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Billet de blog 23 octobre 2008

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L'exigence du jour

Max Weber avait achevé sa conférence sur la profession-vocation du savant par une citation de Goethe : "Was aber ist deine Pflicht? Die Forderung des Tages" (Mais quel est ton devoir ? C'est l'exigence du jour)

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Max Weber avait achevé sa conférence sur la profession-vocation du savant par une citation de Goethe : "Was aber ist deine Pflicht? Die Forderung des Tages" (Mais quel est ton devoir ? C'est l'exigence du jour)

Mes petits jeux de physique sociale (je n'en ai dévoilé que le premier, sur la compression ; le deuxième sur l'évaporation va suivre et peut avoir un lien assez clair avec ce que je vais exposer maintenant) peuvent être considérés comme des frivoltés esthétiques d'un autre temps. L'exigence du jour, tout le monde en pris la mesure. C'est l'effondrement de toute une partie du capitalisme. Disons de sa partie "idéologique". Pour expliquer ce que j'entends par là, voici un texte un peu moins frivole, que j'ai aussi envoyé à Paul Jorion (qui est probablement celui qui a non seulement le premier vu le désastre se préparer, mais qui en connaît aussi le mieux les mécanismes).

J'essaie de comprendre historiquement cet immense gâchis. J'avais "parié" (le mot est misérable et le recours au fameux concours de beauté keynésien n'y change rien) moi-même dans ma "Sociologie de l'argent" (Droz 1995) sur la nécessité d'un éclatement à assez court terme de la bulle monétaire ; toute la question ayant été : comment et quand ? Ma réponse, à l'époque, avait été assez lapidaire : quand seront épuisés tous les artéfacts nécessaires pour nourrir l'illusion économique du jeu à somme positive. L'argumentaire, historique, avait été le suivant : la modernité repose sur l'invention de ce jeu (c'est Louis Dumont qui en avait eu l'intuition dans son Homo Aequalis) qui correspond à une logique et une sémantique nouvelles de l'échange marchand. Désormais, le gain marchand ne correspond plus au résultat d'un bluff, d'une opportunité ou d'un simple vol, bref à la logique d'un jeu à somme nulle, mais à l'action conjointe de deux échangistes qui espèrent chacun tirer leurs marrons du feu en s'enrichissant mutuellement. Tout va bien ou pas trop mal, quand cet enrichissement se fait sur la base d'une ressource non limitée et non répartie. Aussi longtemps que ces deux limites ne sont pas atteintes, on peut s'enrichir, c'est à dire faire fonctionner la machine productive. Evidemment, pour que cette production de plus-value soit possible, il faut un numéraire, puisqu'on ne peut pas négocier à vue. Mais le problème est évidemment que la production de ce numéraire est elle aussi limitée : par le stock réel de métaux précieux. A mesure donc que cette production prend de l'ampleur, ce stock va décroître et devra être substitué par une forme plus dématérialisée de numéraire. Le problème subséquent va être - et c'est là que les choses se corsent véritablement - que cette monnaie de plus en plus abstraite va "institutionnaliser" ce nouveau type de jeu : par la création monétaire, c'est à dire par la production de plus en plus libre de numéraire (et par les institutions matérielles correspondantes : banques, Etat fiscal, circulation généralisée etc.). Même si objectivement la production continue de plus-value stagne (et elle le fait forcément par épuisement des ressources naturelles et humaines), la liberté de cette création monétaire va entraîner une production artificielle de valeurs, par un forçage productif qui provoque les deux perversions majeures du capitalisme : 1. l'épuisement des ressources, 2. la spirale auto-entretenante de la création monétaire. Un tel système dynamique atteint forcément des seuils de rupture. Nous l'avons atteint une première fois avec le signal de détresse émis par Dennis Meadows en 1972, en ce qui concerne la première perversion, et il me semble que nous atteignons aujourd'hui la rupture de la perversion n° 2. Le système américain n'a fait rien d'autre que de pousser l'artéfact d'un gain mutuel sans production conjointe de profit ("profits without production") jusque dans sa sophistication la plus extrême. Prenons tous les "produits" financiers (et il est en soi curieux qu'on appelle "produits" des élaborations de valeurs purement nominales) créés depuis la constitution de la bulle monétaire et cherchons leur logique commune à travers tous les artifices mis en parallèle : paris, titrisation, réassurance, anticipation etc. (soit dit en passant : une réflexion théorique serait nécessaire pour comprendre les fondements cognitifs de ces artifices), nous y trouvons à chaque fois à l'oeuvre la même logique : illusion productive d'un gain mutuel par déplacement/délégation/invisibilisation du tiers payeur. Que ce soient les générations futures, les pays exportateurs de ressources corvéables, les parieurs trop frivoles ou les derniers gogos du jeu de la pyramide, quand l'objet d'un tel contrat à profit conjoint entre dans sa phase limitative, la nécessité d'un tiers payeur devient inévitable. Aussi longtemps qu'il aura pu être invisibilisé (et c'est là l'une des fonctions efficaces du marché), les paris peuvent être tenus et le jeu continue de plus belle. Mais une fois que le tiers payeur défaille et qu’on ne peut plus déléguer sa défaillance, l’artifice apparaît au grand jour. C’est alors l’enchaînement fatal que nous connaissons à présent. Rien de bien neuf dans ce que je dis, si ce n’est cet éclairage « dumontien » qui permet de voir les tenants idéologiques (au sens précisément de Dumont) de ce désastre. Peut-être qu’une réflexion peut-elle s’engager dans ce sens aussi, bien que je comprenne que devant les « nécessités du jour » ce soient plutôt les pompiers ou les gens du SAMU qui soient requis et non d’obscurs penseurs de la fable faustienne.

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