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Billet de blog 5 mai 2017

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La GERBE

"Voter ça devrait être obligatoire, nos ancêtres se sont battus pour ça, s'abstenir c'est n'importe quoi, tu es irresponsable, tu fais le jeu du FN et tu n'auras qu'à te taire si t'es pas content des résultats, tu te rends pas compte, il y a des gens sur Terre qui tueraient pour avoir le droit de vote, tu pourrais au moins voter blanc", me dis-tu mon copain

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

"Voter ça devrait être obligatoire, nos ancêtres se sont battus pour ça, s'abstenir c'est n'importe quoi, tu es irresponsable, tu fais le jeu du FN et tu n'auras qu'à te taire si t'es pas content des résultats, tu te rends pas compte, il y a des gens sur Terre qui tueraient pour avoir le droit de vote, tu pourrais au moins voter blanc", me dis-tu mon copain, et tu as l'air si inspiré et si convaincu.

Et mon copain, tes arguments sont si fins et si subtils que j'espère que tu me pardonneras le langage un peu fleuri de ma réponse, mais après tout je suis un sauvage mal dégrossi, n'est-ce pas, un abstentionniste gâté et fainéant, mais je vais tout de même répondre à chacun d'eux, parce que c'est tellement drôle et que j'aime tellement l'humour.

D'abord, permets-moi de douter que tes ancêtres à toi, soldat du conformisme, se soient battus pour quelque chose. Je les imagine davantage de l'autre côté des barricades. Si le droit de vote a été arraché, c'est plus probablement par ceux qui ont le sens du combat, que par les contemplateurs béats de ce qu'on nous propose.

Ensuite, ta comparaison avec les dictatures me donne un peu l'envie de mourir. Parce que se satisfaire d'une situation de merde au prétexte que nos voisins sont encore plus enfoncés dedans, bien aidés en cela par nos doux démocrates qui soutiennent allègrement tout ce que le monde compte de dictatures ou presque, c'est une faute lourde de raisonnement, c'est ce qu'on appelle un superlatif relatif (c'est mieux que), et ça n'a rien à voir avec un superlatif absolu (c'est bien). Lorsqu'on habite la cinquième puissance mondiale (ou 8e, ou 10e, pour ce que ça change), si l'on en est réduit à être heureux de ne pas vivre dans une dictature, c'est que les problèmes qui se posent sont encore pires que ce que j'imagine. Et je suis bien triste pour les habitants des pays totalitaires mais, oui, effectivement, il faudrait surement qu'ils se bougent et qu'ils se battent pour avoir le droit de vote. Excuse-moi mon ami, mais c'est leur problème, j'ai beau avoir une belle empathie, je n'y peux rien. Je ne tuerai pas à leur place, et je n'ai pas choisi l'endroit où je suis né. C'est d'ailleurs pour cela que je peux te dire que ce que tes ancêtres ont fait, ça ne me fait ni chaud ni froid. Tu sembles en tirer quelque gloire personnelle. Laisse-moi te rappeler ceci : tu n'as rien à voir avec ce qu'ont fait tes arrière-grands-parents, ce sont tes actions à toi qui comptent, tu n'hérites pas plus de la pureté angélique de tes immaculés prédécesseurs que des ravages de leurs errances. Je sens qu'en plus dans quelques secondes tu vas probablement m'asséner que tu es fier d'être Français, patrie des droits de l'homme : toutes mes félicitations, cela fait de toi un bel amoureux du hasard, tu es fier d'être né quelque part, au même endroit que d'autres avant toi, bravo, bravo ! A ce train-là, sois donc fier de l'épi qui trône dans ta chevelure, je n'y vois aucune différence de mérite avec le tampon sur ton passeport.

