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Billet de blog 27 juillet 2023

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Capital et canicule, ou la ville devenue invivable

À l'heure du réchauffement climatique et des canicules à répétition, comment éviter que la ville ne devienne un four pour ses habitants ?

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Il fait chaud. Très chaud. Depuis le début de l’année, les vagues de chaleur battent des records de température sur l’ensemble de globe. Ainsi, le 6 juillet dernier est désormais considéré par l’Organisation Météorologique Mondiale (OMM) comme le jour le plus chaud jamais enregistré à l’échelle mondiale, avec une température mondiale moyenne de 17,23°C. Dans le même temps, le thermomètre dépasse les 50 degrés aux États-Unis, en Chine et en Arabie Saoudite, et des températures à peine inférieures frappent l’ensemble du pourtour méditerranéen. Conséquence directe du dérèglement climatique, ces épisodes caniculaires deviennent de plus en plus fréquents et laissent de plus en plus de victimes dans leur sillage. Dans un article paru ce mois-ci dans la revue Nature Medecine, les auteurs estiment que le bilan humain de la canicule qui a frappé l’Europe en 2022 serait d’au moins 61 000 morts. Rien qu’en France, l’Agence nationale de santé publique compte 33 000 décès liés à la chaleur estivale entre 2014 et 2022.

L’apparition de la chaleur mortifère dans le débat public hexagonal remonte à la bien connue canicule d’août 2003 : cet été, le plus chaud depuis près d’un demi-siècle, attire vite l’attention de la sphère médiatique en raison de son terrible bilan humain, estimé à 15 000 morts en France et 70 000 en Europe. Les chambres mortuaires se retrouvent dépassées face à la multiplication des dépouilles, et les autorités se voient obligées d’entreposer les cadavres dans un hangar réfrigéré du marché international de Rungis. Sauf que les autorités de l’époque prennent tardivement conscience de l’ampleur du désastre : le 10 août, Jean-François Mattei – médecin et ministre de la Santé – est interrogé en direct au JT de TF1 depuis sa villégiature dans le Var. L’image de décontraction renvoyée par le ministre est une catastrophe en terme d’image publique. Accusé d’imprévoyance, le ministre répond « Je ne pense pas du tout qu'il y ait eu de sous-estimation. Pour sous-estimer, il faut être averti, or cette canicule n'était pas prévisible ». Par la suite, le gouvernement instaure le Plan National Canicule, actif chaque été depuis 2003, afin de mieux prévenir en amont les pics de chaleur. Les mesures de prévention visent avant tout la population âgée – lors de la canicule de 2003, 87% des victimes ont plus de 70 ans. Une surmortalité évidemment en lien avec la fragilité des personnes âgées, mais que le ministère de la Santé explique aussi en soulignant l’isolement des séniors, résultat d’une « démission des familles » qui abandonnent leurs aînés en période de crise. Une hécatombe dont les racines seraient avant tout générationnelles, donc.

Or une telle explication, si elle apparaît comme bien commode pour les pouvoirs publics qui peuvent se défausser de leurs responsabilités en pointant du doigt les négligences de la sphère privée, est loin d’être suffisante pour expliquer la mortalité toujours grandissante du réchauffement climatique. Si le facteur « âge » joue un rôle important, il n’est évidemment pas le seul en cause et doit être replacé dans une trame explicative plus large.

La première question qu’il faut se poser est : où fait-il chaud ? Et où meurt-on de chaud ? Il n’est pas anodin qu’en 2003, l’Île-de-France soit l’une des régions où la surmortalité fut la plus importante : +127% à Paris, +147% dans l’Essonne, +161% dans les Hauts-de-Seine, +160% en Seine-Saint-Denis. En bref, c’est en ville que l’on meurt le plus souvent de chaud : un constat réaffirmé en avril dans un article de la revue médicale The Lancet. Suite à une étude comprenant plus de 800 aires urbaines en Europe, les auteurs de l'article ont déterminé que la ville où l’on est le plus susceptible de mourir de la canicule sur le continent est … Paris. Ce phénomène est lié à la forme même de l’organisation urbaine. Ainsi, les villes se caractérisent en été par le phénomène dit d’ « îlot de chaleur urbain », une exception climatique propre aux métropoles et responsable des pics de températures en milieu urbain. On retient 5 causes à l’origine du phénomène : la présence ubiquitaire des matériaux minéraux absorbant la chaleur ; l’amplification du réfléchissement de la lumière par les toits, murs et fenêtres ; la multiplication des sources de chaleur (usines, automobiles, climatiseurs) ; l’évacuation des eaux qui épargne l’énergie thermique d’habitude utilisée pour l’évaporation ; la pollution atmosphérique en ville qui tend à réfléchir la lumière du soleil.

Ainsi, l’îlot de chaleur urbain participe à la formation d’un dôme de chaleur lors des périodes caniculaires et, de fait, transforme les villes en véritables fournaises. Ce constat nous amène à un second questionnement : qui meurt de la chaleur en ville ? On l’a vu, le facteur « âge » est prédominant. Mais ce ne sont pas toutes les personnes âgées qui meurent de la chaleur : ce sont d’abord et avant tout les pauvres. Comment expliquer cette inégalité socio-environnementale ? En 2017, l’Institut d’aménagement et d’urbanisme d’Ile-de-France publiait une note sur le sujet. D’après les chercheurs, l’une des causes de cette inégalité réside dans le cumul des nuisances environnementales, dont la géographie recoupe celle de la ségrégation urbaine. En effet, on retrouve une surreprésentation des ménages à bas revenu dans les zones les plus touchées par ces nuisances, qui agissent souvent en symbiose : ainsi, les pics de chaleur favorisent l’apparition d’épisodes de pollution atmosphérique. Lorsqu’il fait chaud, les citadins intensifient l’usage de la climatisation ; cette climatisation génère une importante pollution dite « primaire ». Or, lorsqu’il fait chaud, on a aussi un rayonnement solaire plus important, et le contact des polluants primaires avec les rayons du soleil entraînent des réactions photochimiques qui, in fine, produisent des polluants dits « secondaires » tel l’ozone. En outre, les hautes pressions anticycloniques empêchent la dispersion de ses polluants qui stagnent dans les zones urbaines. Ces polluants, à l'origine des épisodes de smogs, se retrouvent majoritairement autour du périphérique, là où l’activité automobile – et donc la pollution – et la plus importante.

