Ecrire pour dire
En 1989, Leïla Marouane est sauvagement battue par un commando
et laissée pour morte. En publiant Le châtiment des hypocrites,
elle a voulu exorciser ce traumatisme.
Elle débute par le journalisme. Ses articles lui valent des menaces, jusqu’à cette agression où, en descendant du bus en 1989, elle passe très près de la mort. Elle quitte son pays peu après. L’exil confirmera son élan d’écriture.
J’ai découvert Leïla Marouane à travers son histoire personnelle, histoire qu’ont vécu, vivent tant de femmes algériennes.
Leïla exorcise, jusqu’à son dernier livre, récemment paru,
« La vie sexuelle d’un islamiste à Paris » cette violence vécue en Algérie .
Elle a publié dans un journal italien Internazionale une nouvelle
très « cinématographique » :
EST-CE AINSI QUE LES FEMMES GRANDISSENT
J’ai obtenu de sa part la permission de le soumettre
aux lecteurs du Monde. Il est temps que nous, françaises,
apprenions ce que vivent les femmes algériennes.
NOUS NE POURRONS PAS DIRE : NOUS NE SAVIONS PAS Alberte BONNET 10.03.10
EST-CE AINSI QUE LES FEMMES GRANDISSENT /Nouvelle parue dans Internazionale (Italie) le 12 02 2010
Août 1994. L’après-midi s’achevait, la chaleur n’en finissait pas. Elle lisait, allongée sur le lit, peu vêtue, quand il entra. Elle leva les yeux de son livre. Le pas mesuré, il s’approcha d’elle et agita une enveloppe.
Elle dit, Qu’est-ce ?
Il dit, T’as qu’à lire.
Elle écrasa la cigarette dans le cendrier, posa le livre sur la table de chevet, se leva. Elle attrapa l’enveloppe sur laquelle elle reconnut le cachet du tribunal. Elle en sortit la lettre, qu’elle parcourut rapidement.
Elle dit, Tu as fait ça ?
Il dit, La loi c’est la loi. Je suis ton frère et unique tuteur. Ton tuteur à vie. Tu ne voulais pas l’entendre, tu peux le lire, à présent. Ne t’avise surtout pas de quitter le pays. J’ai alerté la police des frontières…
Et il s’en fut.
Elle froissa la lettre et la projeta contre la porte qu’il avait soigneusement fermée. Son cœur battait fort mais de façon régulière. Elle inspira profondément, s’assit à même le sol. Refoulant les larmes qui bousculaient ses paupières, elle se releva. Ouvrit la penderie. S’habilla. Renonça aux bagages. Elle glissa les clés de sa voiture dans la poche de son jean. Attendit la nuit. Je pars, je m’en vais, je me casse, je me tire, répétait-elle en fixant le réveil sur la table de nuit. Puis elle se surprit à dialoguer avec elle-même.
Pourquoi fuir ?
Pour grandir…
Fuir. S’enfuir. Toujours… Est-ce ainsi que les femmes grandissent ?
C’est ainsi.
Elle se relit puis efface tout. Elle regarde l’écran délesté du texte. D’abord prendre des notes. Ensuite rédiger.
Jusqu’à ce jour d’août 1994, mon frère et moi ne nous étions jamais séparés. Nous avions respectivement onze ans et dix ans quand nos parents ont péri dans un accident de voiture. C’était en juin 1971. L’Algérie savourait son indépendante, son président, Houari Boumediene, nationalisait les hydrocarbures, et la révolution agraire battait son plein. Nos grands-parents, qui possédaient une fermette au nord d’une ville côtière, ont vu leur lopin de terre s’agrandir. Mon grand-père cultivait ses nouvelles terres avec entrain.
Juste après la mort de nos parents, un oncle, qui vivait à Alger, nous a recueillis. Nous avons vécu chez lui tout l’été. Mais à l’automne, à la demande de la femme de notre oncle, nos grands-parents sont venus nous chercher. Ils nous ont gardés et élevés comme l’auraient souhaité nos parents.
En 1980, bacheliers et boursiers, nous avons gagné Alger. Mon frère était en médecine, moi en lettres. Vue de loin, la vie universitaire paraissait tranquille. De l’intérieur, ça bouillonnait, une cocotte minute. Toutes les tendances et les couleurs s’y bousculaient, communistes, trotskystes, marxistes, staliniens, islamistes. Le parti unique régnait en maître, les campus et les rédactions, les hôpitaux et les écoles, peut-être même les cimetières, ironisait-on, pullulaient d’agents de la sécurité militaire — un néophyte ne les reconnaissait pas, il nous fallut du temps pour les repérer.