Mais passons ces petits énervements que la suffisance de ta piètre argumentation m'inspirent et, puisque tu aimes les références historiques, examinons donc la première partie de ta phrase, qui est j'imagine le cœur de ton argumentation, ce droit de vote pour lequel nos ancêtres se sont battus, et qui laisse entendre que tu connais sans doute l'histoire du droit de vote en France, hein ? Nos ancêtres qui se sont battus, rappelle-moi quand ?

"Ah bah c'est la prise de la Bastille de la Révolution des Droits de l'Homme".

Eh bien non. La Révolution, en 1789, est une révolution menée par la bourgeoisie et, de ce fait, elle met en place un suffrage censitaire : parmi les restrictions au vote, il faut payer l'équivalent de trois jours de travail pour avoir le droit de voter. Les pauvres, non propriétaires, n'ayant pas d'intérêt direct à la conduite de la nation, ne sont pas invités à s'exprimer. Et, faut-il le préciser, les femmes sont priées de se mêler de leurs affaires et de servir à boire dans les salons. Les révolutionnaires se sont moins battus pour distribuer le pouvoir au peuple par le vote que pour arracher ledit pouvoir au système monarchique. La bourgeoisie est parvenue à entraîner le peuple dans sa lutte contre l'aristocratie, et tant mieux pour l'Histoire puisqu'il est vrai qu'il fait un peu mieux vivre sous le règne bourgeois que sous l'Ancien Régime, mais donc c'est en 1793, juste avant la Terreur (la Terreur ? bouhouhou ! Robespierre, méchant ! crient en cœur les démocrates de salon qui attendent que les problèmes se résolvent tous seul et que les pouvoirs abandonnent spontanément et avec plaisir leur autorité), oui, en 1793 et sous l'impulsion des leadeurs de la future Terreur, que le suffrage universel est voté par la Constituante... mais il est aussitôt décidé de ne pas l'appliquer, cette Constitution de l'An III, qui était si belle et bien écrite. Car voilà, l'Europe entière ayant déclaré la guerre à la France, il fallait, plutôt que perdre du temps à voter, prendre les armes, se battre au sens propre, et pour ce faire entre en scène le Comité de salut public (bouh ouh ouh, honte sur ceux qui ont réussi à repousser toutes les armées d'Europe sur tous les fronts simultanément). Après cette parenthèse, nous arrivons en 1795, les esprits sont déjà un peu las : retour au suffrage censitaire, pour un gros demi-siècle.

Pour clore l'épisode révolutionnaire, je te rappelle également que si certains de tes ancêtres se sont battus pour le droit de vote, c'est parce qu'une autre partie de tes ancêtres s'est battue contre. Eh oui, la Révolution française, c'était aussi une guerre civile. Va en parler en Vendée. Tu vois, pour faire triompher ses idées, il faut parfois aller à rebrousse-poil, et il faut parfois "prendre les armes". Toi qui chouines quand trois syndicats prennent en otage les usagers, j'aurais bien aimé te voir prendre les armes pour le droit de vote. Ta petite phrase, nos ancêtres se sont battus, elle n'est pas neutre : on se bat contre un système, contre des pouvoirs en place et, in fine, contre des abrutis qui veulent bien s'armer pour défendre le système. Ce n'est pas en votant Hollande, Macron ou Fillon que tu vas faire triompher le bonheur dans le monde. Ce n'est pas en votant pour des usurpateurs que tu vas faire honneur à tes ancêtres. Si tes ancêtres avaient su pour qui tu voterais, ils seraient peut-être restés chez eux plutôt que d'aller risquer leur peau. Mais peut-être ne veux-tu pas changer le monde, tu trouves peut-être que c'est si bien, qu'on n'est quand même pas dans une dictature, tu veux peut-être simplement par ton vote chercher à t'économiser 4 ou 5% d'impôt, ou je ne sais quoi d'autre, et c'est pour ça que toi tu votes et que moi souvent je m'abstiens, et que je le revendique haut et fort. J'ai l'ambition de ne pas imiter mes ancêtres, mais de poursuivre leur élan au-delà, d'aller plus loin qu'eux, et en lisant les programmes politiques j'ai le net sentiment que ce n'est pas de cette façon qu'il faut s'y prendre.