Une autre piste explicative réside dans l’inégal accès aux équipements publics, et notamment aux lieux végétalisés, car les espaces verts constituent autant de « puits de fraicheur » à même d’atténuer la chaleur caniculaire et les effets néfastes de la pollution. Là encore, on constate que les populations défavorisées sont celles qui ont le moins accès à ces espaces verts. À cela s’ajoute le fait que les foyers modestes vivent dans des logements surpeuplés et souvent peu ou pas rénovés, réduisant considérablement l’aération du milieu de vie : un facteur crucial quand on sait que lors de la canicule de 2003, près de 40% des décès liés à la chaleur ont eu lieu à domicile. En outre, seulement 25% des logements sont aujourd’hui dotés d’un système de climatisation et, en moyenne, ce sont d’abord les classes aisées, vivant dans des maisons individuelles, qui peuvent s’offrir ce genre de rafraîchissement. La lutte des classes se jouent aussi sur le terrain de l’eau : en effet, dans un rapport de la Cour des comptes de 2018 consacré au piscine, on relève que dans les quartiers populaires, le taux d’établissements aquatiques par habitant est inférieur de 40 % à la moyenne nationale. Ni air pur, ni plantes, ni eau : les pauvres meurent davantage de chaud parce que les quartiers populaires se désertifient en période estivale.

Cette désertification des quartiers populaires ne doit pas être vue comme un état de fait : elle est avant tout le résultat d’une économie politique de la ville entretenue au fur et à mesure des années par une politique d'urbanisme dont le mot d’ordre serait « la guerre contre les pauvres ». La ville, entité capitaliste par excellence, n’est pas pensée pour ses habitants mais d’abord et avant tout pour et par le capital financier et immobilier (je renvoie ici aux travaux pionniers des géographes marxistes, tels David Harvey ou Mike Davis). La ville, lieu des extrêmes par excellence, agit comme un catalyseur des inégalités produites par le système capitaliste ; inégalités qui apparaissent de manière on ne peut plus visible lorsque le métabolisme urbain entre en crise. Le sociologue Eric Klinenberg le rappelait déjà dans son ouvrage précurseur Chicago. Canicule, été 1995 : « la canicule est un drame social qui a dévoilé et mis en lumière une série de conditions permanentes mais difficilement perceptibles ». Et, dans le domaine de l’environnement comme ailleurs, la contestation de ces inégalités subissent une criminalisation systématique par les pouvoirs en place. En témoigne les cris d’orfraie du Figaro face à l’ouverture sauvage de bouches incendies dans les quartiers populaires de la capitale lors des canicules de 2019 et 2022. Le journal, relayant doctement les propos de la préfecture, rappelle que cette pratique est tout à la fois « dangereuse, irresponsable et illégale ». Certes, mais ne faudrait-il pas plutôt interpréter ces actes comme une solution de derniers recours pour celles et ceux qui n’ont que le passage à l’illicite pour se rafraîchir ?

Si aujourd’hui le réchauffement climatique et ses conséquences font consensus, on constate toutefois la généralisation d’un discours rassuriste qui tente de minorer les effets de la catastrophe en appelant à une politique de la résilience : entendons par là que le capital entend encore une fois se réinventer afin de se perméabiliser aux cataclysmes de l’Anthropocène – et qu’importe le nombre de laissés-pour-compte. Or ces appels à l’innovation ne font que retarder encore un peu plus les inévitables contradictions des métropoles. Par exemple, l’idée, aussi louable soit-elle, de « dédensifier » les centres urbains par la création de corridors de fraicheurs et l’arrêt de l’artificialisation des sols en ville conduira inévitablement à un étalement urbain, puisque celles et ceux qui ne pourront plus loger dans le centre seront forcés de se loger ailleurs, en périphérie, entraînant à terme une densification et une artificialisation des zones péri-urbaines : en somme, on déplace le problème au lieu de le régler.

La gauche doit être plus ambitieuse : rendre la ville de nouveau vivable suppose avant tout la disparition de la dialectique ville/campagne et l’abolition du concept même de ville en tant que locus capitaliste. Un programme qui peut paraître nébuleux, mais dont on trouve des exemples concrets dans l’histoire moderne ; pensons par exemple aux cités-jardins imaginées à partir de la fin du XIXème siècle dans la ligne des projets architecturaux socialistes et utopiques. Abolir la ville suppose de reprendre la main sur la politique immobilière, mettre fin au modèle pavillonnaire aussi bien qu’à celui des grands ensembles au profit de logements collectifs de taille modérée, mettre fin à l’artificialisation des sols en ville, boiser et restaurer les cours fluviaux, faire disparaître les matériaux artificiels, proscrire la voiture aux profits de mobilités plus justes et non-consommatrices d’énergie fossile. Bref, concevoir une ville qui ne soit plus celle du capital ; pour que l’urbanité ne soit plus, pour reprendre les mots de Marx, « une caverne, aujourd'hui contaminée par l'haleine pestilentielle de la civilisation ».

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