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Billet de blog 28 juil. 2019

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Le "populisme" en Grande-Bretagne

Mes quelques réflexions après qu'un étudiant m'a répondu que le Brexit s'expliquait par le "populisme".

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Cela fait quelque temps que je mûris ceci. (Pour autant, ce n'est qu'un billet de blog et non un article universitaire. Tout ceci est né de lectures sérieuses et recoupées, mais pour autant, je ne prétends pas que d'autres interprétations ne sont pas valables). La publication d'un numéro récent de Manières de Voir sur les populismes m'a un peu aidée à y voir plus clair et à un peu mieux appréhender la définition (ou les définitions) du "populisme" et de ses interprétations par les uns et les autres. Le numéro comportait en particulier quelques articles sur les Etats-Unis de Donald Trump où je ne m'aventurerai pas car, si je ne suis pas totalement ignorante des complexités américaines, les intrications sociales et ethniques et leur charge historique me dépassent un peu pour un billet de blog. Sur le versant britannique en revanche, je pense être mieux armée.

Juin est la saison des oraux de recrutements des candidats à l'entrée en Master, et, pour celui où j'interviens, on attend des étudiants qu'ils aient une certaine connaissance et un intérêt certain pour l'actualité et une compréhension assez fine des civilisations des pays dont ils étudient les langues. Pour des étudiants qui se destinent à travailler dans le domaine assez vaste des échanges commerciaux internationaux, il me paraissait donc pertinent de poser une question au moins sur "le Brexit". Cet étudiant n'avait visiblement aucune idée précise de ce en quoi cela consiste (on peut sans doute ironiser sur le fait qu'il n'est pas le seul), et, quand je lui ai demandé s'il avait un avis sur ce qui avait poussé les Britanniques à votre majoritairement (à 52% des votants) pour la sortie de l'UE, il m'a répondu "populism". Je n'ai pas creusé avec lui, mais cela m'a renvoyée à mes propres réflexions sur ce "populisme" qui a poussé les Britanniques à voter pour la sortie. Qui est populiste? Le peuple lui-même? Les leaders politiques des extrêmes? Jeremy Corbyn, ce représentant du vieux travaillisme socialiste d'avant 1994? Nigel Farage, le leader (alors) de UKIP (UK Independence Party associé au FN puis au RN au Parlement européen dans la précédente mandature)? Le leader du BNP (British National Party, longtemps le parti d'extrême droite britannique)? Ce qui me paraît évident, c'est que ce qui caractérise le "populisme" est son simplisme, qui flatterait les bas instincts du peuple: repli sur soi, peur identitaire, individualisme par exemple.

"Make America great again", le slogan de Trump lors de sa première campagne électorale correspond bien à tout cela. "Take back control" (reprendre le contrôle) était celui des Berxiters en 2017. Simple, et, apparemment, logique: l'Union Européenne impose à ses Etats-membres des normes, des directives, des instances dont certaines s'imposent aux représentations nationales. Or, le Royaume-Uni se définit comme la première démocratie du monde depuis que le Parlement (dont la chambre basse représente le peuple qui l'élit) a pris la main sur l'élément monarchique à la fin du XVIIe siècle. La souveraineté parlementaire est donc essentielle dans la constitution non écrite britannique. Redonner la main au Parlement (aux Communes, élues, dont procède le gouvernement qui a un mandat démocratique pour appliquer son programme du fait de sa majorité parlementaire) est un argument de poids, qui peut s'entendre, même hors discours "populiste". De quoi fallait-il reprendre le contrôle?

Des finances en premier lieu: Boris Johnson, qui a accédé cette semaine au poste de Premier ministre après une élection interne au parti Conservateur suite à la démission de Theresa May, avait fait campagne sur ce thème financier en le liant au service de santé britannique, le NHS, longtemps décrit comme la religion des Britanniques. Le bus rouge londonien de Johnson affichant qu'il réaffecterait les 350 millions de livres que la GB envoyait chaque semaine au NHS est de notoriété publique. Je ne reviendrai pas en détail sur le fait que le montant était inexact et largement surévalué, et sur le fait que le lendemain du vote (le lendemain, littéralement), Nigel Farage déclarait à la télévision nationale que cette campagne était une "erreur" et que cet argent n'irait pas finalement pas à la Sécu, dont les comptes se dégradent depuis des dizaines d'années, peut-être encore plus depuis le gouvernement de coalition entre les Conservateurs et les Libéraux-Démocrates de 2010-2015 (quoique les services publics en général étaient à peine mieux traités sous les mandats précédents).