Mais reprenons un instant le cours de l'histoire de tes ancêtres : Napoléon instaure une brève parenthèse de pseudo suffrage universel (ouais ouais joie), mais en fait on ne vote pas vraiment pour ses représentants, c'est un suffrage extrêmement indirect et, dois-je te le rappeler, l'Empire n'était pas vraiment une république ni une démocratie. Rebelote donc à partir de 1815, retour au suffrage censitaire, et retour à la monarchie. Tu le vois, le droit de vote ne veut toujours pas dire ni république ni démocratie, on peut avoir le droit de vote et rester un larbin.

Mieux encore, et triomphe de l'ironie, si le suffrage universel direct (masculin, bien sûr...) peut enfin s'installer pour de bon en France, c'est après la Révolution de 1848 et c'est n'est pas pour du bon, c'est pour la mauvais cause. Quelques semaines après que la poussière révolutionnaire fut retombée, c'est Louis-Napoléon, le futur Napoléon III, qui surgit et remporte haut la main, grâce à la notoriété de son patronyme, les élections organisées par le gouvernement provisoire. Surtout, c'est Louis-Napoléon qui, ayant estimé que c'était là le meilleur moyen de se débarrasser du même coup des royalistes et des républicains, continuera de se servir régulièrement du suffrage universel pour légitimer l'Empire et assoir vingt ans de régime plébiscitaire.

Tes ancêtres se sont un peu battus pour le droit de vote, mais on le leur a surtout filé pour qu'ils se tiennent tranquilles. Le droit de vote contre la démocratie, eh oui mon gars, tout n'est pas rose ou noir, parfois c'est en votant que tu te fais enfiler.

Ce que nous enseigne l'histoire du droit de vote, c'est donc précisément l'inverse de ce que tu me balances à la figure.

Elle nous enseigne que ce qui compte, ce n'est pas vraiment le vote, mais plutôt pour qui tu votes et surtout dans quel cadre institutionnel tu votes, démocratique ou non. L'histoire te dit de te méfier, de vérifier par qui ton vote pourrait être confisqué. Elle t'apprend que la qualité de ton vote ne vaut que par la qualité du système qu'il te propose de cautionner. Voter pour un monarque, pour un empereur, pour une coterie d'aristocrates ou pour une bande d'oligarques, l'Histoire en rigole jusqu'à la crampe abdominale.

Pour conclure, rappelons qu'il faudra poireauter un siècle pour que l'on nous octroie le droit de vote tel qu'on s'en sert aujourd'hui, c'est-à-dire en considérant les femmes comme des citoyennes (suffrage universel direct masculin et féminin, dans le cadre d'une démocratie représentative). Cela date de la libération en 1944, il a été promulgué depuis Alger à l'initiative d'un communiste, Fernand Grenier (bouh ouh hou, communisme !), et signé par De Gaulle qui s'en foutait complètement.

Aujourd'hui, ton droit de vote si précieux, dans la grande mascarade de la Ve République, il te sert à te choisir un dieu tous les cinq ans, un vrai dieu à la fois tout-puissant en son église et à la fois purement symbolique, tant ses pouvoirs sont subordonnés à des forces économiques qui le dépassent, et ton vote consiste, dans la foulée, à désigner des députés impuissants, et aussi, tous les quelques mois, à aller voter pour des élections locales afin d'exercer ton grand destin démocratique : décider comme un bon citoyen quelle ligne de bus tu utiliseras pour te rendre dans quel jardin public après être allé pointer aux assédics.

