas dévastés, c’est comme ça que Gustave avait préféré le conduire dans la longère familiale en province, Rodolphe faisait un peu grise mine et demandait comment il allait se ravitailler ici, où il n’y avait pas de caviste ni même un bistrot, Gustave était resté quelques jours avec lui et il avait fait le plein de courses, puis il lui avait laissé de l’argent de poche et les clés de la voiture, après quoi il était reparti en train le cœur léger, satisfait de se retrouver enfin en compagnie de soi-même, il avait eu la paix chez lui durant une petite semaine et presque réussi à récurer les sanitaires de toute vilaine persistance de Rodolphe, c’est là qu’il avait reçu un coup de fil de la gendarmerie locale, au bureau de poste Rodolphe s’était lié d’un peu près à une factrice et avec le mari, agent municipal, il y avait eu du grabuge, les deux étaient retenus en dégrisement à la brigade et la mairie avait signé contre Rodolphe un arrêté d’évacuation forcée, la voiture de Gustave avait été poussée par un tracteur dans une mare et Rodolphe dans sa fouille n’avait pas de quoi pour le train, aussi lui demandait-on à lui, Gustave, de bien vouloir revenir pour reconduire son ami hors de la commune. Tout de même, quoique leurs rapports par la suite se fussent espacés, ça n’avait pas laissé Gustave tout à fait insensible que, dans la détresse où il était, Rodolphe ait demandé aux gendarmes qu’on le prévienne lui.
Bref, en ce neuvième jour, Gustave pensa qu’après tout il n’y avait pas meilleur moment que ce confinement général pour retisser du lien, pour prendre des nouvelles et réveiller les sympathies qu’il gardait à certains.
De son vieux correspondant berlinois Frithjof Helgomar, Gustave – qui par commodité l’appelait Fridolin – reçut comme ça des informations internationales résonnant d’ailleurs avec sa propre expérience, des considérations d’ordre surtout hygiénique ; on voyait au passage que dans l’Europe unie, la pandémie n’effaçait pas les clichés entre voisins. Ainsi du papier-toilette. Dans une émission télévisuelle satirique, lui expliquait Fridolin, un présentateur allemand s’écriait : « Vous voyez, les Français, qu’est-ce qu’ils achètent en premier, craignant la pénurie ? une bouteille de rouge et des capotes ! Et nous ? du PQ ! » Et ce n’était pas faux, Fridolin en avait fait lui-même le constat en plein centre de Berlin. Il était descendu quatre fois au supermarché : rayon PQ, rien de rien ! Le cinquième jour, dans l’angoisse, il s’était même levé plus tôt ; arrivé devant le magasin, des personnes seules s’en évadaient, serrant amoureusement contre elles des emballages plastiques pleins de la précieuse cellulose. Las, arrivé au rayon, il ne trouva que trois paquets de papier imprimé où alternaient les rouleaux verts façon billet d’un dollar et ceux gris figurant un portrait en noir et blanc de la juvénile future chancelière lors de ses débuts en politique. À la guerre comme à la guerre ! Fridolin les rafla. Tout en racontant cela par téléphone à Gustave (confiné pour confiné, celui-ci l’écoutait, ça faisait toujours passer le temps), Fridolin se rappela qu’il devait avoir encore quelque part, dans un vieux carton, ce summum de l’art Biedermeier, un de ces petits bonnets en dentelle au crochet qu’on pose sous la lunette arrière des véhicules pour avoir l'impression d’être toujours chez soi (Trabi ou Mercedes, accroupis dans les fourrés en bord de route nous sommes tous égaux ! et puis : My car is my castle…). Fridolin ne savait comment nommer cette chose en français, il s'escrimait à épeler le mot Klopapiermütze à Gustave qui s’acharnait à ne pas vouloir comprendre. Les deux loustics mirent fin à la conversation en décidant qu’une fois l'épidémie surmontée, il faudrait ajouter ce mot à la liste des intraduisibles, entre Dasein et Aufhebung.
De fil en anguille, Gustave pensa qu’il serait bon aussi qu’il passât un coup de fil à Jérôme.
