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Billet de blog 10 mai 2020

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Pour de triste: Elsa et Alice

Nous avions découvert cette nouvelle grossesse vers la fin du mois de janvier. Axel avait un an et demi, et nous étions heureux : certes, ça serait un peu sportif d’avoir un deuxième bébé pour septembre, quand il aurait tout juste deux ans mais vu notre âge, c’était juste bien ; et puis la grossesse était venue quand nous le souhaitions.

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Elsa et Alice

C’était le 10 mai il y a quatre ans. Il y a les choses que je me rappelle : c’était la première fois que je voyais, ou que je remarquais, un Flambé, un de ces beaux papillons rayés à longue queue. Il y a les choses que je ne me rappelle pas exactement : est-ce qu’il n’y avait qu’un Flambé, ou est-ce qu’il y en avait deux ? Je crois qu’il y en avait deux, et que je m’étais dit : deux si belles choses, comme eux… « Eux » que nous allions voir dans une heure ou deux, pour la deuxième fois depuis que nous avions découvert leur existence un premier avril. Il me semble maintenant qu’il y avait deux papillons sur les seringas, mais je ne sais plus.

Nous avions découvert cette nouvelle grossesse vers la fin du mois de janvier. Axel avait un an et demi, et nous étions heureux : certes, ça serait un peu sportif d’avoir un deuxième bébé pour septembre, quand il aurait tout juste deux ans mais vu notre âge, c’était juste bien ; et puis la grossesse était venue quand nous le souhaitions, et c’est une telle chance que nous n’allions pas nous plaindre. Nous avons demandé à Véronique, notre sage-femme de suivre cette grossesse. Mais les plans ont changé en mars, quand j’ai été hospitalisée pour un petit problème de santé : un suivi par sage-femme seule ne suffisait plus. 2016 a été une drôle d’année : d’où venait ce problème ? Mystère. Aucun examen n’a été concluant et pourtant j’en ai fait un certain nombre – merci l’hôpital public, merci le CHU de Purpan et ses merveilleux personnels. Je pense, mais ça n’est que mon opinion de non-médecin, que c’est cette grossesse étrange qui a provoqué des choses étranges.

J’avais déjà connu les nausées matinales lors de la grossesse d’Axel, mais rien de comparable avec la période entre janvier et avril 2016. Les hormones de grossesse étaient très élevées, c’était peut-être pour ça. Le premier avril (parce que la vie est farceuse), nous avons été chez l’échographiste pour la première fois. Je me souviens de cette pièce : sombre, bien sûr, pour qu’on voie les écrans, mais il y avait des étoiles phosphorescentes au plafond. C’était la première fois chez cet échographiste. Entre excitation de voir le bébé, crainte d’entendre des commentaires désagréables à cause de mes problèmes de poids, et peur d’avoir de mauvaises nouvelles… mais surtout l’excitation et la joie. Le gel froid, la sonde, et le silence en attendant qu’elle se place au bon endroit. Je retiens mon souffle, j’attends sans poser de question pour ne pas gêner l’échographiste dans son observation. Mais c’était étrange, semblable et différent de ce qu’on avait vu pour Axel. Et puis, on a regardé ensemble et il nous  a expliqué : ce sont des jumeaux ! Moi : « ce sont des jumeaux parce qu’on est le premier avril, ou ? » Non, non, bien sûr, les échographistes ne font pas ce genre de farce, c’étaient bien des jumeaux, des « vrais ». Alors l’observation se poursuit, grossesse monochoriale, bi-amniotique. Bon, des jumeaux donc. Mais tout va bien. La datation correspond ; il y a une petite discordance de croissance entre les deux fœtus, mais rien d’alarmant, et « ils ont la nuque toute fine », ce qui est rassurant puisque sur les jumeaux, on ne procède pas aux tests de dépistage de la trisomie comme on le fait sur les bébés uniques. Tout va bien donc. Mais quand même, c’est des JUMEAUX ! On essaie de rester calmes et dignes dans le cabinet, mais la surprise, l’excitation, et tout ce qui vous traverse l’esprit quand vous vous rendez compte que vous n’allez pas passer de un à deux, mais de un à trois enfants – il va falloir changer de voiture ! Et surtout, avant la voiture, il va falloir organiser le suivi à la maternité de niveau 3 parce que là, le suivi par la seule sage-femme est exclu. Je demande donc une dérogation pour être suivie à Paule de Viguier malgré les délais. Prochain rendez-vous le 10 mai, puis tous les mois jusqu’à ? Septembre normalement, sans doute un peu plus tôt pour des jumeaux.