Alors, comme tu le vois, il n'y a pas vraiment de moment clair où tes ancêtres se sont battus pour le droit de vote. Ça leur est plutôt tombé dessus. Pour être gentil, on peut considérer qu'ils se sont un peu battus en 1790 et en 1848, mais statistiquement, il y a peu de chances que tes ancêtres aient fait partie des quelques petits milliers de révolutionnaires qui ont fait la France à cette époque. Et quand je vois la nullité de tes arguments, j'ai peine à croire que tes ancêtres faisaient partie des forces actives de la Résistance, ni qu'ils faisaient partie des militantes suffragettes qui ont lutté pour préparer la possibilité du droit de vote féminin, et je dis bien lutté, comme dans luttes sociales, pas combattu, comme dans guerre. Ce ne sont pas tous nos ancêtres qui se sont battus, ce sont ceux qui ont su se faire violence pour changer l'ordre du monde, ne les invoque pas pour justifier ta paresse qui consiste à aller voter plutôt qu'agir, qui vaut bien celle que tu prêtes aux "paresseux" qui font l'économie d'un déplacement futile jusqu'aux urnes.

Et quand bien même ce serait le cas, quand bien même tu descendrais d'une glorieuse lignée, je tiens à te dire qu'en toute hypothèse, ce pour quoi tes ancêtres se sont battus, je m'en bats les noix. Parce qu'ils ne se sont pas battus que pour le droit de vote : ils se sont aussi battus contre d'autres peuples dans des guerres de conquête, ils se sont aussi battus contre d'autres peuples dans des guerres de religion, ils se sont aussi battus contre d'autres peuples dans des guerres de colonisation. Se battre pour quelque chose, parfois c'est bien, mais il faut regarder de près, et ne pas oublier que par définition c'est contre quelqu'un qu'on se bat. Tous ceux qui font des borborygmes en se nourrissant du sang des autres versé par d'autres sont de drôles de courageux, se battre ce n'est pas un titre de gloire, c'est une sale nécessité, verser le sang de ton ennemi, ce n'est pas un banquet. Ce qui compte, c'est le combat d'aujourd'hui, quels qu'aient pu être les carnages d'hier, le présent remet chaque jour les compteurs à zéro, tes luttes d'hier, celles de tes ancêtres et celles des grands singes qui nous ont précédés sont perdus dans le néant, tourne-toi donc vers le présent et vers demain au lieu de me faire perdre de l'énergie avec tes leçons d'histoire foireuses et biaisées, et intéresse-toi à ce que l'on te sert aujourd'hui.

Le vrai "combat", c'est de faire émerger des idées de progrès, des idées de solidarité de tous avec tous (oui, même avec les riches, et même avec les pauvres), des idées qui améliorent le sort de ceux qui votent pour le FN par dépit, des idées qui reconstituent le tissu social plutôt que de jeter du gros sel sur les plaies.

Quand lors d'une élection aucun candidat ne porte d'idée, et quand ni les institutions, ni la soumission des élus à leur chef ne permettent un exercice sain du pouvoir, et quand donc on me donne en plus le choix entre différentes variantes de régression économique et sociale, je ne vois pas en quoi mon vote pourrait produire le moindre bien, à part apporter une caution de plus à des connards. Pas à de simples connards, j'aime bien les connards : non, aux vrais connards, ceux qui, eux, font le jeu du FN. Ceux qui font le jeu du FN, ce sont ceux qui appliquent méthodiquement des recettes qui ont créé de toutes pièces les inégalités et les injustices qui précipitent bon nombre de gens dans la pauvreté, le désarroi et la haine de l'autre. Ce sont ceux qui énoncent des promesses qu'ils violent sauvagement le lendemain de l'élection. C'est toi qui, en votant pour des politiques dont l'expérience a prouvé qu'elles aggravent les inégalités, fais le jeu du FN. Moi, je m'en branle des ancêtres, ce qui m'intéresse, c'est aujourd'hui, ou plutôt demain : comment va-t-on vraiment répondre aux causes de la montée du FN ?

