J’essaie de comprendre historiquement cet immense gâchis. J’avais “parié” (le mot est misérable et le recours au fameux concours de beauté keynésien n’y change rien) moi-même dans ma “Sociologie de l’argent” (Droz 1994) sur la nécessité d’un éclatement à assez court terme de la bulle monétaire ; toute la question ayant été : comment et quand ? Ma réponse, à l’époque, avait été assez lapidaire : quand seront épuisés tous les artéfacts nécessaires pour nourrir l’illusion économique du jeu à somme positive. Soit dit en passant : je me rends compte de la difficulté de penser cette formule (en-dehors de la formule ségolénienne du "gagnant-gagnant") qui est la difficulté de penser un rapport et non les termes, pris un à un, de ce rapport. L’argumentaire, historique, avait été le suivant : la modernité repose sur l’invention de ce jeu (c’est Louis Dumont qui en avait eu l’intuition dans son Homo Aequalis) qui correspond à une logique et une sémantique nouvelles de l’échange marchand. Désormais, le gain marchand ne correspond plus au résultat d’un bluff, d’une opportunité ou d’un simple vol, bref à la logique d’un jeu à somme nulle (Jean Bodin : On dit que l'on ne perd jamais que l'autre n'y gagne), mais à l’action conjointe de deux échangistes qui espèrent chacun tirer leurs marrons du feu en s’enrichissant mutuellement. Tout va bien ou pas trop mal, quand cet enrichissement se fait sur la base d’une ressource non limitée et non répartie. Aussi longtemps que ces deux limites ne sont pas atteintes, on peut s’enrichir, c’est à dire faire fonctionner la machine productive. Evidemment, pour que cette production de plus-value soit possible, il faut un numéraire, puisqu’on ne peut pas négocier à vue. Mais le problème est évidemment que la production de ce numéraire est elle aussi limitée : par le stock réel de métaux précieux. A mesure donc que cette production prend de l’ampleur, ce stock va décroître et devra être substitué par une forme plus dématérialisée de numéraire. Le problème subséquent va être - et c’est là que les choses se corsent véritablement - que cette monnaie de plus en plus abstraite va “institutionnaliser” ce nouveau type de jeu : par la création monétaire, c’est à dire par la production de plus en plus libre de numéraire (et par les institutions matérielles correspondantes : banques, Etat fiscal, circulation généralisée etc.). Même si objectivement la production continue de croître, la plus-value stagne (et elle le fait forcément par épuisement des ressources naturelles et humaines), la liberté de cette création monétaire va entraîner une production artificielle de valeurs, par un forçage productif qui provoque les deux perversions majeures du capitalisme :
1. l’épuisement des ressources,
2. la spirale auto-entretenante de la création monétaire.
Un tel système dynamique atteint forcément des seuils de rupture. Nous l’avons atteint une première fois avec le signal de détresse émis par Dennis Meadows en 1972, en ce qui concerne la première perversion, et il me semble que nous atteignons aujourd’hui la rupture de la perversion n° 2. Le système américain n’a fait rien d’autre que de pousser l’artéfact d’un gain mutuel sans production conjointe de profit (”profits without production”) jusque dans sa sophistication la plus extrême. Prenons tous les “produits” financiers (et il est en soi curieux qu’on appelle “produits” des élaborations de valeurs purement nominales) créés depuis la constitution de la bulle monétaire et cherchons leurs logiques communes à travers tous les artifices mis en parallèle : paris, titrisation, réassurance, anticipation etc. (soit dit en passant : une réflexion théorique serait nécessaire pour comprendre les fondements cognitifs de ces artifices), nous y trouvons à chaque fois à l’oeuvre la même logique : illusion productive d’un gain mutuel par déplacement/délégation/invisibilisation du tiers payeur.
Que ce soient les générations futures, les pays exportateurs de ressources corvéables, les parieurs trop frivoles ou les derniers gogos du jeu de la pyramide, quand l’objet d’un tel contrat à profit conjoint entre dans sa phase limitative, la nécessité d’un tiers payeur devient inévitable. Aussi longtemps qu’il aura pu être invisibilisé (et c’est là l’une des fonctions efficaces du marché), les paris peuvent être tenus et le jeu continue de plus belle. Mais une fois que le tiers payeur défaille et qu’on ne peut plus déléguer sa défaillance, l’artifice apparaît au grand jour. C’est alors l’enchaînement fatal que nous connaissons à présent.
Rien de bien neuf dans ce que je dis, si ce n’est cet éclairage « dumontien » qui permet de voir les tenants idéologiques (au sens précisément de Dumont) de ce désastre. Peut-être qu’une réflexion peut-elle s’engager dans ce sens aussi, bien que je comprenne que devant les « nécessités du jour » ce soient plutôt les pompiers ou les gens du SAMU qui soient requis et non d’obscurs penseurs de la fable faustienne.