A la sortie de l’échographie, on est allés dans un café, on a appelé nos familles, envoyé des textos aux amis. Stupeur un peu partout. Mon père : « oh merde ! », puis des choses un peu plus gentilles quand même ; ma mère : prête à venir s’installer à Toulouse pour nous aider. Les parents de Chéri : un peu pareil, entre bonheur, surprise et inquiétude. Et ensuite, j’ai fait ce que je fais pour tout : j’ai acheté des livres, j’ai lu. On l’avait deviné de nous-mêmes, mais l’échographiste l’avait confirmé : les grossesses de vrais jumeaux ne sont pas des grossesses faciles, et la plus grande menacé était le « STT », le syndrome transfuseur transfusé, dangereux pour les deux fœtus puisque leur système circulatoire communique. Enfin de toute façon, à part s’assurer d’être bien suivis, il n’y avait pas grand-chose à faire. Mais déjà, la violence des nausées et ma très grande fatigue s’expliquaient mieux. Quand même, c’était une drôle de nouvelle : où que j’aille on était trois !

Vient donc le 10 mai. Nous avons rendez-vous en fin de matinée avec la gynécologue-obstétricienne qui nous suivra pour le reste de la grossesse : encore quatre mois à tenir. Elle est parfaite : accueillante, bienveillante. Elle ne me reproche rien (la précédente ne s’était pas privée de remarques sur mon poids, qui, surprise, n’allait pas changer en une nuit alors qu’il n’avait pas bougé malgré des années, des décennies peut-être, d’efforts plus ou moins fructueux). C’est normal d’ailleurs, cette-ci connaît le problème puisqu’elle y a consacré sa thèse de doctorat. Elle forme une étudiante et nous demande s’il est possible qu’elle assiste à l’examen. Oui, bien sûr, un CHU, c’est fait pour ça ; pour savoir, il faut avoir appris.

Questionnaire médical : tout a l’air en ordre, malgré ce mystère qui plane autour de mon petit accident de santé de mars. Est-ce que vous sentez bouger les bébés ? « C’est difficile à dire, il est encore tôt dans la grossesse, et puis dans le ventre, il y a toujours des choses qui bougent un peu. Alors oui, je crois, mais je n’en suis pas sûre ; et puis je ne me souviens pas exactement quand j’ai senti bouger Axel ; ça va se préciser je suppose ». Elle donne une sonde à son étudiante pour qu’elle écoute les battements de cœurs, mais l’étudiante lui dit qu’elle ne sait pas le faire pour des jumeaux. Ce n’est pas grave. Je ne crois pas qu’elles aient écouté finalement. La gynécologue appelle le service d’échographie qui peut nous caser entre deux cet après-midi. Donc nous allons voir tout de suite si tout est en ordre. On est le 10 mai, normalement, on a passé les trois mois critiques, et si les bébés sont bien positionnés, on pourrait même savoir si ce sont des garçons ou des filles. Il suffit qu’un seul soit visible pour savoir pour les deux puisque ce sont de « vrais » jumeaux. On remercie les soignantes, et on sort marcher un peu autour des bâtiments. C’est là qu’on voit les Flambés. Ou le Flambé ? On déjeune, on marche, excités à l’idée de revoir les bébés. Angoissée aussi. Chéri est moins inquiet que moi de nature, je crois, ou il le montre moins. Moi, j’ai peur pour ces bébés, mais j’avais peur pour Axel, donc ça ne veut rien dire. Lui a hâte de savoir le sexe ; moi, j’ai hâte de revoir les cœurs battre – oui, bien sûr, me dit-il, mais il n’y a pas de raison. Si ce sont des garçons, ils s’appelleront Camille et Morgan, sans doute ; si ce sont des filles, Elsa et Alice. Renaud a toujours rêvé d’avoir une Elsa, et moi, j’aime Alice.