Et ce qui me préoccupe, c'est aussi après-demain car, quand tu votes pour des politiques qui, littéralement, précipitent l'environnement vers un point de non retour pour notre civilisation, tu ne fais pas que faire le jeu du FN, tu fais aussi le jeu d'un risque mortel pour la civilisation. Tu vois, moi aussi je peux employer les grands mots. Mais tu sais, les "générations futures", eh bien figure-toi que ces "générations futures", celles à qui on va léguer une planète toute sale (bouh ouh ouh, nul !), figure-toi que ce n'est pas une planète sale qu'on va leur léguer, c'est une planète presque inhabitable, à force de saccager l'air et l'eau, ces petits détails. Et figure-toi que ces "générations futures", ce ne sont pas des petits enfants imaginaires sautillant dans des champs et retouchés sur Photoshop : les "générations futures", c'est mon fils qui est né en 2015, les générations futures, elles sont déjà là et soit tu t'en branles, soit tu n'as pas compris. Si au lieu de lire les quatre pages du programme de Untel ou Untel tu lisais les études scientifiques nombreuses et concordantes sur le réchauffement climatique, les risques sur l'eau et la disparition fatale (pour nous, grands singes) de la biodiversité, tu saurais que d'ici 30-50 ans ça va être vraiment compliqué, et que quelque part d'ici la fin du siècle, ce sera la fin de la planète telle que tu la connais, tes ancêtres à la con se seront battus pour rien, et ce sont mes enfants, pas tes ancêtres, qui, de leur vivant, pourraient être chargés d'éteindre la lumière. Si tu passais moins de temps à voter et plus de temps à t'informer, tu trouverais littéralement insupportable l'inaction bienheureuse de nos soi-disant élites, à lire tous ces risques qu'explique noir sur blanc tout ce que le monde compte d'intelligence, il n'y a que les politiciens qui n'ont aucune idée de ce qui se passe dans la civilisation. Les générations futures, elles sont déjà nées, et pour apprendre à compter, elle peuvent s'entraîner à la pensée à l'envers sur le compte à rebours qui égrène chaque jour le solde de leur avenir.

Personnellement, je ne vote que pour les candidats qui portent sérieusement des idées qui prennent en compte les risques civilisationnels, sociaux, et environnementaux qui nous menacent. Ils ne sont pas nombreux, donc je vote peu, et j'en suis fier. Tous les émerveillés qui votent pour des hurluberlus qui sont tellement à côté de la plaque qu'ils ont oublié l'existence même de la plaque, je leur laisse bien volontiers mon vote, qu'ils choisissent entre Jean-Jacques et Jean-Paul, ce n'est pas mon affaire. S'ils perçoivent entre ces ersatz une différence de goût, c'est qu'ils doivent avoir le palais plus fin que moi, mais en tous cas je sais reconnaître le poison quand on m'en présente. Et si tu votes par défaut, parce qu'il faut bien voter, tu me fais bien de la peine, tu ferais mieux d'oublier tes ancêtres et ton égo mal placé et tu ferais mieux d'abandonner le 1/45 000 000e de souveraineté dont tu disposes, il ne fera jamais de toi un grand homme, on ne lira jamais dans les livres d'histoire "il s'est battu pour élire Macron", on lira " Macron a fait ceci et cela", tu ne seras jamais un des Ancêtres, tu ne seras toujours que la poussière sur la couverture du livre d'histoire, et la terre tournera toujours malgré toi.

Et, par pitié, épargne-moi tes élucubrations sur le vote blanc : tu veux quoi, élire un fantôme, élire l'homme invisible ? Quand bien même le droit de vote serait "reconnu" (ce qui est déjà le cas depuis belle lurette, c'est noir sur blanc dans les décomptes du ministère de l'Intérieur depuis le XIXe siècle), quand bien même on pourrait "voter blanc", ça veut dire quoi si c'est "blanc" qui gagne ? Qu'on invalide l'élection ? La belle affaire ! Et ensuite ? on revote, par épuisement, jusqu'à ce que "blanc" finisse deuxième et que "hurluberlu" passe enfin en tête, jusqu'à ce que les votants blancs regagnent sagement les bancs de l'abstention ? Le vote blanc ou encore plus de votes, vaste blague, puisqu'il faudra bien, in fine, voter pour quelqu'un, c'est, me semble-t-il, le principe de la démocratie représentative.