Des frontières en second lieu: Les Britanniques sont loin d'être les seuls en Europe à redouter l'arrivée de migrants, qu'ils viennent du continent africain ou d'Europe de l'est. Et cette crainte a été alimentée par l'extension de l'UE aux pays pauvres dans les années 2000 et 2010, et, plus récemment, par l'instabilité croissante causée par la guerre en Syrie, la déstabilisation de la Libye, les conflits dans la péninsule arabique et entre les Soudan, pour ne mentionner que quelques exemples que nous ne connaissons hélas que trop bien. Sortir de l'UE, c'était donc en théorie, reprendre le contrôle des frontières afin de réguler l'accès du pays. Mais là encore, c'était oublier que la Grande-Bretagne jouissait déjà du contrôle de ses frontières puisqu'elle ne participe pas à tous les dispositifs de l'espace Schengen, en particulier en matière de libre circulation des personnes. Pour autant les politiques publiques mises en oeuvre et un certain nombre de médias libéraux (au sens européen) ont largement insisté sur la menace supposée que représentaient les migrants (photos de longues files d'attente, doutes sur l'âge des mineurs réfugiés en unes...). Il faut aussi rappeler que, si l'on peut déplorer que "le peuple", ou "les catégories populaires" aient tendance au repli identitaire, le gouvernement dont Theresa May était Ministre de l'Intérieur, pas plus que ceux qu'elle a dirigés en tant que Première ministre, n'ont cherché à apaiser cette crainte. Tout au contraire, du scandale Windrush jusqu'à la mise en oeuvre d'une politique délibérément hostile aux immigrés, les Britanniques ont été encouragés à redouter l'étranger. "Hostile environment" était la doctrine qui consistait à accroître massivement les contrôles sur les populations potentiellement venues d'ailleurs: les bailleurs, les employeurs et jusqu'aux universités étaient tenus de vérifier la légalité du statut de résidence de leurs publics, et ce, dans le but avoué de rendre aussi difficile que possible l'immigration illégale, quitte à renvoyer des personnes avant d'entendre leurs cas en justice, y compris parfois pour des personnes menacées de mort dans leur pays d'origine et qui seraient fondés à bénéficier du statut de demandeur d'asile. Il me semble que quand la méfiance ou l'hostilité viennent du gouvernement et qu'elles sont la politique officielle, elle ne peuvent que percoler dans le grand public et il est alors malvenu de mettre le vote concernant le Brexit "sur le dos" du peuple prétendument xénophobe.

En parlant du droit d'asile, on peut brièvement ajouter que "reprendre le contrôle" avait également à voir avec le fait d'échapper à la Cour Européenne des Droits de l'Homme. Dans le même esprit, nombreux sont ceux (en particulier à gauche) qui redoutent que le Brexit ne fournisse l'opportunité au gouvernement Conservateur (à présent de Boris Johnson et de nombreuses personnalités plus réactionnaires les unes que les autres) de revenir sur les quelques engagements sociaux et environnementaux mis en oeuvre dans le pays dans le cadre de directives européennes.

De la situation sociale enfin: On sait bien que les années 1970 ont vu la montée en Grande-Bretagne comme ailleurs dans le monde occidental, du néolibéralisme, incarné en majesté par Margaret Thatcher et John Major, les Conservateurs qui ont mené les gouvernements successifs de 1979 à 1997, et qui n'a guère été remis en question par Tony Blair et Gordon Brown et leurs gouvernements néo-travaillistes. Le gouvernement de coalition entre les Conservateurs et les Libéraux-Démocrates, au pouvoir de 2010 à 2015, ont cherché à affronter les suites de la crise de 2008 par une politique austéritaire exacerbée, couplée à des baisses d'impôts telles qu'on les voit dans toutes les politiques néo-libérales. On connaît grâce à Ken Loach par exemple (Moi, Daniel Blake), les conséquences tragiques des réformes de l'assurance chômage (refondue au sein d'un système d'allocation unique fort similaire à la promesse actuelle en France de créer un revenu universel d'activité). Le service national de santé (National Health Service) est une autre victime de ces politiques, avec un allongement notable des durées d'attentes, un engorgement catastrophique des urgences en particulier et du système hospitalier public en général et un ministre qui en vient à recommander à la population de chercher d'abord à se diagnostiquer sur internet plutôt que de consulter un médecin. L'Etat-providence britannique, imaginé comme le nôtre pendant la Seconde Guerre mondiale, et mis en oeuvre dans les années qui ont suivi, était au moins aussi généreux que le français, quoique basé sur des principes parfois différent (le NHS est financé par l'impôt et non sur les contributions sociales car son "père", Aneurin Bevan, ne pouvait accepter l'idée qu'il faudrait avoir atteint un certain niveau de cotisation avant de bénéficier du système de santé. Le financement par l'impôt de tous était une pierre angulaire de son projet). La promesse de Johnson de transférer au NHS les fonds destinés à l'Europe a frappé une corde sensible dans la population, en particulier dans les zones sinistrées par des décennies de désindustrialisation et de pauvreté.