Un ou deux jours plus tôt, dans un moment sentencieux et grave, Gustave avait déjà repensé à son ami d’enfance et de jeunesse, Jérôme, rejeton d’une connaissance incertaine du côté maternel, et avec lequel il avait souvent passé des vacances dans un autre coin de campagne, à trois cents kilomètres au sud de Paris. Séparation dans l’espace, discontinuité dans le temps, humeur capricieuse de l’un et de l’autre : tout avait concouru à bousiller une complicité autrefois proverbiale. Depuis des années, Jérôme vivait reclus. Après des études brillantes, après avoir même exercé quelque temps un métier trop peu solitaire à son goût, il avait sombré dans la dépression et l’alcool mais, hélas pour lui, sans rien perdre de sa lucidité. Doté d’une forme d’humour qu’on qualifie parfois de ravageur, l’ironie sans merci dont il usait envers le monde, les autres et soi-même finirait sans doute un jour, songeait Gustave, à le faire se jeter par la fenêtre. Souvent, Gustave s’en voulait de ne plus lui téléphoner.
Oui, maintenant, il le fallait. Car Jérôme, ce contempteur de toutes choses ou presque, ce rouspéteur impénitent, cet implacable aristarque du siècle, l’ami qui l’avait converti à la vénération de Polycarpe dont il prétendait avoir chouravé chez une bigote dijonnaise une phalange qu’il conservait précieusement auprès d’une lampe perpétuelle, Jérôme en ces jours confinés apparaissait soudain à Gustave comme une sorte de prophète. N’avait-il pas, depuis des années, enjoint sa mère (ils habitaient dans deux logements distincts, à deux cents mètres de distance) de lui porter ses repas et son linge sans entrer chez lui, de les déposer simplement sur le paillasson ? Un jour lointain que Jérôme avait demandé à Gustave de lui apporter le journal, il l’avait accueilli par ces mots : « C’est quel journal ? » Gustave avait été interloqué : on le voyait bien quel journal c’était, le titre était en blanc sur rouge et se reconnaissait de loin ; c’était la feuille de chou locale, et celle du jour. Mais Jérôme avait dit : « Tu en as pris un du dessous, hein ? » Et il était parti dans un long discours sur le danger qu’il y a à faire ses courses, sur tout ce qui volète, invisible, et sur le manque d’hygiène de l’humanité toute entière. Gustave avait compris alors pourquoi Jérôme se mouvait si étrangement quand il était hors de chez soi. Dès qu’il se trouvait devant une porte à ouvrir ou fermer, il prenait position pour une solitaire et asymétrique danse des canards, les genoux un peu pliés, un coude écarté du corps, pour attraper ainsi la poignée ; ou bien il projetait une jambe en avant pour arrêter un battant de porte qu’avait ouvert une âme charitable, ou inconsciente, ou irresponsable ; il haïssait les pommeaux et ne jurait que par les loquets et, mieux encore bien évidemment : les portes automatiques ; bref, il avait toujours été en avance sur son temps. La distanciation sociale lui était comme naturelle.
C’est aussi pourquoi il avait toujours préféré les ondes au papier. Dans les années 90, il avait imaginé une radio libre ; n’ayant pas le matériel, il s’était résolu à ne diffuser ses émissions que par téléphone auprès de ses rares amis. Cette chaîne, il l’avait d’abord appelée Radio-Village, avant d’opter pour Radio-Ploucs. Elle émettait pour ainsi dire vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Jérôme pouvait appeler à toute heure du jour ou de la nuit (car son temps peu conventionnel et quasiment déstructuré, lui aussi, anticipait l’époque actuelle des confinés). Le téléphone sonnait et une voix, parfois un peu avinée, lançait : « Radio-Ploucs, le flash info » ; la chaîne ne se contentait pas d’un slogan ; « Radio-Ploucs, Chroniques de Clochemerle », « Radio-Ploucs, Le désert parle à la France », « Radio-Ploucs, La voix du désert français », « Radio-Ploucs prêche dans le désert », « Radio-Ploucs, Ici la France » ; Gustave avait particulièrement apprécié, en l’honneur de son père né au moment de la Seconde Guerre mondiale, un bulletin nocturne entonné à trois heures du matin : « Radio-Ploucs, Les Français parlent aux Français. » S’ensuivaient des longs monologues entrecoupés de silences infinis ; Jérôme racontait ce qui lui passait par la tête (beaucoup de choses) et ce qui se passait au bled (pas grand-chose), lisait de la poésie, commentait ses musiques préférées. Cela pouvait durer des heures. Un jour, Jérôme avait cessé d’appeler. Il ne répondait pas non plus. Gustave avait eu de ses nouvelles par sa mère ; rien de nouveau mais rien de mieux non plus. Quelle tristesse. L’heure était vraiment venue de renouer. Jérôme était à présent l’homme des temps nouveaux, et puis il pourrait raconter aussi à Gustave un peu de la France d’en-bas, du vrai pays réel.
(A suivre).
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