Vient l’heure de l’échographie. Le même sombre que la première fois, le même froid du gel. J’arrête de respirer, on ne pose pas de question, on regarde l’écran pendant que l’échographiste, une femme cette fois, fait ses observations. Ne pas poser de question pour ne pas perturber l’examen, pourtant, c’est bizarre, rien ne bouge à l’écran. Ah si, ça doit aller quand même, il y a du rouge et bleu là, ça veut dire qu’il y a du sang qui circule. S’il y a du sang qui circule, c’est que ça va non ? « Tout va bien ? » Je crois qu’elle a attendu autant qu’elle a pu pour prendre toutes les mesures dont elle avait besoin avant de nous parler. « Les bébés se sont arrêtés ». J’éclate en sanglots. Chéri n’a pas entendu, n’a pas compris, il était plus loin d’elle que moi, elle a parlé doucement, dans un souffle, gentiment. Les bébés se sont arrêtés je répète. Elle explique un peu : « le blanc autour du crâne, c’est un œdème. Vu la taille, ils ont dû s’arrêter il y a deux ou trois semaines ». L’écran est encore allumé : « je crois que je ne veux plus regarder ». Elle l’éteint. « Mais alors, comment on fait ? Est-ce qu’on fait comme pour une IVG ? Par aspiration ? Par médicament ? » « Non, on ne peut pas pour une grossesse déjà avancée. On va déclencher un accouchement par voie basse. »

Il va falloir accoucher ? Mais je ne sais pas accoucher ! Axel est né par césarienne parce qu’il avait passer toute la grossesse sagement assis dans mon ventre, les fesses en bas jusqu’au bout. Et maintenant, il va falloir accoucher alors qu’elles sont si petites – ils sont si petits, je ne savais pas que c’étaient des filles à ce moment-là. L’échographiste rappelle des gens, je ne sais plus qui. On va devoir rentrer à la maison, confier Axel, et puis revenir à l’hôpital. Chéri est rentré en voiture, moi en tram. Je ne sais plus pourquoi d’ailleurs. Pourquoi j’ai pris le tram seule, en larmes ? On ne pouvait pas faire autrement, ça, je le sais. Ma grossesse se voyait déjà, les gens qui m’ont vu pleurer ont voulu me laisser leur siège : « non, c’est pas la peine, il n’y a plus rien à protéger ». Être digne, être forte. Ne pas gêner les gens autour qui ne peuvent rien faire. Juste ne pas hurler qu’on a mal déjà, tellement mal dedans. Pas de force pour appeler les amis : texto circulaire : « bon, il n’y aura pas de jumeaux chez nous, finalement. Pas la force de parler pour l’instant, on se rappelle plus tard. » Et les copains qui répondent, comme ils peuvent, comme ils sont. Les adorables : « Oh mon Dieu, Alex, non, je suis tellement désolée, je suis tellement désolé ! » Les hyper rationnels qui ne se rendent pas compte – et je n’ai pas pardonnés à ce jour : « la nature fait bien les choses… » Comment ça la nature fait bien les choses ?! Non, la nature ne fait pas bien les choses. Qu’est-ce que tu en sais que la nature fait bien les choses ?! La nature chie dans la colle, oui ! Ca fait plus de quatre mois que je me prépare à accueillir un nouveau membre de la famille, plus d’un mois que je sais qu’ils seront deux, alors ce n’est pas le moment de me dire que la nature fait bien les choses. Là tout de suite, je suis en morceaux et la nature aurait pu faire un effort. Il sera bien temps, plus tard, quand on saura tout, de dire si la nature fait bien, ou pas bien les choses. T’es médecin ? T’es spécialiste de quoi pour me dire que la nature fait bien les choses ? Non, toujours pas pardonné. (D’autant que la nature a vraiment chié dans la colle : le caryotype était parfait, aucune anomalie chromosomique, devions-nous apprendre plus tard). Enfin l’urgence n’était pas là pour l’instant. Texto à une autre copine : « bon, je ne serai pas là vendredi pour la Journée d’Etudes sur la Glorieuse Révolution. » Pas pour m’excuser, juste pour prévenir, ne pas laisser en suspens, pour ne pas avoir autre chose en tête.

