On nous bassine depuis un bon moment avec les mots et l'emploi qu'il faudrait en faire. On nous parle sans cesse de la violence des mots. Les grands débats du moment semblent tous converger vers ce type de violence, comme si les mots étaient le garant de je-ne-sais quoi, jusqu'à en devenir pire que les actes. Il faudrait donc discerner les choses. Et en particulier employer le concept de violence pour ne dire que les actes... et aussi réserver celui d’agressivité pour un état intérieur (certes virtuellement producteur de violence). Faute de quoi on mélange tout.
Que l’agressivité soit violente, quiconque en fait les frais le sait bien. Mais tout acte de violence n’est pas forcément le fruit de l'agressivité. Un voyou s’en prend à un riche parce qu’il veut son argent : rien de personnel là-dedans, il ne juge pas sa victime, n’a pas d’animosité envers elle. Il y a violence sans agressivité. La seule violence est dans l'acte. A l'opposé, dès qu’un homme est jugé, la violence qu’on peut lui porter semble sans limites (jusqu’à le découper en rondelles au Rwanda). Et en dehors de ceux qui abusent d’un pouvoir par intérêt, égoïsme, absence d’empathie etc, c'est bien le jugement qui autorise les pires violences.
Le jugement comme banalité du mal.
Juger, c’est l’opération morale qui enferme l’autre dans une image. C’est réduire l’autre à une image dont on prétend avoir les clefs. Le juge se dit capable de se mettre à la place de l’autre et prétend qu’à cette place, il serait capable de faire autrement, c'est-à-dire mieux. L'autre est ainsi nié, et ce parce qu'il est réduit à une image (de fautif, d'incapable, de ce qu'on veut). Mais qu’est-ce qu’il en sait le juge, de l'autre, et surtout de la vie de l’autre ? Qui peut prétendre "savoir" la vie d'un autre ? D'autant qu'on sait tous que l'investigation marche bien moins bien dès qu’il est question de nous-même, de nos problèmes à nous. Qu’y a-t-il donc au fond des hommes qui résiste à une telle évidence ? Les juges seraient capables de lire l’âme des hommes au point de dire mieux qu’eux-mêmes leur vie... tout en sachant si peu se débrouiller avec la leur propre, de vie ?
Le problème, c’est l’image. La réduction à l’image.
Le juge crée une image de l’autre qui se superpose à l’être réel, et à partir de cette image, il s’autorise à ne plus tenir compte de l'être réel. L’image a envahi son récit, l’autre est nié : il n’est plus que l'incarnation de cette image. Et cette négation est pure acte violence. Ceci ne revient pas à dire que rien ne justifierait qu’on se fasse des images de l’autre, mais que si l’on voulait aller jusqu'à se mettre à sa place, il faudrait être capable de tenir compte de toutes les images susceptibles de dire ce qu’il est, et donc de toutes les images d’une vie !
Or, qu’il soit ou non capable de l’exprimer, le dernier des voyous a toujours quelque chose à dire pour sa défense : à ses yeux et au moins partiellement, quelque chose justifie toujours sa violence. Personne d'un peu sensé ne peut en conscience se défendre d’en violenter un autre en s’estimant en tort (ou alors par intérêt) : une nécessité d'un minimum de cohérence nous porte forcément à revendiquer quelque chose censé plus ou moins justifier nos actes. Bref, pour chacun d’entre nous, il faut bien une raison !
C’est à partir de la négation de l’autre qu’on s’octroie le droit de juger. Le jugement donne l’autorité de s’accaparer un bon droit qu’on dénie à l’autre. Et lui dénier ce droit, c’est le nier. Dès lors ne subsiste de lui que l’image, non pas de ce qu’il est mais de ce qu'il devrait être.
Et de l'image, on passe à la violence en acte.
Le raisonnement qui justifie le passage à l’acte semble passer par l’idée que la fin justifie les moyens : "j’ai raison" dit le juge, et à ce stade, aucun retour en arrière n’est possible, sauf remettre en question son propre jugement, ce qui est tout sauf courant (d’autant que tout jugement prolonge notre vision du monde). Changer d’avis, ce serait se remettre en question, remettre en question ses capacités d’évaluation, et en conséquence l’image qu’on se fait de soi-même. Les dés sont jetés, le verdict a été prononcé et il est en général sans appel !