Alors, ton injonction de me taire ? Comme tu le vois, je ne m'y soumets pas vraiment. Si on me propose le choix de boire de la pisse ou de manger de la merde, je sauvegarde mon organisme et je m'abstiens, et je conserve d'autant plus le droit d'ouvrir ma gueule que, par ma prudence, j'ai aussi préservé mon haleine.

Si on était dans une démocratie saine, mon texte s'arrêterait là, on rigolerait de ce dernier jeu de mot, on irait boire un verre, et on aurait bien discuté, parce que je sais que toi qui me dis d'aller voter, tu es un bon pote, et on discute et ce n'est pas méchant, je sais que tu n'es pas un de ces médiacrates dont la paresse intellectuelle ou la soumission au pouvoir ruinent le débat public, que tu n'es pas un politicien de l'échec qui me fait des leçons de morale à longueur d'antenne pour m'expliquer la vie en pérorant des dogmes ultra-libéraux qu'ils ne comprennent probablement pas mais qu'ils appliquent sans ciller.

Mais on n'est pas dans une démocratie saine, et nos élites sont tellement cyniques et tellement incapables que ma belle haleine toute fraîche, je vais dans quelques jours devoir la saboter en allant me faire vomir dans l'isoloir.

Tu vois, j'ai menti au début de ce texte : je ne trouve pas ça drôle, je suis en fait terriblement triste. Et si je suis grossier, ce n'est pas contre toi, c'est contre eux, les faces réjouies des plateaux télé et les airs graves des plateaux télé, double face de la même pantomime, du même cirque suranné, pitoyables clowns dresseurs de moutons.

Car tu vois, une nouvelle fois, à cause de tous ceux qui se satisfont de la parodie démocratique qui permet à des élus de publier leurs programmes un mois avant l'élection et de trahir leurs promesses un mois après l'élection, il va falloir que j'aille voter pour l'ahuri de service chargé de conduire l'épave républicaine un peu plus près de la cascade en gesticulant au lieu d'écoper.

Alors je vais y aller, voter, voter comme il faut pour ce type, ce prototype autoémerveillé, mais ça ne fait pas de moi un héros digne de mes ancêtres, ça ne fait pas de moi un démocrate ou un républicain, ça fait de moi un type qui flippe parce qu'il sait ce que c'est que la xénophobie, un type qui se sent d'une nullité terrible, un type qui se sent si faible et si impuissant face à l'ampleur du désastre prochain, auquel la plupart des dignes représentants de la démocratie élective semblent se résoudre, quand ils ne s'en satisfont pas. J'ai la gerbe de devoir me prêter à la mascarade du front républicain, la gerbe de devoir, en me mettant du côté de ceux qui risquent de souffrir, sauver du même geste ceux qui les font souffrir.

J'ai la gerbe, littéralement, la gerbe de l'existence de cette situation au sein de ce système, la gerbe du vertige entre ce que m'offre le futur et le poids de mes ancêtres qui effectivement se sont battus, pas mes ancêtres les rois ou les empereurs, mes ancêtres les crevards du quotidien, qui à force d'inventivité ont imaginé les outils et les savoir qui ont transformé la survie en civilisation, j'ai littéralement une gerbe tenace depuis dimanche dernier, la gerbe d'être pris entre les espoirs du passé et les peurs de l'avenir, la gerbe de ce vote que je vais cracher comme j'expulserais un microbe.