C’est fou comme on oublie certaines choses : nous devions retourner à l’hôpital le soir-même pour y passer la nuit ; l’accouchement serait déclenché le lendemain matin. A qui avons-nous confié Axel ? A ma mère, mais était-elle à la maison à ce moment-là ? Elle est venue de suite ; elle serait venue à pieds s’il avait fallu. Egale à elle-même, mère louve prête à tout pour ses petits comme elle a toujours été. Est-ce qu’elle a récupéré Axel chez notre amie avant ? Est-ce qu’on est retournés plus tard que je le crois à l’hôpital ? Je ne sais plus. Je sais que c’était le 10 mai et que tout s’est fini le 13, et qu’on a passé 22 heures en salle de travail. Ce qui s’est passé autour, je ne sais plus.

Ma mère est donc venue, elle s’est occupée d’Axel. Nous sommes retournés à l’hôpital pour l’accouchement. C’est tellement étrange. Non, on ne pouvait pas faire de césarienne sous anesthésie générale – je ne rêvais que d’une anesthésie générale pour passer tout ça. On ne peut pas césariser un utérus à 4mois et demi de grossesse, surtout un utérus cicatriciel. Il allait falloir accoucher pour de vrai. Nous avons passer la nuit à l’hôpital, comme nous avons pu, en essayant de ne pas trop pleurer quand les soignantes et soignants entraient dans la chambre : ne pas trop gêner. Mais ils et elles savaient que ça n’allait pas. Nous étions dans l’aile des grossesses malheureuses. C’est important pour les familles comme nous à ce moment-là : il n’y a pas de bébé qui pleure dans cette aile. On n’entend pas ceux pour qui ça s’est bien passé, et temporairement, ça fait du bien.

On nous a expliqué le protocole. Heureusement, Chéri était là, il est resté tout le temps auprès de moi. On a tout vécu ensemble, depuis la découverte du test positif jusqu’à cet accouchement. A cause de ma césarienne précédente, il allait falloir y aller en douceur, ne pas brusquer l’utérus cicatriciel. Donc, on allait essayer de provoquer l’accouchement, mais ça allait prendre du temps. On est descendus vers 8h du matin en salle de travail. Les salles de travail en revanche, ne sont pas séparées, et là, nous avons entendu toute la journée et toute la nuit, des bébés pousser leur premier cri. Se dire que la vie continue et que c’est bien ; que c’est bien pour les autres que tout aille bien, que ça s’était bien passé pour Axel, que le moment venu, ça se passerait bien pour son petit frère, sa petite sœur, qui viendra, plus tard, quand on sera prêts ; se dire que c’est bien la preuve que, normalement, ça se passe bien et qu’on n’a juste pas de chance cette fois-ci. D’habitude, on a de la chance : je dis toujours que j’ai de la chance. Depuis, je dis : j’ai presque toujours de la chance ; j’ai toujours eu de la chance sauf…