Au terme d’une année, nous avons trouvé notre voie, Le Mouvement des Etudiants Rouges. Nous prônions le partage, dénoncions la censure et le népotisme, les arrestations pour délit d’opinion et la torture dans les prisons, les injustices et l’arbitraire. Rien n’était laissé au hasard. Aux assemblées générales, mon frère prenait souvent la parole, il avait du bagout, je m’occupais des tracts, je les écrivais et les distribuais en douce.
Puis j’ai découvert les associations de femmes, elles aussi clandestines. Le code la famille n’était alors qu’un projet de lois. Polygamie, répudiation, obéissance au mari, tutorat, inégalité dans l’héritage et le témoignage… Toutes les vilenies possibles et imaginables contre les femmes y étaient consignées. Mon frère et d’autres camarades nous soutenaient. Ils nous dénichaient des appartements, où nous nous réunissions en sécurité. Ils nous encadraient lors de nos sit-in devant l’Assemblée nationale, où nous déclamions l’Internationale de concert et à tue-tête, dans les deux langues, l’arabe et le français. Quand la police déboulait, nous détalions comme des lapins, celles qui ne couraient pas assez vite finissaient la manif dans le panier à salade.
1984. En pleines vacances parlementaires, alors que certaines de nos camarades étaient en prison, le gouvernement fit passer cette infamie.
Elle enregistre ses notes. Allume une cigarette. Se met à la fenêtre. Fume en regardant la ville. Fixe le sommet de la tour Eiffel qui scintille au loin. L’horloge de l’église Saint Sulpice sonne les 12 coups de minuit. Elle retourne au bureau.
Le livret de famille, par exemple, est prévu pour quatre épouses. Première épouse, deuxième épouse, etc. Une femme, qu’elle soit avocate, ministre ou cuisinière, ne peut pas se marier sans l’accord de son tuteur. Et si elle n’en a pas, de tuteur, c’est le juge qu’elle ne connaît ni d’Eve ni d’Adam qui la représentera. C’est ça, le paradoxe algérien. On nous a envoyées en masse à l’école, on nous a poussées jusqu’à l’université, puis comme pour mettre fin à de tant de liberté, comme pour nous punir, comme pour rester en accord avec les codes du patriarcat, paf, ils ont pensé, élaboré, rédigé, puis voté ces lois qui font de nous des mineures à vie.
Plus tard, au début des années 1990, avec la naissance du multipartisme et le nouveau code de la presse qui autorisait la création de journaux indépendants, comme activiste, j’ai donné des interviews à tour de bras. Je dénonçais, analysais, vilipendais toutes les injustices contre les femmes. J’ai eu beau évoquer le Prophète et l’amour qu’il portait aux siennes ; Aïcha, son épouse préférée, qui guerroyait aux côtés des hommes ; sa fille unique, Fatima qui, soutenue par son père, défendit à son mari, Ali, de lui imposer des coépouses… J’ai aussi cité d’autres femmes, Rosa Luxembourg, Louise Michel, Olympe de Gouges, et son célèbre « Homme es-tu capable d’être juste ? », aussi Djamila Bouhired, Hassiba Ben Bouali, Abla Mechentel, et bien d’autres militantes qui ont payé de leur vie pour leur propre émancipation et la souveraineté de leur pays. Ça ne servit à rien. Ça n’a servi qu’à me créer des problèmes sans fin.
Après les études, vers la fin des années 1980, nous sommes retournés vivre chez nos grands-parents. La fermette était devenue une prospère exploitation. Nous avons tout de suite trouvé du travail dans la ville d’à côté. Mon frère, pédiatre émérite, pratiquait au dispensaire, agrégée de lettres, j’enseignais au lycée flambant neuf. Une année plus tard, nos grands-parents sont morts. L’un à la suite de l’autre. A la fin des funérailles, j’ai annoncé à mon frère mon intention d’habiter le logement de fonction qui me revenait. Le proviseur y avait installé un de ses cousins et refusait de me le céder. J’ai voulu me battre pour le récupérer, mon frère m’en a dissuadé. Bof, a-t-il dit, pourquoi aller t’enterrer dans un bouge ?
Nous sommes tombés d’accord pour continuer d’habiter ensemble. Nous nous entendions si bien ; à Alger, en plus de nos activités politiques, nous avions les mêmes amis, les mêmes sorties, nous allions au cinéma, au théâtre, au restaurant, je me souviens du Caracoia, rue Didouche Mourad, de sa cour ombragée, des gambas, du vin blanc… Mon frère éclusait en fustigeant Montherlant et ses Jeunes Filles, Dire que c’est ici, à Alger, qu’il est devenu misogyne, s’indignait mon frère. Acquiesçaient nos amis.
