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Il devient habituel, au fur et à mesure du raidissement autoritaire de la Macronie, de voir les « marcheurs » s’en prendre aux contre-pouvoirs qui remettent en cause la toute-puissance du Président de la République : Soulèvements de la Terre, Ligue des Droits de l’Homme, Défenseur des droits … À cette liste inquiétante s’ajoute désormais un nouveau nom : l’Anses, ou Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail. Comment comprendre l’assaut du gouvernement contre cet établissement public en charge de la santé publique ?
Créée suite à une ordonnance de 2010, L’Anses est le résultat de la fusion ambitieuse entre l’Afssa (Agence française de sécurité des aliments) et l’Afsset (Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail). L’Agence s’est vu attribuée une mission de surveillance systématique des différents risques, avec un regard transversal qui prend en compte tout à la fois santé humaine, protection des écosystèmes et défense du vivant. Placée sous la tutelle simultanée des ministères de la Santé, de l’Agriculture, de l’Environnement, du Travail et de la Consommation, l’agence dispose d’un budget annuel de 140 millions d’euros, de 9 laboratoires de recherches et de 800 experts indépendants afin d’assurer ses activités de recherche, de veille et d’alerte[1]. Souhaitant échapper aux critiques subies par ses deux prédécesseuses, l’Anses s’est dotée d’un comité de déontologie et de prévention des conflits d’intérêts visant à sauvegarder l’indépendance des décisions prises[2]. Indépendance d’autant plus importante que, depuis 2015, l’agence est en charge de la validation de mise sur le marché des produits phytosanitaires. En somme, chaque pesticide, herbicide ou autre biocide doit être homologué par l’Anses afin d’être commercialisé.
C’est justement cette dernière mission qui est au cœur d’un bras de fer entre l’Agence et le gouvernement. Tout commence en septembre 2021, lorsque l’Anses publie un rapport faisant état de quantités importantes de S-métolachlore, l’un des herbicides les plus vendus en France avec près de 2 000 tonnes par an : d’après l’agence, ce sont près de 3 millions et demi de français qui boivent de l’eau non-conforme parce que contaminée par l’herbicide[3]. Rebelotte en juin 2022, lorsque l’Agence européenne des produits chimiques (Echa) classe le S-métolachlore comme cancérigène « suspecté ». L’inquiétude monte, au point où l’Anses – suite à la contamination répétée des eaux par le S-métolachlore – se résout finalement en février dernier à entamer une procédure de retrait visant à interdire l’usage du produit phytosanitaire. L’histoire semble s’arrêter là, mais fin mars, c’est le coup de tonnerre : le ministre de l’Agriculture Marc Fesneau, lors de sa prise de parole au congrès du syndicat agricole majoritaire FNSEA, demande à l’Anses de revenir sur sa volonté d’interdire l’herbicide tout en critiquant vertement l’Agence. Selon lui, « l'Anses n'a pas vocation à décider de tout, tout le temps, en dehors du champ européen et sans jamais penser les conséquences pour nos filières »[4]. Au nom du leitmotiv de la « souveraineté alimentaire », le ministre n’entend se laisser dicter ses actions par les scientifiques – et préfère écouter les cris d’indignation des grands producteurs céréaliers, telles les fédérations et associations représentant les producteurs de blé et céréales (AGPB), de maïs (AGPM), d'oléagineux et protéagineux (FOP), de pommes de terre (UNPT) et les planteurs de betteraves (CGB). Autant de lobbies appartenant à la FNSEA où le ministre tenait justement son discours au vitriol contre l’Anses … Ce coup de pression qui vient remettre en cause l’indépendance de l’Anses a été dénoncé par certaines ONG et des membres de la classe politique, telle la député socialiste Dominique Potier ou l’eurodéputé Renaissance Pascal Canfin[5].
Ces remontrances semblent visiblement peu toucher le gouvernement, puisque le ministre de l’Agriculture s’entête dans sa remise en cause de l’institution en charge des questions sanitaires. Cette fois, la problématique vient de la phosphine, un insecticide hautement toxique utilisé pour traiter les cales des navires transportant des céréales. Suite à une décision de l’Anses en date d’octobre 2022, le produit ne pourra plus être utilisé par « fumigation au contact direct des grains » transportés dans les cales, et ce à partir du 25 avril. Cette mesure interdira de facto l’exportation vers un certain nombre de pays africains, dont l’Algérie, le Maroc, le Cameroun ou la Côte-d’Ivoire, pour qui la fumigation directe est un prérequis obligatoire dans leur cahier des charges[6]. Et voilà que sortent (très) tardivement de leur sommeil les députés du camp réactionnaire, vent debout contre la décision de l’Anses : aussi, le 11 avril, les élus LREM, LR et RN s’indignent de concert, allant jusqu’à parler « d’automutilation », puisque la France se priverait de certaines parts du marché de l’agroalimentaire au nom de la sureté sanitaire. Il n’en faut pas plus à Marc Fesneau pour prendre la parole et déplorer que l’Anses puisse ainsi mettre en péril la « vocation exportatrice » de la France et menacer la « sécurité alimentaire mondiale »[7]. Accompagné d’Olivier Becht, ministre délégué au Commerce extérieur, Fesneau a promis de contourner en toute illégalité la décision de l’Anses.