Nous voilà donc dans la salle de travail. La péridurale est installée pour éviter que je souffre, en particulier dans ce moment-là. On me donne des médicaments pour déclencher. Ca donne la nausée, des nausées terribles. Heureusement, Chéri est là, qui veille et pleure avec moi. Il m’apporte tout ce qu’il me faut. Je n’ai pas la force de parler, chaque fois que j’essaie, je pleure de plus belle. Alors j’écris mes questions. On me répond. Et on attend. Le ballonnet ? Ça ne marche pas ; les médicaments : ils me rendent malade, mais peu importe, surtout, on ne peut pas en mettre autant que d’habitude sur un utérus cicatriciel, donc c’est long. On est dans une pièce en bas, il y a des néons carrés au plafond. Je crois qu’il y a de petites fenêtres rectangulaires sur le côté droit en haut de la pièce. Mais peut-être n’y avait-il que les néons ; non, je crois qu’il y avait des fenêtres. Oui, il y avait des fenêtres, j’ai vu le jour et la nuit. On y est restés 22 heures. Nous avons revu la gynécologue, venue tristement nous voir pour procéder à un prélèvement pour amniocentèse, pour plus tard, essayer de savoir s’il y avait un problème particulier. Enfin, vers deux ou trois heures du matin, le col est prêt et c’est l’heure de pousser, oh, pas bien fort, elles étaient si petites. Ce que je me rappelle distinctement, c’est qu’à ce moment-là exactement, un bébé a pleuré dans une des salles de travail voisines. Toutes celles qui étaient là à ce moment-là l’ont entendu, m’ont regardé – sourire en larmes, heureusement que ça se passe bien ailleurs. Encore une ou deux heures en observation, et puis on remonte dans la chambre. On essaie de dormir un peu. Je n’ai pas eu mal du tout, tout le monde a été attentif, patient, aussi présent que possible dans ce genre de service. Mais Chéri était là et je n’avais pas grand-chose à faire.

Le matin, une sage-femme est venue pour parler avec nous. Il fallait prendre tant de décisions. Je ne sais pas si on a fait ce qu’il fallait sur le moment. Je ne sais pas si je serais moins triste aujourd’hui quand j’y repense si nous avions fait différemment. C’était vendredi matin en tout cas, le 13 mai. Je ne suis pas superstitieuse, je ne l’ai jamais été, et normalement, je ne prête pas attention aux dates. Mais la vie était farceuse cette année 2016. Il fallait que nous découvrions un premier avril que nous attendions des jumeaux, et qu’ils naissent sans vie un vendredi 13. La sage-femme vient donc nous voir, pour nous demander ce que nous voulons faire : des funérailles ? C’était possible, mais pas obligatoire. Nous avons dit que nous n’en avions pas la force. Peut-être que nous aurions dû ; c’est peut-être la seule chose que je regrette aujourd’hui, mais ce qui est fait est fait. Nous avons dit qu’ils étaient si petits que nous ne savions pas leur sexe. Alors elle a dit qu’elle le savait, qu’elles avaient pu le voir à l’examen, qu’elle pouvait nous le dire si nous le souhaitions. On a dit oui : c’étaient des filles. Pour les bébés nés sans vie, normalement, ils faisaient une empreinte du pied ou de la main, mais elles étaient si petites qu’ils n’avaient pas pu cette fois. Alors elle nous a proposé de nous donner des bracelets de naissance. On a dit oui, on lui a demandé d’inscrire leurs prénoms dessus, comme elle l’aurait fait si tout s’était bien passé. Elle a écrit : Elsa, pour la première, et Alice, pour la seconde.

