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Billet de blog 20 avril 2023

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Dissolution ?

L’ampleur prise par les Soulèvements de la terre et la diversité de leurs soutiens contribuent à préciser et à grossir le désir collectif d’une écologie politique qui n’aspire pas seulement à éviter le pire, mais aussi à aller vers du mieux. Une écologie qui compose d’autres façons d’habiter la terre, d’autres manières de se lier entre humains, avec les milieux de vie et avec leurs habitants non-humains. Un désir impossible à dissoudre.  

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Pour la deuxième semaine de suite, nous nous préparions à donner une conférence de presse devant le Conseil d’État à propos de la dissolution des Soulèvements de la terre, annoncée d’abord pour le 13 avril, puis pour le 19. Elle n’a, à nouveau, pas eu lieu. On ne sait pas exactement ce qui retient le gouvernement, si ce n’est la crainte de faire encore croître ce qu’ils aimeraient tant affaiblir. On comprend leurs hésitations. 

Nous étions une centaine aux premières actions des Soulèvements de la terre, nous sommes vingt-cinq mille à peine deux ans plus tard. Nous agrégeons des paysans, des mouvements de désobéissance, des syndicats, des élus, une foule multiple aux sensibilités divergentes qui n’aurait pas imaginé, il y a encore peu de temps, pouvoir se sentir aussi solidaire. Le succès des Soulèvements de la terre - qui sidère jusqu’aux renseignements généraux – contribue à clarifier la cartographie des réactions possibles à la crise écologique et leurs divergences stratégiques, politiques et émotionnelles. 

L’écologie de gouvernement nous promet, dans le meilleur des cas, de gérer le désastre, d’en atténuer marginalement l’ampleur – et encore, cette atténuation concerne-t-elle avant tout les classes dominantes. Elle parle – principalement pour les dominés - d’efforts, de limitations, de répression. Face à cette écologie attristante, se lève un mouvement écologiste qui n’aspire pas à éviter le pire, mais à aller vers du mieux. Cette écologie se mêlent aux luttes paysannes, revendique l’action directe et cherche à composer des formes d’organisation décentralisées, territorialisées, communalistes. Elle s’oppose certes aux infrastructures et aux institutions responsables du désastre, mais ses modes d’action portent aussi en eux, de façon indissociable, l’ébauche d’un monde autre, ou plutôt d’un enchevêtrement de mondes, collectivement plus désirables et joyeux à habiter. Elle aspire à une organisation ascendante, qui émerge des milieux de vie et des bassins versants, puis se fédère en réseaux nationaux et internationaux pour composer une réelle force politique. Cette forme est à la fois un outil de lutte et une force de proposition.

C’est la préfiguration d’un monde où l’État-Nation capitaliste n’est plus hégémonique, où des fédérations de territoires autonomes offrent à la fois des possibilités d’autres vies et un réel contrepouvoir, susceptible de peser sur l’État, de transformer ses institutions et le système économique qu’il maintient en place. Distribuer, reterritorialiser et relocaliser la source du pouvoir politique permet de l’ancrer dans des savoir-faire et des affects situés. A l’encontre des logiques gestionnaires lointaines et centralisées, contre un système économique qui transforme tout ce qu’il touche en objet froid et interchangeable, l’organisation communaliste se nourrit et enrichit les multiples liens d’attachement qui maillent des humains, des vivants non-humains et un milieu de vie particulier. Contrairement au retour à la terre réactionnaire, les liens qui comptent ici ne tiennent ni au sang, ni à la naissance, mais se construisent par les usages, par les façons d’habiter, de contribuer à l’autonomie politique et matérielle. Le maillage cognitif et affectif qui en résulte nous transforme, et les humains que nous devenons en son sein sont nettement mieux à même de prendre soin des milieux de vie, de penser les activités humaines en bonne entente avec les dynamiques naturelles et les autres vivants, que les humains que nous nous sommes laissés devenir à l’intérieur du libéralisme autoritaire. 

Entre le moment où les sensibilités commencent à se déplacer, à changer de formes, et les formulations explicites et collectivement appropriables de ces aspirations, il peut s’écouler beaucoup de temps. Les œuvres d’art, les courants artistiques, contribuent parfois à accélérer, préciser et enrichir ce processus d’explicitation du sensible. L’action directe, quand elle est bien pensée, produit le même effet. L’ampleur prise par les Soulèvements de la terre, le nombre et la diversité de leurs soutiens, montrent que les sensibilités sont massivement prêtes à accueillir la proposition politique qu’ils contribuent à porter – l’accueillir, se laisser transformer par elle, puis la transformer et l’enrichir en retour. Il existe de multiples façons de formuler cette proposition. Pour beaucoup de personnes, elle n’est pas formulée du tout. Elle se manifeste de façon floue, sensible, comme un puissant désir « d’autre chose ».

L’action directe écologiste et les modes d’organisation qui la portent donnent une forme à cet « autre chose », composent la possibilité de le vivre, d’en faire l’expérience, d’éprouver ses dimensions les plus désirables. Les Soulèvements de la terre ne font ainsi que contribuer à nourrir une lame de fond qui les dépasse largement. Une lame qui est certes alimentée par des peurs et des frustrations mais surtout, et c’est là le gros de sa puissance, par un désir vital de laisser éclater et se déployer des affects, des manières d’entrer en relation, de s’organiser, des potentialités humaines aujourd’hui cadenassés. Alors les dissoudre… Cette dissolution, si elle finit par avoir lieu, parviendra sans doute à compliquer l’existence de quelques personnes, désignées un peu au hasard. Certainement pas à endiguer une puissance désirante aussi vaste et aussi clairement inscrite dans le sens de l’histoire. Au contraire. 

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