Nous avons vendu l’exploitation de nos grands-parents et acheté une villa dans la ville où nous travaillions. C’était une petite ville, assez conservatrice, mais avec la plus jolie corniche de la région. Notre villa était modeste, mais coquette. Nous avions vue sur le port.
Dès les premiers massacres, en 1990, nous avons blindé nos portes. Des amis d’Alger venaient se réfugier chez nous. D’autres perdaient la vie au détour d’une rue, à la sortie de leur travail, dans leur lit. Bien avant d’être abattu, au printemps 1993, Tahar Djaout est venu chez nous pour la première fois. Nous avons devisé toute la nuit. Lui, si peu disert, si discret, ce soir-là, derrière nos blindages, il a évoqué son séjour à Paris, la promotion de son nouveau roman, sa visite à Mohamed Dib, il nous adonné des nouvelles de Leyla M’Chentel., une journaliste réfugiée à Paris, qui l’avait accueilli dans son appartement de la rue des Martyrs, à qui il a dédicacé Les Vigiles.
Mon petit ami, lui aussi journaliste, a fini par mettre les voiles. Il s’est installé chez un oncle, dans la région parisienne, le temps de se retourner. A l’aéroport, je lui ai promis de l’attendre. Il a dit, Promets de me rejoindre. Quelle que soit l’évolution des événements, que cette débâcle cesse ou non, je ne quitterai pas l’Algérie. Je ne laisserai jamais mon frère seul. C’est ce que je pensais, mais je ne l’ai pas dit à Djamel. Pourtant, je l’aimais, mon Djamel. A l’heure où j’écris ces notes, il somnole devant la télé allumée.
Les mois passaient et les massacres se multipliaient. Nous avons renforcé nos blindages, posé une alarme, et accueilli de plus en plus de camarades d’Alger, d’Oran, de partout où la mort régnait. Nos réunions se transformaient en noubas qui se terminaient aux aurores. La meilleure bravade à tous les fanatismes, disait mon frère.
Puis il est tombé raide amoureux de la fille du procureur. Contrairement à ses autres petites amies, la fille du procureur ne venait jamais chez nous. Ce qui m’a intriguée.
— Tu la rencontres où, ton amoureuse ?
— Je ne la rencontre pas, c’est une fille un peu farouche et ses parents d’une sévérité à toute épreuve... Mais on s’écrit. Sa bonne nous sert de facteur.
— Roméo et Juliette ?
— Si on veut. En tout cas, je trouve ça très excitant.
Un mois plus tard, mon frère convolait. Malgré le couvre-feu, les parents de la fiancée ont réussi à donner une fête. Ma belle-sœur était très jolie, et surtout très jeune, à peine vingt ans, j’ai tout suite vu le décalage entre elle et mon frère ; leurs discussions se limitaient aux commissions et au contenu des repas. Lorsque mon frère discutait avec un de ses amis, au téléphone, ou avec moi, ma belle-sœur improvisait n’importe quoi pour l’interrompre et détourner son attention.
Elle me parlait peu, mais poliment, Tu as encore veillé, tes cernes sont noirs comme le charbon, Tu es d’une maigreur maladive, ma pauvre Yasmina, reprends donc un peu de viande. Ainsi de suite jusqu’au moment où, forte de sa grossesse, elle a commencé à me provoquer, Ah, les vieilles filles, ou encore, Elles cachent bien leurs vices derrière leur soi-disant instruction, et bien d’autres phrases assassines qu’elle lançait sur mon passage. Je ne répliquais pas, je n’en parlais pas à mon frère, persuadée qu’avec le temps ces provocations finiraient par cesser, qu’en notre compagnie, mon frère et moi, ma belle-sœur gagnerait en maturité et changerait, qu’elle se rallierait forcément à nos idées, qu’elle serait des « nôtres ». Et surtout qu’elle s’apercevrait de la complicité qui nous liait, mon frère et moi, et de l’amour sans condition que nous nous portions.
Mais c’est mon frère qui s’est mis à changer. Ses jours de repos, il les consacrait entièrement à sa femme et aux parents de celle-ci. Il se rendait chez eux sans jamais m’inviter et ne les recevait qu’en mon absence. A la naissance de ma nièce, il a invoqué je ne sais quelle excuse, quel prétexte pour que je ne l’accompagne jamais à la maternité. C’est alors que je lui ai demandé pourquoi il évitait que je rencontre sa belle-famille. Il m’a répondu que je mon haleine empestait le tabac, que ma façon de parler ne convenait pas, que ceci que cela. Puis, moins agressif, il a dit que le procureur et sa femme n’avaient pas la même mentalité que la nôtre, qu’il valait mieux, enfin, tu sais, les ragots, etc.