Elle nous a donné une petite boîte. Dans la boîte : les bracelets, une photo d’elles dans une enveloppe, pour que nous puissions les voir plus tard si nous n’étions pas prêts à descendre les voir en vrai avant de sortir de l’hôpital. Et aussi, un petit livret sur le deuil périnatal. Est-ce que nous voulions les voir ? Oh la la, les voir ? Non, c’était trop horrible, elles devaient être si petites… enfin si, si, les pauvres petites, les pauvres toutes petites ! Quand j’avais eu Axel, je m’étais dit que je n’imaginais pas pouvoir aimer autant. Quand j’ai perdu Elsa et Alice, je me suis dit que je ne pensais pas pouvoir souffrir autant. Si, bien sûr, les voir, leur dire qu’on les voulait, qu’on les avait aimées tout le temps qu’on avait su qu’elles étaient là ; qu’on ne les oublierait pas ; qu’elles manqueraient toujours, tous les jours. Est-ce qu’on pouvait leur donner chacun un vêtement pour les envelopper ? Pour être un peu autour d’elles ? Pour un peu les réchauffer, les protéger ? Oui, oui bien sûr. J’ai donné mon t-shirt préféré du moment rose fuchsia, en coton tout doux ; Chéri a donné son pull préféré, en coton tout doux aussi. On est descendus les voir plus tard dans la journée. A l’accueil de l’endroit qu’on nous avait indiqué, Chéri me dit : « vas-y, demande-leur, je ne sais pas quoi dire ». Je me suis avancée, j’ai dit « bonjour », et j’ai pleuré, elles ont compris. Elles étaient prévenues que nous allions venir. Elles nous ont guidés dans une petite pièce, une salle de réunion je crois, elles nous ont fait patienter. Et puis elles nous les ont amenées.

Elles étaient si petites, tellement petites, l’une mesurait sept centimètres, et l’autre cinq ; quelques dizaines de grammes chacune. Si petites et pourtant déjà si parfaites : on voyait tout : leurs petites cages thoraciques où on devinait les côtes, les jambes, les bras, les doigts des mains si fins… les oreilles même : elles m’ont frappée parce que je croyais qu’il n’y aurait presque rien, mais si, on distinguait déjà nettement le pavillon, le lobe, tout. Je les aurais tellement voulues. Des jumeaux, des jumelles, c’était imprévu, mais elles étaient là, et on avait désiré la grossesse, on avait désiré les bébés ensuite. Quoi faire ? Comment les laisser ? Combien de temps rester pour leur dire – quoi d’ailleurs ? au revoir ? adieu ? Qu’on les aimait en tout cas, qu’on les aurait aimées, qu’on les aurait voulues près de nous pour grandir avec Axel. Qu’on était désolés de devoir les laisser dans tout ce froid. Des moments tellement vains finalement, tellement douloureux parce que rien ne pouvait plus changer.

On nous a proposé de rester à l’hôpital jusqu’au dimanche, mais nous pouvions partir avant, nous sommes rentrés le samedi. Avant de retourner chez nous, nous sommes allés déclarer la naissance de nos petites filles nées sans vie. Nous connaissions leur sexe, nous avions donc le droit de les inscrire dans le livret de famille. Après Axel, il y a donc Elsa, enfant née sans vie le 13 mai 2016, et Alice, enfant née sans vie le 13 mai 2016. Nous n’avions pas peur d’oublier ; nous voulions qu’elles aient une existence officielle, qu’Axel, et que son petit frère ou sa petite sœur, s’il ou elle venait un jour, sachent qu’ils auraient pu, auraient dû, avoir des sœurs.

Et puis, il a fallu reprendre la vie. Chéri ne travaillait pas à ce moment-là : nous avions finalement prévu qu’il resterait à la maison pour s’occuper des enfants, après tout, trois enfants dont des jumeaux, c’est le genre de situation où un parent reste au foyer. Les médecins m’avaient fait un arrêt de travail de plusieurs semaines, je ne sais plus combien. Je ne l’ai pas respecté jusqu’au bout ; il y avait des choses à régler à la fac, et puis il fallait que je pense à autre chose, pour arrêter de pleurer tout le temps. Autant réfléchir au remaniement de ce cours sur la société britannique dans les guerres du vingtième siècle. Pas tellement plus joyeux, mais autre chose au moins. Il a fallu faire les démarches officielles, écrire à la CAF, à la CPAM que la grossesse était terminée ; prévenir la fac aussi ; trouver la force de répondre à ce mail des ressources pas très humaines qui me demandait un certificat avec le poids des fœtus, sans un mot de condoléances, parce que mes droits n’étaient pas les mêmes au-dessus ou en dessous de 500 grammes. Elles faisaient bien moins de 500 grammes, je me fichais pas mal de mes droits financiers à ce moment-là, et j’aurais juste voulu qu’on me dise « toutes nos condoléances » avant « fournissez-nous tel document ».