Cette charge violente des macronistes contre l’agence a lieu au moment même où l’Anses semble prise dans une grande crise introspective, comme en témoigne la parution en mars dernier d’un rapport qui s’inquiète de l’érosion de la « crédibilité de l’expertise scientifique » menée par l’agence. Le conseil scientifique de l’institution fait une critique amère du décalage entre certaines décisions prises par l’Anses et l’état actuel des connaissances scientifiques, autour de sujets comme le glyphosate ou les néonicotinoïdes[8]. Ainsi, certains organismes de recherche, tel le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) ou l’Institut national pour la santé et la recherche biomédicale (Inserm), ont jugé que les conclusions de l’Anses étaient trop tolérantes et sous-estimaient la nocivité réelle de certains produits. Surtout, la tutelle des différents ministères ressemble de plus en plus à une mainmise qui vient contrecarrer l’indépendance de l’agence …
Mais, bien plus que l’énième remise en cause d’un contre-pouvoir, phénomène en voie de devenir dramatiquement habituel avec l’autoritarisme croissant du régime, les critiques de l’Anses disent surtout l’influence quasi-hégémonie d’une pensée productiviste et agro-industrialiste au sein de l’Hôtel de Villeroy[9]. La FNSEA, dont le nouveau dirigeant Arnaud Rousseau a été adoubé avec enthousiasme par Fesneau, apparaît plus comme jamais comme celle qui murmurait à l’oreille du ministère de l’Agriculture. À l’heure où les catastrophes environnementales et climatiques devraient conduire à une réflexion globale sur les manières de cultiver la terre et de soigner le vivant, le Parti de l’Ordre, main dans la main avec les lobbies, s’échine à imposer un modèle agro-capitaliste délirant – et qu’importe si leurs profits se font à coup de produits toxiques et meurtriers.
[1] L’Anses, « notre identité », 22 février 2022, URL : https://www.anses.fr/fr/content/notre-identite
[2] Morgane Bertrand, « Le jour où l’Anses a décidé d’être vraiment indépendante », Le Nouvel Observateur, 8 octobre 2012, URL : https://www.nouvelobs.com/planete/20121008.OBS4903/le-jour-ou-l-anses-a-decide-d-etre-vraiment-independante.html
[3] Brice Le Borgne, « Ce que l'on sait des résidus de pesticides dans l'eau du robinet de milliers de communes (et des incertitudes sur leur toxicité) », France info, 22 septembre 2022, URL : https://www.francetvinfo.fr/sante/environnement-et-sante/infographies-ce-que-l-on-sait-des-residus-de-pesticides-dans-l-eau-du-robinet-de-milliers-de-communes-et-des-incertitudes-sur-leur-toxicite_5360212.html
[4] Apolline le Romanser, « Pesticides dans l’eau : le ministre de l’Agriculture veut noyer une décision de l’Anses », Libération, 6 avril 2023, URL : https://www.liberation.fr/environnement/pollution/pesticides-dans-leau-le-ministre-de-lagriculture-veut-noyer-une-decision-de-lanses-20230406_TTCRC2YKQJFPDNEXVTQQALD2CI/
[5] « Agriculture : on vous explique la polémique autour du S-métolachlore, cet herbicide que le gouvernement tente de sauver », France Info, 2 avril 2023, URL : https://www.francetvinfo.fr/monde/environnement/pesticides/agriculture-on-vous-explique-la-polemique-autour-du-s-metolachlore-cet-herbicide-que-le-gouvernement-tente-de-sauver_5747633.html
[6] « Agriculture : qu’est-ce que la phosphine ? Pourquoi cet insecticide fait polémique ? », Sud-Ouest, 12 avril 2023, URL : https://www.sudouest.fr/environnement/agriculture-qu-est-ce-que-la-phosphine-pourquoi-cet-insecticide-fait-polemique-14767281.php
[7] « Le gouvernement prêt à contourner les restrictions de l’Agence de sécurité sanitaire sur la phosphine, un insecticide pour céréales », Libération, 11 avril 2023, URL : https://www.liberation.fr/environnement/agriculture/le-gouvernement-pret-a-contourner-les-restrictions-de-lagence-de-securite-sanitaire-sur-la-phosphine-un-insecticide-pour-cereales-20230411_MKKBQKFU5JBT7JKH3QDCQT2I2Q/
[8] Stéphane Mandard, « La crédibilité de l’Anses questionnée par son propre conseil scientifique », Le Monde, 14 mars 2023, URL : https://www.lemonde.fr/planete/article/2023/03/14/la-credibilite-de-l-anses-questionnee-par-son-propre-conseil-scientifique_6165357_3244.html
[9] Stéphane Foucart, « Aucun gouvernement n’a suivi ou devancé avec une telle constance les desiderata du productivisme agricole », Le Monde, 11 décembre 2021, URL : https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/12/11/aucun-gouvernement-n-a-suivi-ou-devance-avec-une-telle-constance-les-desiderata-du-productivisme-agricole_6105704_3232.html