A défaut du grand soir, ce devait être le grand jour. Enfin j'y étais : à plus de soixante ans, j'allais enfin savourer les délices de la manifestation politique, du "tous ensemble" repris fraternellement en chœur !
Le rassemblement contre le pass sanitaire se mettait gentiment en place sous mes fenêtres, un type causait dans un mégaphone mais on ne comprenait rien de ce qu'il disait. Je me préparais donc à sortir quand les mises en garde de Lucie Delaporte me revinrent à l'esprit. Dans quoi étais-je sur le point de me fourrer ? Allai-je au devant d'un mouvement nazi, finirai-je coincé entre des types hurlant leur haine du juif et des pédo-satanistes azimutés ? J'avais bien en tête le mode d'emploi de Delaporte : une étoile jaune c'était signe d'antisémites ; les slogans dénigrant les élites pareil (puisque celles-ci ne pouvait qu'être juives, était-il dit) ; et "liberté" était le cri de ralliement de l'extrême-droite. J'étais prêt. Je respirai un grand coup, ajustai mon masque anti-covid et sortis affronter la foule.
De masque, la moitié des types n'en portaient pas. Ils se postillonnaient au visage par petits groupes. Aucun moyen donc d'entrer discrètement dans une conversation pour prendre la température du mouvement. J'errais un moment sans trop savoir que faire quand une ravissante blonde m'aborda : "j'ai égaré mon briquet, fit-elle d'une voix suave, aussi je me dois de prendre la liberté de vous demander si vous n'auriez pas du feu". Liberté... elle avait prononcé le mot ! Sans lui répondre, je m'enfuis aussitôt à toutes jambes jusqu'à l'autre bout du cortège. Je l'avais échappé belle ! De ce côté devaient donc se trouver des éléments plus compatibles avec mon standing d'homme de gauche. Encore essoufflé, je me retournais, et m'aperçus que je me trouvais à côté du type au mégaphone. Il proposait à qui voulait de prendre la parole, visiblement histoire d'attendre que tout le monde soit là. J'hésitais (pour une fois j'avais une audience à disposition). Mais que pourrais-je bien dire à cette noble assemblée ? Leur causer des insuffisances du vaccin en Israël ? Mais si les types étaient antisémites ? Leur parler de la presse aux ordres ? Oui mais ça pouvait passer pour un leitmotiv de Philippot : imaginez qu'ils aient applaudi et entonné en chœur : "on est chez nous, on est chez nous", j'aurais eu l'air fin avec mon mégaphone ! Bref, je repoussais sagement l'idée.
Finalement le cortège se mit en branle. Je décidais de poursuivre l'expérience, puisque n'ayant toujours aucune idée de ce qui animait le rassemblement. "Macron, on est là" fut le premier slogan repris par la foule. C'était pas exactement "on est chez nous", mais de toutes façons, j'y arrive pas : hurler de concert avec des types c'est pas mon truc. Au vu de mon mutisme, certains déjà semblaient me lancer des regards en biais. Je feignis de les ignorer. Et puis finalement vint le slogan tant redouté : le type au mégaphone hurlait "liberté" et la foule le reprenait plusieurs fois, de plus en plus fort et de concert. Ça y est, on y était en plein !
Je me réveillais en sueur et en hurlant.
Tout ça n'était qu'un cauchemar, ouf ! Je mis un moment à me remettre, pris une douche et décidais finalement d'aller faire un tour histoire de sortir de là pour de bon. En descendant l'escalier, je croisais la voisine du quatrième. Elle m'interpella : "ah, monsieur Aldo, on vous a entendu chanter à tue-tête 'liberté liberté' ce matin, et laissez-moi vous dire qu'on est tous bien content dans l'immeuble que vous soyez des nôtres". La sorcière me dévorait de ses petits yeux énamourés en me racontant ça.
C'est là que j'ai compris que je n'y échapperais pas, que personne n'y échapperait. Je remontais quatre à quatre l'escalier et fermais les verrous en tremblant avant de m'effondrer sur le lit. Ne plus sortir. Jamais !
Lucie Delaporte, je ne vous remercie pas !