Le 25 juillet dernier, les conducteurs de taxis de la ville de Barcelone démarrent une grève illimitée. Ils sont rapidement rejoints par les chauffeurs de Madrid, Valence, Séville et d’autres grandes villes espagnoles. En cause : l’annulation par la Cour Supérieure de Justice de Catalogne de la réglementation sur les licences VTC que la communauté urbaine de Barcelone, présidée par la maire de Barcelone Ada Colau, avait mise en place pour limiter le nombre de licences VTC. Colau avait fait adopter une limitation à une licence de VTC pour trente licences de taxi. C’était la principale demande du collectif de chauffeurs de taxis. La Cour, saisie par l’Agence Nationale pour la Concurrence, affirme que la communauté urbaine ne dispose pas des compétences pour imposer un tel ratio. La crise déclenche une réunion d’urgence au Ministère des Transports, qui tranche en faveur des taxis et s’engage à changer la réglementation pour que les régions puissent décider du nombre maximal de licences VTCs. La grève est donc levée immédiatement.

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Cette affaire est révélatrice des moyens d’action dont disposent les villes pour lutter contre l’implantation de modèles économiques néolibéraux du type Uber, qui poussent vers des conditions de vie et de travail de plus en plus précaires. Un autre exemple est la lutte contre l’expansion des locations touristiques (Airbnb et autres portails). Tandis que les parlements nationaux font peu pour freiner leur développement, les conseils municipaux sont les fers de lance dans la bataille pour réguler ce secteur, en particulier dans les villes les plus touchées par leur action. C’est le cas de Barcelone, une ville de 1.6 million d’habitants qui reçoit plus de 8 million de visiteurs par an. En effet, la liste menée par la maire Ada Colau s’est fait élire sur un programme dont l’un des points principaux était la revendication des habitants de la ville de mettre un coup d’arrêt à la multiplication d’appartements touristiques, responsable de l’augmentation des loyers et de la fermeture de commerces de proximité. L’une des premières mesures de Colau à la tête du conseil municipal fut de mettre fin à l’octroi de nouvelles licences de location touristique, et d’intensifier les contrôles. À l’image de Barcelone, les habitants de Madrid, Bilbao ou San Sébastien se sont mobilisés pour réclamer à leurs mairies des réglementations similaires à celle de Barcelone.
Ces actions menées par les villes sont souvent contestées devant les tribunaux. Mais, fréquemment, le bruit qu’elles génèrent se retourne contre les entreprises concernées, comme Uber et les licences VTC à Barcelone. Et même lorsque les décisions judiciaires font sauter les réglementations municipales, elles médiatisent et rendent visibles les problèmes de précarité et de destruction du cadre de vie. Pendant la grève des taxis, de nombreux débats sur les chaines des télévisions espagnoles et des articles et analyses dans les journaux nationaux ont nourri les réflexions de toutes et tous autour des conditions de travail imposées par le modèle économique dont Uber est un exemple.
L’accueil des migrants est un autre domaine où des actions au niveau des villes ont montré qu’une politique très différente de celle mise en place par les ministères de l’intérieur des pays européens n’est pas seulement possible, mais souhaitée par les habitants. Du camp d’accueil mis en place par la mairie de Grande-Synthe dans le Nord au combat des habitants de Faux-la-Montagne dans la Creuse, mobilisés contre l’expulsion de quatre exilés soudanais installés dans le village, en passant par le réseau espagnol de « villes refuge », c’est dans les villes qu’on trouve des réponses aux situations inhumaines dans le traitement des réfugiés.
Dans la bataille contre le modèle néolibéral, l’échelle municipale est donc devenue un terrain d’action bien plus efficace que les parlements nationaux, que les partis ou coalitions de gauche ont bien plus de mal à conquérir. C’est le moins qu’on puisse dire à partir de l’expérience des municipalités espagnoles telles que Madrid ou Barcelone. Ces mairies furent remportées en 2015 par des candidatures formées par des militants des mouvements sociaux, en coalition avec des partis de la gauche anti-austérité et écologiste (pour plus de détails, voir le livre de Ludovic Lamant « Squatter le pouvoir »). En trois ans de gouvernement, ces municipalités ont fait la preuve qu’une politique résolument progressiste est possible aujourd’hui en Europe. En mettant un terme aux pratiques corrompues de leurs prédécesseurs et avec une gestion efficace, elles ont réussi à réduire drastiquement leur dette tout en augmentant fortement les dépenses sociales. Ce sont les quartiers périphériques et populaires qui en ont surtout bénéficié, avec la construction de nouveaux équipements tels que des crèches ou des centres de jour pour les personnes âgées. Parmi les mesures mises en place on trouve la remunicipalisation de services précédemment privatisés (dont le service de vélos en libre-service à Madrid) ou l’imposition de clauses environnementales et sociales aux sous-traitants et sociétés qui travaillent avec la mairie.