Et aussi : essayer de comprendre. Le caryotype était donc normal, pas d’anomalie génétique qui aurait expliqué la fin de la grossesse. J’ai fait ce que je sais faire : j’ai lu, du plus simple et accessible, vers le plus compliqué, avec un dictionnaire médical en ligne ouvert à côté. J’ai cherché dans JSTOR : double MFIU avec discordance de croissance. J’ai essayé de comprendre ce qui avait pu se passer, et d’un article à l’autre, j’ai conclu – mais je n’en sais pas plus que les médecins qui m’ont suivie – que l’un des cordons ombilicaux, celui d’Elsa, la plus petite sans doute, s’était implanté trop près du bord du placenta, ce qui arrive avec ce genre de grossesse gémellaire. Elle a dû partir la première, et Alice l’a suivie, tant leurs systèmes circulatoires étaient interdépendants. Au moins sont-elles parties ensemble. Au moins n’avons-nous eu aucune décision à prendre. La vie, le destin, quoi ? ont décidé pour nous. Faire face, ne pas gêner les autres, ne pas trop pleurer, ne pas trop en parler. C’est si dur déjà de parler de la mort de ceux qu’on connaît. Mais comment parler de la mort de ceux qui n’existaient que pour soi ? Pour nous, malgré toutes les difficultés auxquelles nous nous préparions, elles existaient, elles étaient bien réelles. Nous nous demandions déjà comment faire avec des jumeaux ? Comment les allaiter ? Comment les habiller ? Comment les reconnaître tout bêtement – les autres y arrivent, nous y arriverions aussi, mais comment ?! Mais pour l’extérieur, même pour nos proches, elles n’existaient pas vraiment. Rares étaient ceux qui se réjouissaient vraiment de cette naissance finalement. Ma mère m’a même dit que c’était mieux comme ça, « ça aurait été tellement de travail, ma pauvre Sandra ! » Les gens, même les proches, ne se rendent pas compte de ce qu’ils disent. Ne se rendent pas compte que c’est du travail que je voulais faire, que j’étais prête à faire. C’étaient mes bébés ; moi, je les voulais ! Mais elle a tellement travaillé pour nous élever, elle; tout lui a toujours paru si difficile à la maison, que ça partait d'un bon sentiment, quelque part. Ce n'était pas ce qu'il me fallait, encore aujourd'hui, j'aimerais avoir ces deux petites filles entre mes garçons, et, sans doute, je pesterais, sans doute, je serais épuisée, mais au moins, elles seraient là. Je ne serais peut-être même pas consciente de ma chance d'être ainsi épuisée par quatre enfants en pleine forme si je n'étais pas, comme aujourd'hui, aussi consciente que ça pouvait mal se passer. Que pire que d'avoir deux enfants fatigantes de plus, je pouvais ne pas avoir ces enfants. Là encore, chacun a réagi comme il a pu, comme elle a pu, comme ils étaient.

Il y a aussi ceux qui comprennent tout, sans qu’on ait rien besoin de leur dire. Des années après, une bonne copine (submergée de travail, que je n’avais pas prévenue à l’époque) m’a dit « oh, Alex, il aurait fallu m’appeler, je serais venue immédiatement ; mais tu as bien fait de m’en parler, comme ça, elles existent aussi pour moi. » C’était exactement ça que j’espérais. Qu’elles existent un peu pour ceux qui nous aiment.

