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Billet de blog 25 octobre 2024

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L’Inhumanité à la barre

Lors de notre rentrée solennelle à l’école de formation des barreaux en 2015, Henri Leclerc, infatigable défenseur des droits humains, nous a rappelé qu’un terme cristallise notre engagement : humanité. C’est avec ces mots qu’il a tenu à nous propulser dans nos carrières d’avocats : le droit protège, les droits n’humilient pas. Ce qu’on observe dans la défense de certains accusés du procès de Mazan est un naufrage moral qui trahit le serment de l’avocat et contribue à la déshumanisation de la justice elle-même.

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« Je jure, comme avocat, d'exercer mes fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité. ». C’est le serment de l’avocat tel que modifié en 1982 et 1991 sous l’influence de Gisèle Halimi et Robert Badinter.

Chacune de ces vertus porte le poids d'une responsabilité immense. Lors de notre rentrée solennelle à l’école de formation des barreaux en 2015, Henri Leclerc, infatigable défenseur des droits humains, nous a rappelé qu’un de ces termes cristallise notre engagement : humanité.

Il nous a exhortés à ne jamais perdre de vue la quête de l’Humain, même quand la société n’y voit plus qu’un monstre, même quand elle appelle à son sacrifice : “l’avocat c’est celui qui reste quand il n’y a plus personne, parce que la défense est nécessaire, parce que celui qui est jugé est un frère humain, parce que ce qui importe, c’est que ceux qui jugent et qui condamnent, même fortement, savent qu’ils condamnent un frère humain.1

Et c’est avec ces mots qu’il a tenu à nous propulser dans nos carrières d’avocats : le droit protège, les droits n’humilient pas2.

Ce qu’on observe dans la défense de certains accusés du procès de Mazan est un naufrage moral qui trahit non seulement le serment de l’avocat mais contribue aussi à la déshumanisation de la justice elle-même.

***

Les avocats, garants de l’accès à la justice et gardiens de la démocratie, deviennent ici les instruments de la déshumanisation. En manipulant les faits et en s’appuyant sur des arguments empreints de la culture du viol, ils ne défendent plus le principe même du droit à la défense mais renforcent une structure oppressante qui invisibilise la souffrance physique et morale de la victime.

Ils reproduisent un schéma de domination, celui-là même contre lequel Gisèle Halimi s’est battue toute sa vie. En 1978, lors du Procès du viol dans l’affaire d’Anne Tonglet et d’Araceli Castellano, elle a dénoncé avec force ces tactiques de culpabilisation de la victime qui l’expose à des procès où elle est non seulement jugée pour ce qu’elle a subi, mais humiliée et dépouillée de sa dignité.

En 2024, lors du Procès de Mazan dans l’affaire de Gisèle Pélicot, on entendra les avocats de la défense lui demander :

« Vous n’auriez pas des penchants exhibitionnistes que vous n’assumeriez pas ? »3.

J’observe que Mme Pelicot est éveillée, on la voit sourire (...) Toutes les femmes n'accepteraient pas ce type de photos". “Peut-être ces photos ont-elles pu légitimement faire penser à l’homme recruté sur Internet que madame était désireuse du jeu sexuel et consentante pour un moment à trois.”4.

Ces propos infâmes s'inscrivent dans cette logique d’humiliation et de manipulation insidieuse, comme si l’attitude de la victime ou son apparence pouvait légitimer l’horreur qu’elle a endurée.

Les avocats de la défense n’hésitent pas à aller plus loin en légitimant une idée profondément dangereuse, celle selon laquelle le consentement de l'homme pourrait se substituer à celui de la femme :

« Est-ce que vous pouvez admettre que des hommes, en recevant des photos comme celles-là sur le site Coco.fr, aient pu imaginer que vous seriez quelqu’un qui accepterait de faire un jeu sexuel ?
Quand ils sont arrivés dans la chambre, ils ont bien vu que je n’étais pas la même femme.
– Ce n’est pas ma question.
– C’est ma réponse. »

Est-ce que vous comprendriez qu’un homme, parce qu’il recevrait ces photos sur Internet, pourrait croire que vous seriez prête à accepter une relation sexuelle profondément droguée ? »5.

En suggérant que les actions de Dominique Pélicot – la diffusion des photos, l'organisation de rencontres sexuelles, l’autorisation – valaient consentement pour Gisèle Pélicot, ils construisent un discours où la volonté et le désir de l’homme sont centraux, et où la voix de la femme est étouffée et niée. Ils renforcent une vision dans laquelle le silence de la victime est assimilé à un consentement tacite, où son autonomie est éclipsée au profit d’un récit où elle n’existe plus qu’à travers le prisme des actes de son mari.

Il aurait été digne de la part de ces avocats de revoir la jurisprudence sur le consentement avant de franchir le seuil de la cour criminelle de Vaucluse, celle qui reconnaît sans sourciller que le consentement est invalide si la victime est incapable de manifester sa volonté. Que reste-il de votre humanité quand vous demandez à une victime, qui de surcroît est inconsciente au moment des viols, si la permission de son mari ne pouvait pas induire son consentement ?

Au lieu de rechercher la part défendable d’humanité de leur client - à qui ils doivent compétence, dévouement, diligence et prudence - les avocats de la défense s’abandonnent à la perversité de ses actes et se font les avocats non pas de l’homme, mais de ses pulsions destructrices. Ils ne plaident plus l’humanité de l’accusé, ils l’annihilent et confèrent une légitimité abjecte à la domination et à la violence masculine. À travers cette stratégie de défense c’est toute la culture du viol qui s’invite à la barre, trahissant la société dans son entier.

La publicité des débats, loin d’être une exposition indécente, révèle comment ces pratiques judiciaires deviennent le théâtre de la violence institutionnelle. La justice ne peut plus se satisfaire d’une violence sourde qui dissimule la vérité. C’est précisément parce que la “femme victime ne doit pas se sentir coupable et qu’elle n’a rien à cacher”6 que Gisèle Halimi a voulu ouvrir les portes des audiences d’assises traditionnellement fermées aux affaires de viols. C’est pour que la “honte change de camp7, que Gisèle Pélicot l’a fait. De Gisèle à Gisèle, ce n’est pas seulement la définition du viol qui est réinterrogée, c’est l’Histoire toute entière, celle des femmes, celle de leur droit à la dignité et à une justice humaine.

Il est de notre devoir à tous de réclamer l’humanité à la barre. #GisELLES

1 Rentrée solennelle de l’école de formation professionnelle des barreaux de la Cour d’appel de Paris du 7 janvier 2015, discours d’Henri Leclerc disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=N7l0nqQ_sm4

2 Rentrée solennelle de l’école de formation professionnelle des barreaux de la Cour d’appel de Paris du 7 janvier 2015, discours d’Henri Leclerc disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=N7l0nqQ_sm4

3 Article dans Le Monde, “ Au procès Pélicot, l’accusatrice accusée : ‘Je comprends que les victimes de viol ne portent pas plainte’ ”, publié le 19 septembre 2024

4 Article dans Le Monde, “ Au procès Pélicot, l’accusatrice accusée : ‘Je comprends que les victimes de viol ne portent pas plainte’ ”, publié le 19 septembre 2024

5 Article dans Le Monde, “ Au procès Pélicot, l’accusatrice accusée : ‘Je comprends que les victimes de viol ne portent pas plainte’ ”, publié le 19 septembre 2024

6 Interview de Gisèle Halimi disponible sur : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/proces-aix-en-provence-gisele-halimi-crime-viol-1978-1980

7 Citation militante, dite par Gisèle Pélicot

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