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Les villes gérées par ces équipes municipales sont en train de changer de visage. Dans un but de réappropriation de l’espace public et dans le cadre de la lutte contre la pollution qui l’asphyxie, la mairie de Madrid a décidé d’interdire l’entrée dans le centre-ville aux voitures de non-résidents. Seul l’accès aux parkings publics souterrains leur sera autorisé. La surface du centre-ville en question est phénoménale : 480 hectares, l'équivalent des trois premiers arrondissements de Paris réunis. À Barcelone, le projet de « super-îles » est en train de créer de vastes poches de rues piétonnes sur toute la ville, y compris dans les quartiers populaires, laissant la place aux jeux d’enfants et à la promenade des familles et personnes âgées. Sur les aspects écologiques, c’est à l’échelle municipale qu’on trouve de véritables mises en pratique de politiques de décarbonisation et de transition écologique, complètement délaissées par les gouvernements centraux. Toute l’électricité des bâtiments municipaux et l’éclairage de rue de Barcelone est fournie par la société municipale d’électricité, qui génère de l’énergie à partir de l’incinération de déchets ménagers, du biogaz et des panneaux solaires installés sur les toits du grand centre de conventions de la ville. En France les villes de Loos-en-Gohelle dans le Pas-de-Calais, ou Vitry-le-François dans la Marne, font figure d’exemple des politiques municipales de transition écologique devenues des moteurs économiques locaux, dans des régions par ailleurs en grave déclin économique.
Levier d’émancipation
L’exemple des villes espagnoles montre la puissante capacité de l’espace municipal à transformer le paysage politique et social. En premier lieu, ces villes montrent que les institutions peuvent être gérées par des militants des mouvements sociaux et de simples citoyens engagés (parmi les 11 élus de la liste d’Ada Colau à Barcelone, seuls 2 avaient eu un mandat précédemment ; à Madrid c’est le cas de 3 sur 19), y compris dans la gestion de budgets conséquents (5 milliards d’euros annuels et 26 000 employés pour la seule ville de Madrid). En deuxième lieu, elles sont en train de mettre en place la politique la plus progressiste et le plus en faveur des classes populaires qu’on puisse trouver aujourd’hui en Europe, continent dominé par des parlements nationaux en grande majorité à droite et dont l’activité principale est de démanteler les services publics. Ces mairies montrent dans les faits qu’il est possible de mettre en place une politique différente, et que le mantra néolibéral répétant qu’« il n’y a pas d’alternative » est faux.
Si certains électeurs et sympathisants de ces plateformes électorales ont été déçus par l’adoucissement de certaines mesures promises dans les programmes, ou tout simplement attendaient des politiques plus ambitieuses, notamment en matière de logement, d’urbanisme ou de participation citoyenne, il n’en reste donc pas moins que l’arrivée de ces gouvernements municipaux au pouvoir a nettement déplacé – vers la gauche – le curseur des possibles.
Mais l’effet le plus puissant et intéressant qui ressort de ces expériences municipales est leur capacité à activer politiquement nombre d’habitants. Ces plateformes municipales sont héritières des idées municipalistes théorisées en Espagne depuis le XIXe siècle et propulsées par le mouvement des indignés de 2011. De la construction du programme électoral, où les assemblées de quartier ont joué un rôle fondamental, au développement d’initiatives citoyennes soumises à référendum, il devient de plus en plus évident que l’action politique doit émaner des citoyens, des associations et des quartiers. Le développement de ces mécanismes de véritable participation et décision populaires avance tout doucement, mais il est en train de changer, dans ces villes, le rapport à l’institution et ce qu’on entend par démocratie. L’horizon de ces projets municipalistes est la normalisation de ce fonctionnement participatif des institutions. C’est-à-dire que les habitants le trouvent normal et se sentent autorisés, légitimes, habitués à participer à la gouvernance des institutions et, par extension, à la gouvernance d’autres espaces collectifs, que cela soit l’école, les projets d’aménagement urbain ou, à plus grande échelle, les institutions régionales et nationales.
L’échelle municipale devrait être l’objectif premier de conquête et transformation de tout projet émancipateur. L’histoire nous montre sa puissance : le 12 avril 1931, sous le règne d’Alphonse XII en Espagne, les élections municipales donnent la victoire aux partis républicains dans 41 des 50 capitales de province. À Madrid, les conseillers républicains sont trois fois plus nombreux que les royalistes. Deux jours plus tard, le roi fuit le pays, un processus constituant est déclenché : c’est ainsi, à partir d’un événement à l’échelon municipal, que la IIe République est proclamée.
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