Je ne vais pas voter pour mes ancêtres qui se sont battus, paix à leur âme, je vais voter pour demain, pour cette unique raison : ne rien avoir à me reprocher si mon fils me pose un jour des questions.

Je vais voter pour un type qui n'a aucun respect pour la société, qui crie victoire le soir où une Le Pen est au deuxième tour, je vais voter pour un imposteur qui ne se rend pas compte de là où il met les pieds. Car on en est là : malgré 60 ans de paix (ou presque), malgré 60 ans de croissance économique (à trois années de très légère récession près, très exactement en 1975, 1993 et 2009), malgré 60 ans de progrès inouïs dans tous les domaines scientifiques et technologiques, et malgré deux avertissements terribles et terriblement vains en 2002 et 2005, les gouvernements successifs depuis Pompidou ont réussi l'exploit d'enchainer connerie sur connerie jusqu'à mettre le pays genoux à terre, jusqu'à dresser chacun contre tous, et au final, jusqu'à dresser chacun contre soi-même dans le front républicain. Comme la grande majorité des votants du premier tour, c'est contre moi-même que je vais aller voter, je me bats contre moi-même pour voter, et oui je me résoudrai à choisir la violence économique plutôt que la violence xénophobe, mais quel bien beau combat que cette schizophrénie, quel échec pitoyable !

Et quand dans cinq ans on sera rendu encore plus loin dans l'échec, avec un FN encore plus fort que cette année, toi, tu te tairas cette fois ? Est-ce que je pourrai te dire "toi qui a voté pour ceux qui nous ont mis encore plus dans la merde, toi, ferme-la ta gueule ?", est-ce que je pourrai te dire : il a changé quoi ton vote, il a changé quoi mon vote ? Non, tu me diras alala au moins on a essayé, et je te répondrai on a essayé quoi, on a voté pour quoi, et on fait quoi cette fois encore, et combien d'années va-t-on perdre, et qui pendant ce temps s'occupe des vrais problèmes, qui prennent chaque jour plus d'ampleur ? Tu vois, c'est en votant dans ces conditions, contraint et forcé par l'impunité organisée des génies qui prétendent nous diriger, que je comprends pourquoi mes ancêtres se sont battus, pas battus pour le vote, mais battus pour coller des pavés dans la mâchoire de ceux qui sous prétexte de front républicain, braquent vers nous leur menton de commandeur, tous ces vertueux d'opérette devraient y réfléchir à deux fois avant de réduire les effectifs hospitaliers, en prévision du jour où ils iront aux urgences réduire leurs fractures, j'ai envie que l'existence de ce système précède l'essence qu'on lui versera dessus, un incendie vaut mieux qu'une guerre.

Mais la vérité est que je vais voter, doux agneau que je suis, et dans cinq ans il me faudra recommencer, pour les mêmes raisons, jusqu'à ce que ceux pour qui tu m'enjoins de voter aient fini par ruiner suffisamment d'espoir dans la population pour achever leur œuvre de chaos et livrer notre pays à un parti fasciste qu'ils auront laisser prospérer, avec délice, suffisance et légèreté, il l'auront laissé prospérer en toute impunité grâce au front républicain, refuge de leur incompétence, assurance tout-risque de leur nullité, il l'auront laissé prospérer en comptant sur le front républicain, en faisant leurs petits calculs, plus besoin de convaincre 50% des Français, je n'ai qu'à en convaincre 25%, et le front républicain m'assure la victoire, il l'auront laissé prospérer en divisant par deux le score à atteindre, divisant ainsi plus encore le corps électoral, puis l'enjoignant à se rassembler sous la bannière de la lutte contre une haine qu'ils autorisent. Ce tas d'hypocrites profite de l'assurance que tu lui offres, le front républicain, jusqu'à ce que le peuple assureur fasse collectivement faillite, jusqu'à ce qu'ils aient tellement laissé prospérer leurs échecs que ça ne marchera plus, et que le front se fera fracasser.