Au retour de ma belle-sœur de la maternité, mon frère a mis un terme aux visites de nos amis; nos discussions se raréfiaient et ne se terminaient plus qu’en disputes, Tu ne respectes rien, Tu n’es qu’une marginale, Regarde-toi, plus tu vieillis, plus tu ressembles à rien du tout, et bien d’autres remarques qui ne lui ressemblaient guère.
Après l’agression qui a failli me coûter la vie, mon frère m’a accusée de tous les torts, que j’attirais l’attention, que mon comportement provoquait le dernier des passants, que ces interviews que je donnais à la presse nous portaient préjudice. Puis il m’a conseillée de prendre exemple sur sa femme, tiens, si discrète dans son hijab. Que j’étais la dernière femme à circuler dans la ville à tête et à mollets découverts. Au final, ne l’avais-je pas cherchée, cette agression ? m’avait-il lancé.
Quelques jours plus tard, je pansais encore mes blessures, quand il m’a parlé d’un prétendant. Un polygame riche comme Crésus, m’a-t-il dit, la voix enjouée.
— Tu ne manqueras de rien, tu arrêteras de travailler. Tu habiteras à Sidi-Bel-Abbès… On dit qu’il y possède des palais. Un pour chacune de ses femmes. C’est mon beau-père qui a tout arrangé. Tu n’as qu’à dire oui, et hop, à toi la belle vie ! Sympa, non, le procureur ? Ha, ha, ha…
— C’est une plaisanterie ?
A son visage qui s’était brusquement fermé, je compris qu’il ne plaisantait pas. J’ai alors éclaté de rire et mon frère est entré dans une rage folle. Une colère que je ne lui connaissais pas. Il a cogné les murs, jeté un vase sur le sol, brisé d’autres objets. Sa femme a surgi et il s’est calmé.
— Tu as plus de trente ans, tu devrais plutôt être flattée, qu’un homme veuille de toi, a-t-il soufflé en ramassant les débris de verre.
— Je suis ici chez moi, ai-je dit. J’ai aussi hérité…
Il me coupa :
— Vraiment ? Si je devais appliquer la loi, il ne te reviendrait que deux ou trois briques de cette maison.
— A la bonne heure, dis-je contenant la colère qui vrillait ma gorge.
Et comme s’il avait lu dans mes pensées, il ajouta :
— Tu ne quitteras pas le pays. Tu n’iras nulle part sinon à Sidi-Bel-Abbès. Et si tu résistes, je te garderai enfermée ici jusqu’à la fin de tes jours. N’oublie pas que j’ai et j’aurai tous les droits sur toi.
Sitôt dit. Sitôt fait.
Interdiction de sortie. De me rendre au travail. De téléphoner. Il est allé jusqu’à demander au proviseur de me renvoyer, et le proviseur, respectueux des lois, m’a renvoyée. J’ai essayé de reprendre mon poste, d’alerter des camarades, j’ai envoyé des lettres, des télégrammes. En vain. S’ils n’étaient déjà pas morts, nos amis étaient sous d’autres cieux ou n’habitaient guère chez eux, couchant çà et là, pratiquant ce qu’on désignait alors par « Le zapping », une façon de brouiller les pistes afin de mieux contourner la mort…
Le printemps s’est écoulé dans la discorde et le conflit. Pour déjouer le mariage avec le polygame de Sidi-Bel-Abbès, je me rasais la tête et les sourcils matin après matin. J’ai arrêté de me nourrir. Je me trimbalais en petite culotte à travers la maison. Le bébé, lorsque je l’approchais, pris de frayeur, poussait des hurlements à vous déchirer le cœur. Le reste du temps, je m’enfermais dans ma chambre où je lisais et fumais jusqu’à l’épuisement. Ma belle-sœur n’en pouvait plus. Elle menaçait mon frère de retourner chez ses parents si ma présence chez eux devait s’éterniser. C’est elle ou moi, sifflait-elle.
Puis ce jour d’août 1994. Lettre du tribunal. Partir sans bagages. Dans la nuit. Risquer les barrages. Islamistes ou non. Atteindre Alger. J’ai trouvé refuge chez Faddia, à la casbah. Puis j’ai pratiqué le zapping, allant d’hôtel en hôtel.
Deux mois plus tard, la baie d’Alger s’éloignait au fur et à mesure que s’éparpillaient mes adieux sur ses eaux bleues. Vingt quatre heures plus loin, Marseille apparaissait. Puis Djamel.
Gare de Lyon. Une haie d’honneur sur le quai, Mohamed, Nora, Nadia, Leyla, Sanhadja, Yassine… Ils étaient tous là.
Elle s’arrête et se relit. Elle avale une gorgée de thé et commence à rédiger.
Elle lisait, allongée sur le lit, peu vêtue, quand il entra (…) Fuir (…) C’est ainsi (…) Leila Marouane