II. On feint souvent d'ignorer que la "cavalerie" qu'a utilisée Madoff n'est qu'une variante particulièrement grossière du capitalisme financier. Mais c'est absolument le cas ! La méthode Madoff, pour être d'une grossièreté de coupe-jarrets (comme Ponzi), n'en est pas moins l'exacte expression du capitalisme financier depuis qu'il sévit (1972/73). Madoff, en ce sens, n'est pas un criminel, mais quelqu'un qui n'a pas pris grande peine à dissimuler par des circuits financiers subtils ce que nous appelons depuis des décennies le système des "profits without production". J'avais mis en garde (dans mon livre "Sociologie de l'argent", Droz 1995) contre la finalité logique de ce système : soit une hyperinflation, soit une destruction monétaire massive. Quand il y a création monétaire sans création de plus-value réelle correspondante, soit on "gèle" aussi longtemps que possible les actifs monétaires dans des circuits financiers purs, soit on fait le pari (le plus souvent illusoire) que que cet "appel" de l'argent pourrait impulser une nouvelle dynamique au capitalisme. En son temps, c'était la thèse de François Rachline ("Que l'argent soit", Calmann-Lévy 1993). Madoff n'a pas fait ce pari. Alors que les financiers "espéraient" que les surplus monétaires gigantesques pourraient un jour être résorbés par une nouvelle phrase de croissance, Madoff, en financier "pur", s'est totalement fichu de la sphère réelle. Son seul espoir pouvait être de plier ombrelle avant que le dernier de ses gogos snobs ne s'aperçoive de sa magouille. En cela, il incarne la parfaite allégorie de la fin du capitalisme.
III. Il faut distinguer deux problèmes dans cette gigantesque destruction monétaire : son volant juridique qui devrait poser la question de la culpabilité et donc d'un traitement pénal de cette crise ; et son volant économique qui devrait analyser l'origine de ces "profits sans production" et les conséquences de cette perversion économique. Si l'on suit le Commaissaire Steiner, il ne s'agirait là que d'une escroquerie - certes, la plus grande escroquerie depuis l'origine du monde - mais d'une escroquerie tout de même, sous-entendant par là des individus mûs par une volonté délibérée de tirer profit de manière peu légale ou illégale de leur statut, de leur position et de leur connaissance du système monétaire. Même si les dégâts en sont monstrueux, il ne s'agirait que d'une déviance conjoncturelle - comme l'avaient été les délits d'initié il y a une quinzaine d'années - qu'il faudrait réparer pour que le "système" continue de fonctionner de manière plus normale. Tel n'est pas le cas. Comme le relèvent certains blogueurs, cette crise s'en prend aux plus démunis, les "ninja", pour enrichir ceux qui disposaient déjà d'une opulence excessive. Et tout porte à croire, que les retombées réelles (allons voir du côté de Sochaux) vont encore accroître la misère de ceux qui n'ont plus rien à perdre. Si, le procédé de Madoff ne lésait que les riches, on pourrait à juste titre parler de déviance. Mais ce système de la carambouille généralisée révèle une crise morale fondamentale, une perte de valeurs et de références comme il y en eut peu dans l'histoire de l'humanité. Car non seulement, la question de la culpabilité n'est pas posée, mais elle ne viendrait même à l'esprit des acteurs les plus directs de cette crise ; non seulement la question de la répartition de ces profits "avant la crise" n'est presque jamais soulevée, mais ceux qui les ont engrangés croient les avoir engrangés sans le moindre soupçon d'injustice. Qu'est-ce qui se révèle alors au travers de ces impensés ? Quelles valeurs fondamentales sont ici en jeu ? De quelle crise morale parlons-nous ?
Il s'agit du socle de toute société civile qui est ici atteint : c'est la norme universelle du "do ut des", du principe de réciprocité. Qu'il y ait équité dans l'échange, que pour recevoir il faille donner, que pour réclamer des droits il faille se soumettre à des obligations, voici ce qui régulait depuis les réformes de Solon toute société qui se soumettait au Droit. Or ce qui se passe aujourd'hui, n'est pas une gigantesque déviance du droit, mais la destitution du Droit lui-même.
On pourra se demander de quel principe un juge pourrait encore se prévaloir quand il cherchera la mesure d'une peine, confronté à pareille démesure. On comprendra que lui aussi pourrait rêver d'un procès mondial de Nuremberg, pour qu'on lui restitue sa faculté de juger. Cette crise du Droit en tant que dissolution de la norme de réciprocité traverse en fait tout l'édifice socioculturel contemporain. Il n'est pas l'oeuvre de quelques "aigrefins" ou de financiers douteux. Il y a quelques années déjà, l'essayiste allemand Peter Sloterdijk incriminait une « ontologie de la gâterie », caractérisée par une logique de la liberté sans combat, de la sécurité sans stress, du revenu sans effort et des privilèges sans mérites. Sauf que Sloterdijk, emporté par son esthétisme détonnant, en oubliait un peu trop vite ceux qui faisaient les frais de cette "gâterie", la planète des sans-voix, les petits, les désemparés, les désabrités, bref, le monde des "ninja". Il oubliait que les "profits sans production" monstrueux qu'épongeaient les jouers de "coups" étaient financés dans l'ombre par les nouveaux gueux de la planète. Des gueux qui ne sont pas Multitude, pas Prolétariat, même pas "zone grise", mais des invisibles, des positions comptables absentes, de la souffrance sans voix. Ce qui est à incriminer n'est même pas la disproportion des crimes, mais l'absence de tout rapport entre cause et conséquence d'un délit, d'où l'impossibilité de fait de poser la question de la culpabilité.