Les spécialistes de la Grande-Bretagne contemporaine ont en effet mis en évidence que la géographie du vote lors du référendum et la géographie sociale sont étroitement liées. Sans vouloir faire de l'angélisme, et sans chercher à nier le fait que, sans doute, une part de la population britannique est effectivement xénophobe, il me semble toutefois que le vote favorable à un slogan tel que "take back control" s'explique par autre chose que la simple xénophobie. Après des années d'austérité et alors que les inégalités et la pauvreté atteignent des sommets, au point qu'on dénombre plus de 4 millions d'enfants pauvres et qu'un rapport de l'ONU datant de novembre 2017 questionnait la pertinence des politiques publiques tant elles plongeaient des millions de personnes dans la grande pauvreté. Le nombre de recours aux banques alimentaires a augmenté de 41.000 en 2010 à 2.1 millions en 2017 (même si le nombre de recours n'est pas exactement la même chose que le nombre d'usagers, c'est tout de même une tendance effarante. Toujours est-il, donc, que les politiques austéritaires ont mené le service de santé au bord de la rupture et la population dans une situation d'insécurité sociale (y compris ALIMENTAIRE) douloureuse. Dans ces conditions, il me paraît assez aisé de faire preuve d'empathie pour les populations les plus fragilisées qui ont le plus massivement voté pour la sortie de l'UE: reprendre le contrôle des frontières alors que les réformes successives réduisaient drastiquement leur accès aux prestations sociales peut se comprendre. L'ironie terrible de l'issue du référendum est que ce sont ces mêmes populations (du Nord et des Midlands en Angleterre) qui seront encore plus fragilisées si la désindustrialisation se poursuit à cause du Brexit.

Il est bien évident que "reprendre le contrôle" était un slogan bien trop simple pour un processus aussi complexe que la sortie d'une union dont la Grande-Bretagne avait fait partie depuis 1973. Ceux qui ont voté pour le Brexit étaient-ils convaincus que l'UE les avait privés de leur contrôle démocratique? Etaient-ils tous convaincus qu'il suffirait de sortir de l'UE pour améliorer leur sort individuel et collectif? Croyaient-ils qu'il était simple de sortir? Certains sans doute, certains sans doute pas. Toujours est-il que, à mon avis, les politiques austéritaires et la doctrine de "l'environnement hostile" à l'encontre des immigrés ont doublement exacerbé les craintes des Britanniques quant à leur système de santé universel, leurs dispositifs d'aide sociale, et leurs craintes de voir le gâteau se réduire trop pour eux-mêmes si l'on permettait à d'autres de passer à table à leurs côtés. Pourtant, les économistes ne manquent pas qui montrent que cette pensée malthusienne fort simpliste (voir "le banquet de la nature dans la préface de l'édition de 1804 de l'Essai sur le principe de population) est totalement démentie par les faits et que la métaphore du gâteau est erronée.

Comment les Britanniques voteraient-ils aujourd'hui si on leur proposait de se prononcer à nouveau sur la question du Brexit? Certes, le parti qui a viré nettement en tête lors des dernières élections au parlement européen est le Parti du Brexit mené par Nigel Farage qui a quitté le UKIP au lendemain du référendum de 2016 (30,6% des suffrages exprimés). Mais cela signifie également que 69,4% des électeurs ont mis dans l'urne un bulletin pour un parti qui soutient l'appartenance à l'UE, au moins en partie (les Travaillistes et les Conservateurs sont tous deux divisés sur la question, tandis que les Libéraux-Démocrates, en très nette hausse, les Verts, et le Parti National Ecossais, qui tous ont obtenu des sièges à Bruxelles, sont foncièrement pro-européens).

Boris Johnson, le nouveau Premier ministre Conservateur, a promis qu'il parviendrait à mettre en oeuvre le Brexit d'ici la fin octobre, avec ou sans accord. Il fait également ces jours-ci, au lendemain de son élection par les adhérents Conservateurs comme leader du parti, des promesses de dépenses publiques dont on ignore à l'heure actuelle comment elles seront financées. Alors, je ne sais pas si les Britanniques ont voté pour le Brexit parce qu'ils ont été manipulés par des populistes, mais, si l'on admet que c'est bien le cas, ce n'est pas seulement du côté du UKIP qu'il faut regarder, mais bien aussi vers les gouvernements qui ont mis en oeuvre des politiques austéritaires qui ont accru les craintes (et la pauvreté réelle) de leur population; et peut-être encore plus vers ceux qui ont promu l'hostilité comme une politique assumée.  

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