Notons encore que le pire juge est celui qui ne se vit pas comme violent. Celui-là vous nie sans en être le moins du monde conscient, sans rien savoir de la violence du jugement : pour lui, juger est une conséquence naturelle et en quelque sorte inévitable de la raison. Notre homme a considéré un jour (dieu sait comment) que vous n’étiez pas conforme à telle image qu’il se faisait de l’homme (image on s’en doute liée à celle qu’il se fait de lui-même), et vous voilà nié par le couperet de son jugement. On est alors face à une violence désincarnée : protégée par une bonne conscience sans faille. Notre homme juge les hommes à l’échelle de sa simple bonne conscience : la bonne conscience est l’échelle de son bon droit. Banalité du mal.
Un autre type de jugement : le procès
Comparons maintenant cette façon de juger avec la façon dont il est procédé aux Assises. Ici, il y a nous et un homme. Et entre les deux : un acte. Imaginons par exemple un homme qui ait tué sa femme. Un tel crime, c’est comme un mur trop haut pour la plupart d'entre nous.
Mais là, plus question d’une bonne conscience qui jugerait un homme à partir de causes soi-disant repérées en lui... et spéculerait sur les effets que celles-ci pourraient amener. Déjà le mur est trop haut et la pensée ne peut plus supputer si légèrement vu la gravité des faits. Mais surtout c'est qu’en justice ce sont les faits d’abord qui sont considérés, avant l'homme : un crime a été commis ET un inconnu en est l’auteur. Voilà ce dont on dispose.
La justice juge l’acte d’abord, et non l’homme !
Et ça change absolument tout. La sale petite manie de tout savoir et tout juger à laquelle on s’adonnait avec tant de légèreté et de vice fait place désormais à tout autre chose : l’obligation de juger ! En l’occurrence et donc ici d’un acte trop grand pour nous, a priori hors de notre soi-disant domaine de compétence.
La grande différence, c'est que c’est seulement derrière l’acte qu'apparaît l’homme. Juger l’homme ne vient qu’au moment où l’on s’essaie à comprendre le rapport entre intention et faits au moment des circonstances atténuantes ou aggravantes, une fois donc la question de la gravité de l’acte analysée, et derrière nous. Il s'agit alors de déterminer au plus près la responsabilité d’un homme (mais cette fois dans le concret, et plus dans nos chères images). Et selon la formule consacrée, c’est "en notre âme et conscience" qu’on se doit de le juger.
Aussi ne peut-on que se sentir obligé de tenter de se mettre à sa place. Car si l’on veut juger convenablement, on est bien obligé de comprendre un peu l’homme derrière la faute... et ce d’autant qu’on tient son destin entre nos mains ! Et plus les faits sont graves, plus on est mis en demeure de mettre dans la balance la part d’inconnu au plus profond de nous, là où siègent nos zones d’ombre les plus troubles, nos angoisses, nos peurs. On est renvoyé à un face-à-face avec notre seule humanité, parce qu’à cet endroit l’humanité est la seule question, la seule échelle de jugement de l’autre.
C’est contraint et forcé qu’on se trouve donc désormais en position de devoir rentrer au mieux dans le territoire de l'autre, ce territoire toujours inconnu car toujours inscrit au sein de sa vie à lui. Et de nouveau, on se retrouve face à la même question : qu’aurions-nous fait à sa place ? Celle précisément à laquelle on s’était toujours permis de répondre avec tant de désinvolture. Alors face au destin d’un homme qu’on tient entre ses mains, d’un homme qu’on se doit bien à un moment d’envisager comme un autre soi-même, c’est cette fois avec les mains tremblantes de peur de se tromper qu’on se retrouve sommé de répondre.
Depuis un tel juge de paix, on voit bien que le premier jugement ne peut plus qu’apparaître comme dérisoire, vulgaire, insupportable. C’est concrètement maintenant qu’on peut soupeser la violence du jugement banal, le poids de cette violence qu’on s’était allègrement autorisé à ne jamais porter. Les pseudo-certitudes ont volé en éclats : on ne juge pas, on ne nie pas un homme à la légère !