Nul doute qu'à ce moment là, dans cinq ans, dans dix ans, eux quitteront tranquillement le navire pour mettre leur petite personne et leurs petits capitaux à l'abri d'un pays voisin, à supposer que lesdits capitaux n'y soient pas déjà, miracle de la mondialisation, et ils laisseront leur merde derrière eux à tous ceux qui comme moi votent ou ne votent pas, ils s'en foutent royalement, il n'y a que toi qui te sens coupable de ton vote, s'ils en avaient quelque chose à foutre de l'abstention, ils agiraient différemment, en France comme en Europe, le bon petit peuple est prié de la fermer de toutes ses forces, et depuis l'étranger ces héros de la patrie expliqueront à qui veut encore bien leur tendre le micro combien c'est terrible et combien le peuple s'est égaré, cet incorrigible petit sacripan. Ils diront alalala Trump, alala le Brexit, alalalala Le Pen ou alala je ne sais quoi, mais c'est eux Trump et le tout le reste, c'est eux alalalala, vautrés dans le confort de leurs œillères et de leur moule à penser, ils sont les seuls à ne pas s'effrayer des ravages qu'ils produisent.

Alors je suis bien content qu'aujourd'hui, parmi tous les responsables politiques, il y en ait un qui leur dise d'aller se carrer leurs consignes de vote au cul, que par son silence il leur hurle en notre nom qu'il n'y aura pas éternellement de chèque en blanc, qu'il n'y a plus de front avec ces gens là, qu'il leur laisse entendre qu'on va la sauver, leur démocratie de pacotille, mais pas avec le sourire aux lèvres et bras dessus bras dessous, pas à leurs côtés, ni maintenant ni demain, qu'on ira rattraper une fois de plus leur connerie mais qu'on n'est pas complice de ce merdier qu'ils ont créé de toutes pièces, dont eux sont les responsables et les coupables, et je suis ravi qu'ils se chient tous dessus pendant quelques jours, ça leur donnera, pour une fois, une bonne raison de se torcher avec nos bulletins de vote.

C'est en éprouvant la violence sourde de ce système suicidaire que je pleure la vanité de nos votes, la voila la valeur de notre vote, de notre droit de vote : le droit de voter obligatoirement tous les cinq ans pour faire barrage contre un parti fasciste, parce que notre chère constitution si démocratique – que l'on préserve comme on préserve nos centrales nucléaires, ivresse et frisson du danger que l'on s'impose sciemment – permettrait à un fasciste élu de disposer de tous les pouvoirs, le voilà notre vote : fais barrage et désigne ton représentant à Bruxelles, enfermons chaque jour davantage le système dans des macro-systèmes, ce qui compte c'est qu'on ait le droit de vote, ah, voter une fois tous les cinq ans, ça c'est de la politique, ça c'est de la responsabilité, le vote ce n'est pas la démocratie portée au sublime, c'est son outil le plus basique et le moins intéressant, mais non non non, vote vote vote, ce qui compte c'est de voter, plus de syndicats on s'en fout, plus de contrat de travail on s'en fout, plus de minima sociaux on s'en fout, plus de service public on s'en fout, ce qui compte par-dessus tout c'est de faire honneur à nos ancêtres en continuant à voter à tout prix, contre vents et marée ce courage de voter voter voter, alors votons et croisons les doigts, c'est ça la démocratie en 2017, tu votes, tu fermes ta gueule, et surtout tu les croises bien tes doigts, et penche bien la tête sur le côté quand tu te rendormiras dimanche soir, épuisé par l'ampleur de la tâche accomplie, ce vote héroïque que tu défends si bien, penche bien la tête sur le côté en te rendormant sinon, du fin fond de ton sommeil bienheureux de démocrate accompli, tu risques de t'étouffer dans ta propre gerbe.

En marche, citoyen, et hauts-le-cœur.

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