Et puis toutes les questions existentielles. Quand on a reçu une éducation très religieuse : pourquoi ça ? Est-ce que ça sert un dessein plus grand ? Est-ce que c’est mieux pour moi comme ça ? J’ai compris un peu pourquoi, dans certaines dénominations (pas la mienne), on avait inventé les limbes : les bébés qui naissent sans vie sont dans un entre-deux tellement dérangeant finalement. Peut-on dire que quelqu’un qui n’a jamais vécu que quelques semaines in utero est mort ? Oui, mais pas vraiment. On ne les connaissait pas, on ne savait pas de quelle couleur seraient leurs yeux, ni si elles auraient le sens de l’humour, ni… mais pourtant, c’étaient nos bébés. C’est si difficile de pleurer des petites qu’on n’a jamais eu l’occasion de serrer dans ses bras. Et puis, on ne veut pas hiérarchiser les souffrances, on ne veut pas se plaindre. Bien sûr, ça aurait pu être encore pire : on aurait pu les perdre encore plus tard dans la grossesse, elles auraient pu être lourdement handicapées ou mourir après la naissance, une seule aurait pu mourir et l’autre vivre, ça m’aurait paru pire, ou c’est ce que je me suis dit pour me consoler un peu ; on aurait pu avoir à décider d’interrompre la grossesse s’il y avait vraiment eu une anomalie chromosomique grave. Je ne dis pas que rien de tout cela soit pire dans l’absolu, juste que ça nous avait semblé pire à ce moment-là, où on essayait de faire face à notre propre souffrance.

Il y a eu la tristesse tous les jours, puis presque tous les jours. Puis, de plus en plus souvent, la tristesse de ne pas être aussi triste. Le besoin, et la peur d’oublier, les deux mêlés et également nécessaires. Le besoin d’aller de l’avant, de ne pas pleurer tout le temps pour prendre soin d’Axel ; lui expliquer à 20 mois, qu’on était tristes, que ça n’était pas de sa faute, et qu’on l’aimait de tout notre cœur. Et puis, il y a la vie qui continue. Nous ne voulions pas qu’Axel reste enfant unique, nous voulions un peu de compagnie pour lui. Et comme en janvier 2016, en octobre 2016, on a découvert qu’on attendait ce petit frère, ou cette petite sœur. Les premiers mois ont été difficiles : peu probable d’avoir une seconde grossesse gémellaire, mais pas impossible ; peu probable que ça se passe à nouveau mal, mais pas impossible… Tant que je n’ai pas senti le bébé bouger vraiment, j’ai eu peur, j’ai pleuré. Pleuré pour lui, par peur que ça n’aille pas comme il fallait ; pleuré pour elles, avec l’impression de les trahir un peu. Oui, j’ai beaucoup pleuré dans les mois qui ont suivi. Pleuré aussi quand c’était dur, si dur avec Axel qui refusait de faire ce qu’on devait faire le matin pour aller à l’école. Pleuré de me dire : « peut-être que ma mère avait raison, que ça aurait été trop dur de s’occuper de lui et d’elles ». Mais non, ça n’est pas mieux comme ça, c’est différent, c’est comme ça, on n’a pas le choix. Ce n’est pas mieux sans mes petites filles. C’est autrement. Et toujours cette colère, latente en général, mais présente : non, on ne dit pas à quelqu’un qui perd un/des enfant-s qu’il/elle avait désiré-s que c’est mieux comme ça. De quel droit ?

Après quatre années, nous allons mieux ; nous allons bien.  Nos petits garçons, Axel et Camille, sont en pleine forme. Nous avons toujours beaucoup de chance, la vie est calme et douce. J’ai même l’envie et la force d’écrire ceci que je porte depuis. Mais aujourd’hui, le 10 mai, est leur journée où j’ai le cœur férié, pour Elsa et Alice.

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